Si le commerce a toujours existé, il n'en va pas de même du capitalisme, qui a émergé sur une période relativement concentrée dans le temps, avant de s'imposer face aux autres grandes civilisations.

Dans un court ouvrage très réussi intitulé Quand commence le capitalisme ? l'historien Jérôme Baschet a entrepris de répondre à trois questions, fortement liées entre elles, à propos du capitalisme : une question de chronologie, une question portant sur les facteurs ayant favorisé son émergence et une question de définition. Toutes les trois ont reçu jusqu'ici, de la part des historiens, des réponses très divergentes, dont il retrace la teneur, avant de proposer les siennes ou tout au moins de clarifier utilement les termes du débat.

Produit d'une transition socio-historique qui lui a permis de dominer le monde, le capitalisme n'est plus en si bonne forme. On peut ainsi se demander s'il ne pourrait pas à son tour disparaître, même si cela pourrait prendre un peu de temps. Cette perspective et les scénarios envisageables d'une sortie du capitalisme étaient déjà évoqués dans les livres précédents de l'auteur. Elle l'incite, dans celui-ci, à se questionner à nouveaux frais sur sa genèse.

 

Nonfiction : Le capitalisme est apparu assez tardivement, expliquez-vous. De fait, il existe de fortes divergences entre historiens sur ce sujet…

Jérôme Baschet : Les divergences quant à la chronologie de la formation du capitalisme sont d’une ampleur surprenante. La conception la plus répandue en situe l’émergence au début de la période dite moderne (XVIe-XVIIIe siècles), en lien avec la Renaissance, l’expansion européenne et la colonisation de l’Amérique. Elle a été défendue notamment par Immanuel Wallerstein, dans sa théorisation du système-monde moderne. D’autres historiens voient le capitalisme s’affirmer dès le XIIe siècle, avec l’essor du grand commerce médiéval, sous l’impulsion notamment des marchands italiens, voire dès le IXe siècle, lorsque le commerce se développe fortement dans le monde musulman. Jairus Banaji parle alors de capitalisme « commercial ». Certains vont jusqu’à affirmer qu’il existe un système-monde capitaliste depuis cinq millénaires, du fait de l’ampleur des activités commerciales dans les grandes civilisations antiques du Proche-Orient. Inversement, d’autres historiens font valoir la longue persistance des structures féodales et adoptent une chronologie tardive pour l’apparition du capitalisme. C’est le cas avec la thèse du long Moyen Âge, se prolongeant jusqu’au XVIIIe siècle, que Jacques Le Goff a défendue avec ardeur jusqu’à la fin de sa vie et que je reprends à mon compte.

Bien sûr, on dira qu’un phénomène historique aussi complexe que le capitalisme ne naît pas en un jour, de sorte qu’un certain écart dans les chronologies pourrait traduire la durée étirée de sa mise en place. Mais ici, l’amplitude des désaccords – six siècles, voire cinq millénaires – dépasse cette question et masque une certaine confusion quant à la nature même du capitalisme. Le point le plus évident tient à l’identification entre commerce et capitalisme. Il est manifeste que les auteurs qui adoptent une chronologie haute le font sur cette base : ils observent un important essor des échanges commerciaux, comme aussi du prêt à intérêt, et ils en concluent qu’une forme de capitalisme commence à exister. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’on puisse remonter sans cesse plus haut dans le temps, car des pratiques commerciales importantes ont existé dans de nombreuses sociétés depuis l’Antiquité. De fil en aiguille, on finit par rejoindre les thèses du libéralisme, depuis Adam Smith, selon lesquelles la propension à l’échange ferait partie de la nature humaine. Elle existerait depuis la nuit des temps et n’aurait fait que se développer peu à peu en éliminant les obstacles que les sociétés traditionnelles opposaient à son plein épanouissement. Dans une telle logique, résolument continuiste, il n’y a pas véritablement d’enjeu à fixer un moment historique de formation du capitalisme. En effet, cette conception opère une naturalisation du capitalisme, ayant en quelque sorte toujours été déjà là et n’ayant fait qu’affirmer plus visiblement et massivement sa présence.

À l’opposée de cette vision, mon approche est résolument discontinuiste. Elle consiste à montrer que le capitalisme, qui est bien davantage que l’essor du commerce ou des activités monétaires, introduit une rupture majeure dans l’histoire humaine. Le moment crucial de sa formation implique un basculement brutal, qui peut être situé dans la période 1760-1830, notamment avec l’essor de l’industrialisation, l’émergence de l’économie comme sphère répondant à sa propre logique et le changement de rapport de force entre l’Europe et les grandes civilisations asiatiques.

Si d’aucuns datent son commencement de la première phase d’expansion coloniale de l'Europe, pour vous il ne démarre véritablement qu’à partir de la deuxième phase de celle-ci, qui correspond à la conquête et la colonisation de l’Inde par la Grande-Bretagne. Pourriez-vous expliquer ce point ?

En effet, dans la vision que je défends, l’essor du capitalisme est découplé de la première phase de l’expansion coloniale européenne. Loin de moi l’intention de minorer l’importance de la colonisation américaine par les Espagnols et les Portugais (habitant au Mexique depuis 25 ans, je m’y intéresse de près). L’emprise exercée à distance sur un continent presque entier pendant trois siècles est un phénomène inédit mais, selon mon analyse, il ne répond pas initialement à des logiques capitalistes et ses effets sur la trajectoire européenne se font sentir en grande partie avec un certain retard. En tout état de cause, la colonisation de l’Amérique n’a pas suffi à créer un monde euro-centré, c’est-à-dire entièrement dominé par les puissances européennes. Sur ce point, la démonstration de Kenneth Pomeranz constitue un apport décisif : vers 1750 encore, la Chine et l’Europe connaissent des formes d’essor largement comparables. Il n’y a pas encore d’avantage décisif au bénéfice de la seconde et la Chine, comme l’Inde, reste hors de portée de la volonté de domination européenne. Le basculement n’intervient que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il s’amorce en 1757, avec la conquête du Bengale par la Grande-Bretagne, d’où découlera bientôt la colonisation de l’ensemble du sous-continent indien et la subordination de l’Empire chinois, la mainmise sur les matières premières de l’Inde et la désindustrialisation de ce pays, condition de l’essor de l’industrie textile britannique. C’est seulement alors que se mettent en place deux phénomènes aussi inédits qu’étroitement corrélés : la formation du capitalisme et la constitution d’un monde entièrement euro-centré.

De toute évidence, le capitalisme est né en Europe et il a partie lié avec la domination exercée depuis deux siècles et demi par l’Occident sur l’ensemble du globe (une domination qui est aujourd’hui en passe de se défaire). Mais doit-on considérer que ces affirmations contreviennent au désir légitime de débarrasser l’histoire de ses biais euro-centriques ? Il va de soi qu’il faut « provincialiser l’Europe », selon l’expression de Dipesh Chakrabarty : il s’agit de renoncer à considérer que les puissances occidentales se situeraient à l’avant-garde de l’avancée du progrès, tandis que les autres régions du monde, adoptant la modernité avec retard et de façon toujours défaillante, seraient vouées à ne constituer que des passés subalternes. Mais la critique des biais eurocentriques s’égare lorsqu’elle se refuse à reconnaître que le capitalisme est né en Europe ou récuse toute singularité dans la trajectoire européenne, comme le fait Jack Goody. Cela revient à nier l’un des phénomènes les plus massifs de l’histoire mondiale depuis deux siècles et demi. Au contraire, il me semble que comprendre les ressorts de la constitution d’un monde euro-centré est indispensable pour construire une histoire non euro-centrique.

Son avènement, qui intervient sur une période assez concentrée, n’en a pas moins été favorisé par un ensemble de facteurs que l’on peut rattacher, expliquez-vous, au système féodo-ecclésial qui s’était développé en Europe, et que le capitalisme allait supplanter. Pourriez-vous en dire un mot ?

En effet, je mets l’accent sur le basculement brutal des années 1760-1830. Mais, pour autant, l’analyse complète de la formation historique du capitalisme ne peut se limiter à cette chronologie très concentrée. Il faut aussi se mettre en quête des facteurs qui préparent ce basculement, des phénomènes qui en constituent les conditions de possibilité. En réalité, mon analyse de la formation historique du capitalisme combine trois temporalités distinctes. Il y a le moment concentré du basculement, mais celui-ci est précédé par une phase qui s’étend des années 1620 jusque vers 1760 et que l’on peut considérer comme la phase agonisante du système féodal. Elle commence par ce qui est habituellement qualifié de « crise du XVIIe siècle », avec les effets du petit âge glaciaire, des famines et des guerres particulièrement meurtrières. Elle se caractérise aussi par la décomposition d’aspects essentiels de l’ordre féodal, notamment la domestication définitive de l’aristocratie. Des formes de production marquées par l’impact des pratiques du capital se développent à la fois dans l’agriculture anglaise, dans les plantations américaines et asiatiques, ou encore dans les premières manufactures. La naissance des sciences modernes s’accompagne du grand partage entre l’homme et la nature, tandis qu’émerge aussi l’individualisme moderne. Ce sont là des pièces qui vont jouer un rôle majeur dans la grande reconfiguration de la fin du XVIIIe siècle, mais à elles seules, elles ne suffisent pas à produire le basculement capitaliste.

Enfin, une temporalité plus longue encore remonte aux XIe-XIIe siècles. En effet, l’Occident médiéval est doté d’une dynamique puissante qui joue un rôle significatif dans la singularisation de la trajectoire européenne. Ainsi, je cherche à comprendre les particularités des représentations du monde et de la personne humaine qui pourraient avoir favorisé le double basculement vers l’individualisme moderne et le grand partage entre l’homme et la nature (le « naturalisme », au sens de Philippe Descola). Je note aussi que le renforcement de l’institution ecclésiale, sursacralisée et centralisée sous l’autorité du pape à partir de la réforme grégorienne des XIe et XIIe siècles, a contribué, en Occident, à la marginalisation de la forme politique impériale (à la différence de Byzance ou de la Chine). Cela a favorisé la mise en place, un peu plus tard, d’un système d’États rivaux, dont les guerres permanentes et les besoins fiscaux ont contribué à une monétarisation des pratiques et à un essor de la production pour l’échange, sans compter le rôle que ces États, convertis au mercantilisme, ont joué dans l’essor colonial, commercial et productif.

Enfin et peut-être surtout, je considère que le ressort principal de la conquête et de la colonisation du continent américain n’est pas l’expansion commerciale, mais l’universalisme chrétien. Remontant à saint Paul, celui-ci s’est affirmé à mesure que se renforçait la puissance de l’institution ecclésiale. Pour les papes des siècles centraux du Moyen Âge, la chrétienté a vocation à s’étendre à la terre entière. De fait, le premier voyage de Christophe Colomb était une ambassade auprès de l’empereur de Chine, dans l’espoir de reprendre les activités missionnaires amorcées au XIIIe siècle. Quant à l’ordre colonial qui s’en est suivi, il n’aurait pas pu se structurer et perdurer durant trois siècles sans la contribution décisive de l’Église pour assurer l’encadrement et le contrôle des populations indigènes. Même si la colonisation américaine n’a pas donné lieu immédiatement à un système-monde capitaliste, c’est à la dynamique du système que j’appelle féodo-ecclésial qu’il faut attribuer le premier essor colonial de l’Europe. Et à l’évidence, celui-ci a contribué à singulariser la trajectoire européenne et a favorisé le basculement ultérieur vers le capitalisme.

Les activités du capital ont largement préexisté au capitalisme, montrez-vous, si l’on identifie celui-ci comme système productif et type de société. Il n’empêche que son avènement a constitué un basculement de grande ampleur, au terme duquel les impératifs du capital se sont imposés comme logique sociale dominante...

Il faut distinguer commerce et capitalisme, mais il faut aussi comprendre la nature et la spécificité des pratiques commerciales et monétaires dans les sociétés non capitalistes. À cet égard, on peut relever que les toutes premières formes d’échange n’ont pas un caractère marchand mais relèvent plutôt de rituels visant à établir des rapports de réciprocité ou de subordination. Par ailleurs, les premières monnaies servent moins à l’échange qu’au paiement d’obligations sociales, matrimoniales ou judiciaires. Il n’en reste pas moins qu’apparaissent assez tôt des pratiques marchandes visant un bénéfice monétaire. C’est le cas, par exemple, avec les marchands italiens du Moyen Âge. On peut alors parler de capital, au sens élémentaire du terme, c’est-à-dire comme somme d’argent investie en vue d’obtenir une quantité d’argent augmentée. Et je propose d’appeler « activités du capital » les pratiques commerciales ou de prêt à intérêt ayant un tel objectif, au sein des sociétés pré-capitalistes. Même si cela peut paraître paradoxal, j’insiste sur le caractère non capitaliste de ces activités du capital. En effet, elles restent soumises à des logiques sociales dominantes, qui leur sont largement contraires ou qui, du moins, les encadrent fortement et en brident la pleine affirmation. C’est pourquoi, dans la plupart des sociétés non capitalistes, les marchands ne recherchent pas la maximisation des bénéfices et maintiennent un taux bas de réinvestissement, car l’activité marchande reste encastrée dans des pratiques sociales plus larges, visant l’établissement de relations d’alliance, le maintien d’un statut social ou la réalisation d’un projet politique. Par ailleurs, même si le commerce et le prêt à intérêt connaissent une certaine revalorisation au Moyen Âge, y compris dans la théologie, ils oscillent toujours entre réhabilitation et suspicion. Les marchands demeurent dans une position socialement subordonnée et, au XVIIIe siècle encore, toute réussite dans le négoce aspire à se transformer en patrimoine foncier et à permettre l’accession à la noblesse.

Le basculement dans le capitalisme, au sens complet du terme, suppose deux phénomènes majeurs : que le capital s’empare massivement de la sphère de la production, alors qu’auparavant il se limitait essentiellement à la sphère des échanges et de l’emprunt (c’est seulement alors qu’il peut déterminer les conditions de vie de la plus grande partie de la population) ; que les exigences de l’accumulation du capital jouent un rôle dominant dans l’organisation d’ensemble de la société (au lieu de s’y développer en position subordonnée). Dès lors, le capital prend un sens nouveau : il devient un rapport social fondamental, fondé sur le fait que les producteurs sont séparés des moyens de production et dépossédés de la capacité d’assurer par eux-mêmes leur subsistance ; leur survie dépend désormais de la vente de leur force de travail, devenue marchandise, et de l’obtention d’un salaire permettant d’acquérir les biens nécessaires sur le marché.

Mais il faut bien comprendre que le capitalisme n’est pas seulement un système économique. C’est, plus largement, un type de société, et même de civilisation. Je le qualifie de « monde de l’Économie » parce qu’on voit, à partir de la fin du XVIIIe siècle, l’économie se constituer comme sphère séparée et dominante, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant. La « science économique » se forme alors, chez les physiocrates (l’expression apparaît chez François Quesnay en 1767) puis avec Adam Smith. Mais c’est surtout que la sphère économique impose désormais ses normes et ses logiques à l’ensemble de la société (même si c’est l’État qui a la charge de créer les conditions de leur mise en place et de leur déploiement croissant). La logique économique, fondée sur la recherche de l’intérêt matériel individuel, sur la légitimité de l’accumulation du capital, sur la maximisation des profits et la nécessité constante de gains de productivité dans un contexte concurrentiel, entretient une dynamique productiviste dont les conséquences écologiques et climatiques sont si radicales qu’elles entraînent le basculement dans une nouvelle période géologique.

Comme on le voit, il y a peu en commun entre les activités du capital au sein des sociétés non capitalistes et le capitalisme comme système. La formation de celui-ci, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, constitue un phénomène inédit et une rupture majeure avec toute l’histoire humaine antérieure. C’est là qu’il faut situer la source fondamentale des catastrophes planétaires auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés.

Depuis, le capitalisme a connu d’importants développements, et on pourrait ainsi se demander si pour saisir pleinement celui-ci, y compris dans la transition qui pourrait conduire à en sortir, il ne faudrait pas aussi analyser ses développements ultérieurs...

Ce livre aborde la question de la transition du système féodo-ecclésial au capitalisme. C’est un problème éminemment complexe, car il suppose d’articuler le capitalisme au système qui l’a précédé. Mais il est clair que pour comprendre la nature même du capitalisme, ses logiques de fonctionnement et ses dynamiques de transformation, il vaut mieux se tourner vers ses phases de pleine maturité et ses mutations jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, il est important de rappeler que parler de capitalisme ne suppose nullement qu’il s’agisse d’une réalité homogène et immuable. Au contraire, il a pris des formes historiquement très diversifiées.

S’interroger sur la formation du capitalisme a cependant un double intérêt. D’abord, cela permet d’affiner la compréhension de ce qu’est le capitalisme, en le confrontant à ce qui n’est pas encore le capitalisme – y compris là où il y a un risque de confusion, comme dans le cas des activités non capitalistes du capital. Surtout, cela permet de réfléchir à ce que sont les transitions historiques d’un système à un autre. Cette question n’est pas sans importance au moment où la sortie du capitalisme pourrait bien s’avérer l’option la plus raisonnable pour surmonter une crise écologique et climatique qui est en passe de remettre en cause l’habitabilité de la Terre. Cependant, la transition passée, qui a vu naître le capitalisme, ne saurait en aucun cas être le modèle d’une possible transition à venir, qui permettrait d’en sortir. On doit plutôt penser que chaque transition est spécifique, dans ses mécanismes et dans ses rythmes. Cependant, analyser la transition passée pourrait contribuer à la constitution d’un savoir des transitions – un chantier magnifique dont on peut espérer quelques enseignements pour mieux penser une transition post-capitaliste à la fois désirable et possible.

 

À lire également sur Nonfiction :

Un entretien avec Jérôme Baschet à propos de son précédent livre, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables (La Découverte, 2021).