L'idée d'un effondrement inéluctable de nos civilisations rencontre un succès certain dans la littérature, le cinéma et les séries. Jérôme Baschet replace cette fascination dans un temps long.

La collapsologie a remis les théories d’effondrement sur le devant de la scène. Si l’urgence climatique suscite un intérêt renouvelé pour ce thème, il convient de les replacer dans leur contexte historique et géopolitique. Le terme de collapsologie apparaît avec le livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer ? et a connu un certain succès en raison de la pression mise par les sociétés sur l’environnement.

L’historien Jérôme Baschet profite de la sortie de son livre Basculements. Mondes émergents, possibles désirables pour revenir avec nous sur ce terme et éclairer le Thème 5 de Terminale consacré à l'environnement. 

 

Nonfiction.fr : Le succès rencontré par les théories de l’effondrement est aujourd’hui lié à notre système de développement. Pour autant, l’Apocalypse et la peur de l’an mil montrent que cette crainte n’est pas nouvelle. À quoi ressemblaient ces théories pour les sociétés médiévales ?

Jérôme Baschet : Il est pertinent, en effet, de cerner l'arrière-fond « apocalyptique » de l'imaginaire contemporain de l'effondrement et de la fin du monde. Mais il faut aussi souligner les différences entre les conceptions actuelles et celles d'un lointain passé. Votre question appelle d'ailleurs une précision terminologique pour bien distinguer eschatologie et apocalypse. Au Moyen Âge, l'eschatologie désigne tout ce qui se réfère à la fin du monde créé (eschata : les fins dernières) ; quant à l'Apocalypse, le livre du Nouveau Testament attribué à saint Jean, c'est un texte visionnaire complexe que les exégètes chrétiens n'associent qu'en partie à la fin des temps. On y trouve, selon eux, une vision synthétique de l'histoire, associant passé, présent et futur. Il n'en reste pas moins qu'elle décrit de nombreux fléaux qui s'abattent sur l'humanité, dont certains sont le prélude à la fin du monde – par exemple, les sept coupes qui répandent sur la Terre des mers de sang, des canicules torrides et des sécheresses, des tremblements de terre et des tempêtes gigantesques.

La doctrine chrétienne qui a dominé tout au long du Moyen Âge accordait une grande place à l'eschatologie et anticipait la séquence suivante : catastrophes s'abattant sur l'humanité ; présence destructrice d'incarnations du Mal comme l'Antéchrist ou Gog et Magog, peuples guerriers venus d'Orient ; résurrection générale des morts ; Jugement dernier par le Christ revenu sur Terre, puis sentences définitives répartissant tous les humains dans les châtiments éternels de l'enfer ou dans la béatitude paradisiaque de la réunion à Dieu (appelée aussi vision béatifique). Cette perspective de la fin des temps a été une constante du monde chrétien médiéval et le sentiment de son imminence s'est souvent avivé, soit dans des périodes de crises soit en fonction de dates ou de signes auxquels certains auteurs attribuaient une importance particulière. Mais ces « peurs » n'ont pas été plus fortes en l'an mil ou en 1033 qu'en bien d'autres moments, par exemple autour de 1260, date importante dans les théories de l'abbé cistercien Joachim de Flore et qui a été marquée par un nouvel essor des courants que l'on dit millénaristes, parce qu'ils croient, à contre-courant de la doctrine de l'Église fondée sur l'œuvre de saint Augustin, en la réalisation sur terre et à venir d'un royaume de justice avec le Christ pendant mille ans (le millenium).

Il y a donc, dans les profondeurs de l'imaginaire occidental, un lien étroit entre catastrophes et fin du monde. Mais dans la théologie chrétienne médiévale, la fin du monde n'est ni une complète catastrophe ni une véritable fin. Elle est la réalisation du plan divin et elle ouvre à l'éternité du monde le plus vrai, celui de l'au-delà, lieu de pleine révélation de la justice de Dieu et du partage absolu du Bien et du Mal. Pour nous aujourd'hui – en dépit des fantasmes délirants de quelques milliardaires rêvant d'exfiltration vers Mars – il n'existe pas d'« autre monde » et la destruction de la vie sur Terre, produit de l'action des humains eux-mêmes, est une catastrophe sans au-delà...

 

Ces théories s’appuient sur des exemples de société ayant en effet disparu comme les vikings au Groenland qui apparaît comme un exemple de plus en plus utilisé. La guerre, les difficultés économiques, une mauvaise adaptation à l’environnement, quelles sont les principales dynamiques ayant entraîné la fin de certaines sociétés ?

A mon sens, il est vain de chercher à déterminer des causalités générales de la fin des sociétés. Il a existé au cours de l'histoire des systèmes sociaux radicalement différents les uns des autres : ils se sont heurtés à des difficultés spécifiques et leurs dynamiques de transformation et parfois de déclin sont liées, à chaque fois, à des faisceaux singuliers de causalités. Pourtant, le livre de Jared Diamond, Effondrement, paru en 2005, doit son succès au fait d'avoir proposé un modèle général des causes de l'effondrement des sociétés dans le passé, permettant de comprendre, selon lui, ce qui menace celles d'aujourd'hui. Et, en effet, il a fait des Vikings du Groenland l'un de ses exemples privilégiés, aux côtés de l'île de Pâques, des Mayas et de quelques autres civilisations.

Son modèle est fondé sur une grille de cinq facteurs potentiellement à l'œuvre dans l'effondrement des sociétés (ils peuvent intervenir dans des proportions différentes et parfois, n'être pas tous présents) : les dommages causés à l'environnement par une surexploitation des ressources naturelles ; un changement dans le climat ; la présence de voisins hostiles ; la disparition de partenaires commerciaux et, enfin, les réponses apportées par la société à ses problèmes environnementaux. Ce modèle a certes le mérite de mettre l'accent sur les questions environnementales, si cruciales aujourd'hui, mais il ne saurait satisfaire l'historien. En effet, il laisse de côté tout ce qui fait la dynamique même des systèmes sociaux : l'organisation de la production et celle des institutions, les différents groupes sociaux et les tensions entre eux, la culture et les représentations collectives, etc. Jared Diamond est un biologiste qui s'est intéressé à la bio-géographie et a voulu ensuite élaborer des considérations sur les sociétés humaines, mais son livre montre combien il peine à analyser les phénomènes sociaux. Ainsi, il évoque sans cesse « la société », comme s'il s'agissait d'une entité homogène agissant de façon intentionnelle (son livre a pour sous-titre « Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie »). Il n'accorde qu'une importance marginale au fait que les sociétés sont traversées par des phénomènes d'inégalités et de domination, comme par des affrontements entre des groupes et des intérêts divergents. La clé pour lui tient à « la prise de conscience » de la société, et surtout à celle de ses dirigeants qui, pour peu qu'ils soient éclairés par les bonnes connaissances, peuvent prendre les bonnes décisions pour surmonter les problèmes et enrayer la tendance au déclin.

Au fond, son approche est tout sauf historique. Elle repose sur le postulat que les problèmes d'hier et ceux d'aujourd'hui sont, à quelques variations près, de même nature – ce qui, au passage, tend à banaliser la crise écologique actuelle et conduit à en manquer l'intensité spécifique. C'est pourquoi Jared Diamond pense que l'on peut « tirer les leçons pratiques des effondrements antérieurs », en identifiant les erreurs des élites qui n'ont pas su prendre conscience des dommages provoqués par l'exploitation excessive des ressources naturelles ; de même, repérer les « solutions qui se révèlent efficaces dans le passé » devrait aider à prendre aujourd'hui les bonnes mesures face aux défis écologiques actuels. Mais l'idée que l'histoire pourrait nous enseigner comment agir dans le présent – ce que Cicéron appelait l'historia magistra vitae (l'histoire, maîtresse de vie) – relève d'une conception qui n'a plus cours depuis longtemps. Précisément, depuis que les Lumières ont instauré un nouveau « régime d'historicité », proprement moderne, fondé sur la conscience que la réalité historique se transforme sans cesse et que le présent est irrémédiablement différent du passé. C'est pourquoi Hegel a pu dire que la seule chose que l'histoire nous enseigne est que les peuples n'ont jamais rien appris de l'histoire, ce qui conforte le constat qu'on ne saurait y puiser des exemples pour l'action présente. Insistons-y : les sociétés du passé et celles du présent ne sont pas de même nature, même si on peut repérer ici ou là telle ou telle similitude spécifique. Penser qu'elles partagent les mêmes problèmes, comme le fait Jared Diamond, est la meilleure manière de manquer la singularité de notre époque et de n'y rien comprendre !

 

Ce livre de Jared Diamond Effondrement et la popularité du thème à Hollywood montrent aussi une fascination du grand public pour la « fin du monde ». Comment expliquez-vous cet intérêt renouvelé.

Les deux domaines que vous évoquez sont en fait assez différents et il faut ajouter à ce que je disais précédemment que le livre de Jared Diamond est, en réalité, assez peu apocalyptique. Sous le terme d'effondrement, il décrit en fait le déclin de certaines sociétés sur une durée qui peut être assez longue, plutôt que des phénomènes rapides et cataclysmiques. Il n'en reste pas moins que son livre est le symptôme d'une civilisation occidentale qui perd de sa superbe. Certains l'avaient compris depuis longtemps et on rappelle souvent la célèbre phrase de Paul Valéry, au sortir de la Première guerre mondiale : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Mais en soulignant que les sociétés les plus puissantes du passé ont pu s'effondrer, Diamond fait valoir, de manière assez frappante, que l'apparente puissance du système-monde globalisé d'aujourd'hui n'exclut pas sa disparition demain. Alors que la civilisation occidentale était jadis sûre de sa puissance, portée par le mythe du Progrès et apte à se projeter avec confiance dans l'avenir, le livre de Diamond s'écarte des certitudes de la modernité. Il assume la fragilité des sociétés humaines, la nôtre comprise, soumise « pour la première fois, dit-il, au risque d'un déclin mondial ». 

L'imaginaire plus franchement catastrophiste ou dystopique du cinéma, comme d'ailleurs de la littérature, est de nature assez différente. Mais, dans tous les cas, on peut y lire le symptôme d'un monde en crise. Cette crise est systémique et elle a de multiples facettes : économiques, politiques, sociales, sanitaires, psychiques ; mais, assurément, la crise écologique en est la dimension la plus dramatique et la plus visible. Les conséquences du chaos climatique, l'effondrement de plus en plus accéléré de la biodiversité, les formes multiples de pollution de l'air, de la terre, des rivières et des océans (avec leurs effets pathogènes pour les humains et le non humains), la déforestation et la destruction des milieux naturels (dont l'une des conséquences est le développement de nouvelles maladies comme la Covid-19), tout cela est d'une gravité extrême. Sécheresses et canicules, tempêtes et ouragans de plus en plus violents, méga-incendies provoquant l'holocauste de milliards d'animaux (comme en Australie et en Californie), pandémies planétaires : les cataclysmes réels ressemblent de plus en plus à des films hollywoodiens. Indéniablement, nous sommes sur une trajectoire lourde de catastrophes grandissantes, au premier rang desquelles celles qu'entraînerait le saut dans un régime climatique incontrôlé, marqué par des boucles de rétroaction et des effets en cascade. Pour l'heure, malgré un début de prise de conscience et des mobilisations planétaires importantes, rien n'indique un infléchissement assez substantiel pour permettre d'éviter le pire. Je précise bien : pour l'heure. Mais rien n'est joué encore.

 

Dans votre dernier ouvrage Basculements. Mondes émergents, possibles désirables, vous critiquez l’aspect téléologique et dépolitisé da la notion d’ « effondrement » à laquelle vous préférez celle de « basculement ». Quelles différences faites-vous entre les deux termes ?

Je fais la critique de la notion d'effondrement telle qu'elle a été développée par les « collapsologues », principalement Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Cette notion ne manque pas de force : elle exprime bien l'ampleur des bouleversements auxquels nous sommes confrontés et elle parvient à susciter des réactions émotionnelles puissantes, susceptibles de faire bifurquer des trajectoires de vie, jusqu'au renoncement professionnel et à la désadhésion vis-à-vis des conduites sociales habituelles. Cependant, l'usage que les collapsologues font de cette notion introduit de nombreux biais qui prêtent le flanc à la critique. Malgré certaines précautions vite oubliées et quelques repentirs tardifs, le discours qu'ils ont diffusé dans l'opinion a installé l'idée d'un scénario unique, celui d'un effondrement inéluctable et imminent de notre « civilisation thermo-industrielle ». Pour ce faire, ils mêlent, dans une approche non dépourvue d'un certain scientisme, des phénomènes hétérogènes qui n'ont pas du tout le même degré de factualité et de certitude, comme l'effondrement de la biodiversité, en l'occurrence incontestable, ou l'épuisement des énergies fossiles, cette fois beaucoup moins assuré et datable qu'ils ne le disent (d'autant que la crise du coronavirus semble suggérer que le pic de la demande pourrait avoir été atteint avant le pic de l'offre).

Il découle de tout cela un discours très dépolitisé, pour la bonne raison qu'on ne peut pas lutter contre des processus inéluctables. On peut seulement tenter d'y survivre par un changement individuel et les collapsologues ont de plus en plus insisté sur la dimension psychologique d'un processus assimilable à une conversion spirituelle, dans les faits souvent empreinte de survivalisme et, parfois aussi, de beaucoup de détresse. Dans une vidéo récente (avec Partager, c'est sympa), Pablo Servigne a d'ailleurs admis qu'ils avaient jusqu'ici manqué à « politiser la question », donnant ainsi raison aux critiques avancées sur ce point. Il a aussi reconnu qu'ils avaient sciemment recherché ce qui permettait d'avoir un impact psychologique maximal, mais, ce faisant, avaient « créé un monstre qui nous a largement dépassé ».

Pour toutes ces raisons, je préfère recourir à la notion de basculements (le pluriel est important). Elle permet d'insister sur une pluralité de scénarios possibles et sur l'extrême incertitude qui caractérise la période que nous vivons. Un basculement, c'est un mouvement historique à la fois ample, relativement soudain et en grande partie imprévisible. La notion convoque aussi l'idée d'un point de bascule où, du fait d'un effet de seuil, se produit une brusque accélération, comme c'est à craindre tout particulièrement dans la dynamique non linéaire du dérèglement climatique. A partir d'équilibres instables et de situations chaotiques, des basculements peuvent s'opérer dans plusieurs directions possibles. De fait, aujourd'hui, l'instabilité et l'imprévisibilité l'emportent de plus en plus, comme en témoigne le rythme auquel se produisent des événements qui prennent tout le monde par surprise, comme par exemple l'irruption des Gilets jaunes, le cycle planétaire des soulèvements populaires de l'année 2019 ou encore la crise du coronavirus. Par différence avec des périodes de plus grande stabilité structurelle, la probabilité de basculements multiples augmente, mais aussi, par conséquent, l'ouverture des possibles. Analyser des basculements possibles est une tentative pour faire droit aux mouvements telluriques qui secouent notre époque, sans céder aux mirages d'une trajectoire historique unique et prédéterminée. Rien n'est écrit par avance ; tout dépend des luttes entre les forces en présence et de ce que, individuellement et collectivement, nous ferons (ou pas).

 

Votre livre a été pensé dans le contexte de la crise que vit le monde depuis le début de l’année 2020. Comment en tant qu’historien avez-vous observé cette crise ?

Dans une tribune publiée par Le Monde en mars 2020, j'avais suggéré que les historiens de demain pourraient bien expliquer que le XXIe siècle a véritablement commencé en 2020, avec l'entrée en scène du SARS-CoV-2, de même que l'historiographie préfère volontiers 1914 à 1900 pour marquer le début du XXe siècle. Cependant, même révisé pour échapper à l'arbitraire de tranches chronologiques de cent ans, le découpage en siècles ne saurait constituer un enjeu de réflexion véritablement pertinent. En réalité, il s'agissait de souligner que la crise du coronavirus nous a fait éprouver, pour la première fois de façon aussi globale et aussi tangible, ce que sont et seront les catastrophes de notre temps.

Cette époque a d'ailleurs désormais un nom, proposé par le prix Nobel de Chimie, Paul Crutzen, en 2000, et largement accepté par les scientifiques du monde entier : l'Anthropocène, nouvelle période au cours de laquelle l'humanité est devenue une force géologique capable de modifier la biosphère à l'échelle globale (principalement en raison du réchauffement climatique d'origine anthropique). Mais cette notion a le défaut d'invoquer l'espèce humaine dans son ensemble (anthropos), alors que la responsabilité historique des émissions de gaz à effet de serre est très inégalement partagée et engage surtout les principales puissances occidentales, notamment anglo-saxonnes (en 1950, 65% du CO2 anthropique était émis par les États-Unis et la Grande-Bretagne). Plus précisément encore, le passage à une nouvelle période géologique doit être lié à un système socio-historique spécifique et à l'expansion démesurée d'une économie caractérisée par une pulsion de croissance illimitée et par un rapport prédateur aux ressources naturelles. C'est pourquoi, comme l'ont proposé Jason Moore et Andreas Malm, il conviendrait de lui donner un nom plus précis : Capitalocène. En ce sens, la pandémie de Covid-19 est la première expérience qui nous avertit de façon aussi critique et massive de notre basculement dans l'ère des catastrophes du Capitalocène.

Dire que la Covid-19 est une maladie du Capitalocène (ou si l'on veut de l'Anthropocène, comme l'a souligné le biologiste Philippe Sansonetti), c'est aussi réagir en historien et lutter contre la lecture dominante de l'épidémie comme phénomène purement naturel – autrement dit, comme fatalité à laquelle nous ne pouvons rien. Or, même si les virus ont leur propre modus operandi, largement indépendant de l'action humaine, il est clair que les épidémies ont une histoire. Elles se développent davantage à certaines époques qu'à d'autres et dépendent en grande partie des interactions entre les milieux naturels et les formes d'organisation des sociétés humaines. Certes, de grandes pandémies comme la Peste noire de 1348 (importée depuis la Chine jusqu'en Europe par l'intermédiaire des routes commerciales) ou la grippe espagnole à la fin de la Première guerre mondiale ont existé à des périodes très diverses de l'histoire. Mais je suis frappé par le rapprochement que l'on peut établir entre deux moments très singuliers d'intense propagation des maladies infectieuses. Le plus récent est marqué, depuis les années 1980, par une explosion de nouvelles zoonoses (maladies passant de l'animal à l'humain) en lien étroit avec la déforestation et la destruction des milieux de vie des animaux sauvages, ainsi qu'avec l'essor des formes concentrationnaires d'élevage industriel. L'autre, bien plus ancien, nous ramène au début du néolithique, avec le passage des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux sociétés agraires, fondées sur la culture intensive de quelques espèces végétales et la domestication de certains animaux. Du fait d'une promiscuité inédite entre les groupes humains sédentarisés, les animaux domestiques vivant près d'eux, ainsi que d'autres espèces attirées par les stocks alimentaires (rats, souris, etc.), de nombreuses maladies virales, jusque-là seulement animales, comme la variole, la rougeole, la varicelle, les oreillons et la grippe, sont devenues le lot commun et durable de l'espèce humaine. Dans les deux cas, une transformation profonde de l'organisation productive et sociale des groupes humains a engendré une modification de leurs interactions avec le reste du monde vivant, provoquant l'émergence massive de nouvelles maladies épidémiques.

Enfin, comme historien, on peut être tenté d'analyser la crise du coronavirus comme un véritable événement. Cela suppose d'écarter les lectures extrêmes de ceux qui, d'un côté, annonçaient un « monde d'après » soudainement transformé, et de ceux qui, à l'inverse, prédisaient un rapide retour à l'identique. Il faut pour cela se livrer à un difficile travail pour évaluer la portée réelle de l'événement, afin d'identifier en quoi il contribue à amplifier, à infléchir mais peut-être aussi à inverser certaines des tendances en cours antérieurement.   

 

Les historiens travaillant sur cette question sont parfois pessimistes sur les capacités de nos sociétés à changer leurs modes de fonctionnement et de développement. Votre livre contient une part de prospective, voire un plaidoyer pour la fin du capitalisme et propose plusieurs scénarios de sortie de crise. Lequel vous semble le plus envisageable ?

D'abord, plutôt que d'attribuer un caractère monolithique au système capitaliste, il me semble pertinent d'identifier plusieurs tendances différentes, sinon contradictoires, à l'œuvre en son sein. On peut ainsi évoquer une tension entre la poursuite d'un capitalisme fondé sur les énergies fossiles et associé à des tendances de plus en plus autoritaires, voire néo-fascistes, et l'affirmation possible d'un capitalisme vert, capable d'opérer une transition énergétique qui romprait son lien historique avec les énergies carbonées (ce qui ne signifie aucunement une véritable conversion écologique, car aussi vert qu'il puisse devenir, le capitalisme resterait animé par un impératif de croissance et par les mêmes logiques productivistes et extractivistes, donc destructrices des milieux du vivant). Mais il faut compter aussi avec l'affirmation, fortement renforcée par la crise du coronavirus, d'un capitalisme numérique incarné par la puissance tentaculaire des GAFAM. Et, sans doute plus décisif encore, avec celle d'un capitalisme chinois à vocation hégémonique, qui paraît en mesure d'opérer une conjonction entre puissance étatique autoritaire, économie de marché et contrôle social absolu par la généralisation des technologies digitales de surveillance.

Mais, dans l'ouverture des possibles qu'implique l'actuelle instabilité systémique, on ne saurait exclure les scénarios de sortie du capitalisme. Ce sont, à mon sens, les plus désirables et, sans doute, les seuls à même de nous préserver réellement des menaces que le productivisme capitaliste fait peser sur la préservation des conditions de la vie sur Terre. Dans un contexte de crise systémique, du fait d'une croissance structurellement insuffisante et d'une rentabilité faiblissante de la production capitaliste (malgré les succès temporaires des politiques néoliberales pour la restaurer et l'enflure des profits issus de la sphère financière), on peut anticiper une accentuation des mouvements de désadhésion, qui touchent déjà un nombre croissant de cadres et d'ingénieurs, une multiplication des espaces alternatifs œuvrant à se libérer de la tyrannie marchande, une intensification des luttes visant à bloquer les rouages d'une machinerie économique qui artificialise les sols, intoxique l'atmosphère et détruit le vivant, ainsi qu'une multiplication des soulèvements populaires en quête de justice sociale et de démocratie réelle, mais surtout soucieux de préserver la possibilité d'une vie digne sur Terre – si ce n'est de la vie tout court.

D'une certaine manière, l'émergence d'autres mondes fondés sur la puissance du commun et sur l'entraide, sur la capacité collective d'auto-organisation et d'auto-gouvernement, sur la réintégration de l'humain au sein du vivant, a déjà commencé, au Chiapas zapatiste ou au Rojava kurde, mais aussi dans tant d'espaces libérés, des ZAD aux réseaux d'entraide et de coopération qui se créent au sein même des métropoles. Leur possible multiplication et amplification permet de donner consistance à des scénarios post-capitalistes où s'épanouiraient des mondes du commun ayant pour principe fondamental le bien vivre de toutes et de tous, dans le respect des équilibres du vivant et la conscience d'une condition planétaire partagée par tous les habitants, humains et non humains de la Terre. Le qualitatif du vivre humain (et non humain) deviendrait ainsi le cœur battant de l'organisation collective, à l'opposé du règne du quantitatif qu'impose aujourd'hui une économie mue par l'impératif d'accumulation illimitée du capital.

Et, quoiqu'il en soit des hypothétiques caractéristiques de possibles mondes post-capitalistes, on peut, en historien, rappeler une rare certitude. L'univers capitaliste est un système socio-économique spécifique. Et comme tous les systèmes socio-économiques, il est historique, c'est-à-dire qu'il a un début et une fin. Mais la particularité du capitalisme devenue force globalisée – et même géologique – est sa capacité inédite à détruire les conditions de la vie de très nombreuses espèces, y compris peut-être celles de l'espèce humaine. La question est donc de savoir si sa fin comme système historique – sous l'effet notamment des luttes pour faire émerger d'autres mondes – précédera l'effondrement des conditions de vie sur Terre ou bien si elle sera provoquée par celui-ci.

 

*L’interviewé : Jérôme Baschet est historien. Il a été enseignant-chercheur à l'EHESS (Paris) pendant plus de 25 ans et est actuellement professeur à l'Universidad Autonoma de Chiapas, au Mexique.