Des années 1820 à l’entre-deux-guerres, l’historien Christophe Charle restitue plusieurs parcours d’intellectuels à l’interface entre leurs nations respectives et une Europe en construction.

L’absence d’une « Europe sociale » est souvent déplorée, notamment à l’approche des élections européennes ; qu’en est-il de son pendant culturel ? Dans L’Europe des intellectuels, XIXe siècle-XXe siècle. Figures et configurations, l’historien Christophe Charle apporte quelques réponses à cette question. Co-directeur scientifique de L'Europe, encyclopédie historique (Arles, Actes Sud, 2018), en compagnie de son défunt collègue Daniel Roche, auquel ce nouveau livre est dédié, il est également l’auteur, entre autres, de Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle (Le Seuil, 2016).

Les intellectuels entre histoires européenne et nationales

Existerait-il des cycles historiques dans la représentation des intellectuels : par moments exaltés, puis dépréciés ? Ces derniers passent eux-mêmes souvent de l’espoir aux désillusions. Les critiques visant les intellectuels sont parfois issues de leur propre camp, tout comme les partis progressistes versent à l’occasion dans l’anti-intellectualisme, quand les nationalistes en font leur spécialité. Ces constats sont valables pour les deux siècles précédents ainsi que pour le début du XXIe siècle, qui comptent autant d’« épisodes similaires d’exaltation ou de désespoir, de rassemblement temporaire des forces pacifistes ou de progrès et des luttes fratricides, dont les intellectuels européens sont tantôt les procureurs, tantôt les accusés, comme si Le Mythe de Sisyphe, ouvrage de Camus écrit au cœur des ténèbres, était la grille de lecture éternellement réitérée pour rendre compte du cours de l’histoire contemporaine. »

En parallèle, l’Europe s’est construite, sans le concours déterminant des intellectuels, qui la trouvent trop économique ou technocratique, loin de « l’Europe de l’esprit » appelée de leurs vœux. Comment expliquer de telles régularités apparentes ? Christophe Charle mobilise à cette fin son concept de « discordance des temps », autrement dit l’alternance de perceptions de l’avenir, positives ou négatives, qui rendrait compte des phases de mobilisation des intellectuels. Qui plus est, tous les pays européens ne sont pas sur le même rythme et les intellectuels participent activement aux « constructions nationales » des États.

L’historien délaisse la méthode comparative et synthétique de ses précédents ouvrages pour proposer, au contraire, des études de cas : des « figures » et des « configurations ». Il adopte par ailleurs une définition large du terme d’intellectuel qui englobe les artistes, comme les musiciens. Le concept de « configurations », emprunté à Norbert Elias, dont le parcours est étudié, s’avère particulièrement utile « pour décrire le jeu des forces sociales qui conditionnent les stratégies des acteurs historiques en un temps donné et dans un espace social précis. » L’auteur de L’Europe des intellectuels souhaite ainsi scruter « la diversité des réponses apportées par les intellectuels à la question de l’articulation entre l’espace national et l’espace européen ».

Les intellectuels choisis ont circulé entre différents espaces nationaux au sein de l’Europe et ont essayé de s’élever au-delà de leurs cultures et époques respectives, à des moments de crises typiques des cycles évoqués. Quelles sont alors leurs marges de manœuvres et leur capacité à penser les enjeux de leurs temps ? Par le recours à de nouvelles sources, comme des correspondances, Christophe Charle entend dépasser l’hagiographie qui entoure certaines de ces figures, sans pour autant adopter une perspective omnisciente offerte par le recul de l’histoire. Une autre question revient en filigrane : comment ces intellectuels conçoivent-ils l’« horizon européen » et comment celui-ci influe sur leur pensée ?

Goethe, père-fondateur de l’Europe des intellectuels ?

Les années 1820 à 1850 sont charnières à plus d’un titre pour les intellectuels européens : elles prolongent le précédent régime culturel tout en ouvrant une période de renouveau. Au niveau politique, la période oscille entre réaction et révolution, avec des temporalités différentes suivant les pays. Goethe, Berlioz et Liszt, les trois premières « figures » étudiées, sont ainsi situées dans un univers « cosmopolite », avant l’avènement des nationalismes, et dont la culture demeure régulée par l’État et l’Église. Appartenant à des générations différentes, Goethe est encore partie prenante de l’ancien monde, alors que ses deux cadets doivent lutter pour imposer leur conception de la musique.

Goethe est à la fois central, car admiré dans toute l’Europe, avec des centres d’intérêt très variés et de nombreuses relations, mais aussi relativement éloigné, car résidant à Weimar. Sa longévité lui donne également un point de vue exceptionnel, d’autant qu’il reste curieux de nombreux débats scientifiques et intellectuels. Infatigable lecteur, il converse avec ses admirateurs venant lui rendre visite, qui prennent souvent la peine de retranscrire leurs échanges, à l’image célèbre d’Eckermann. Ces traces – saisies à travers les index de ces « Entretiens » et croisés avec le contenu de la bibliothèque du grand homme – permettent de saisir les tendances du champ intellectuel européen à travers les yeux de l’homme de Weimar et de s’interroger sur l’existence d’une « Europe intellectuelle » ou encore de l’influence de l’étranger sur les débats germaniques. L’auteur de Faust fait ainsi montre d’un préjugé favorable, bien que lucide, pour la centralisation française et la concentration de grands esprits à Paris, en comparaison de la dispersion germanique et donc du manque d’interlocuteurs proches à sa hauteur. Goethe perçoit dès son époque l’émergence d’un champ littéraire (avec ses deux pôles de production), notamment en France et Grande-Bretagne, ce qui amène à réviser la période charnière analysée par Pierre Bourdieu dans les Règles de l’art.

Le sage de Weimar développe le concept de littérature monde (« Weltliteratur »), une forme d’« utopie pour lettrés » visant à une connaissance réciproque : « En prônant l’ouverture, la traduction et la circulation des textes entre les nations, Goethe s’inscrit dans le mouvement général et prend de fait une position politique libérale, et donc pour l’époque, progressiste, contre les politiques réactionnaires autrichienne ou russe qui entravent et censurent les échanges intellectuels et veulent arrêter l’histoire. » En effet, « à l’époque parler de littérature c’est toujours aussi parler politique ». Ce faisant, l’exemple de Goethe témoigne de l’existence d’une Europe intellectuelle, au public en revanche restreint. Goethe est donc souvent invoqué par les promoteurs d’un champ intellectuel européen.

La comparaison entre Berlioz et Liszt, par ailleurs amis, permet de réfléchir aux conditions d’autonomisation de ces artistes-musiciens, que Norbert Elias envisageait de façon prématurée avec Beethoven. Leur étude offre une réflexion globale en négatif à partir de l’exemple de deux figures renommées : les empêchements qu’elles rencontrent valant a fortiori pour les autres artistes moins connus. Les deux voyagent beaucoup en Europe, Liszt tout particulièrement. Ils écrivent tous les deux et prennent parti dans les débats de leur époque, notamment autour de la place de la musique. Le « nouveau culte rendu aux héros musicaux par les créateurs eux-mêmes est un processus révolutionnaire et non conservateur, comme il pourrait sembler au premier abord. » Liszt célèbre Beethoven et contribue à accorder une place prééminente au compositeur, et non plus à l’interprète, à l’auditoire ou au mécène. La « naissance d’une renommée populaire pour le musicien savant » constitue également une nouveauté pour l’époque. Liszt est ainsi enrôlé par le mouvement nationaliste hongrois, même s’il ne parle pas sa langue. Les deux hommes sont enfin les témoins et les acteurs d’une autonomisation progressive de leur art à la fin de leurs vies, même si la musique n’obtient pas le même niveau de reconnaissance que la littérature ou la peinture, car plus coûteuse à produire et donc plus dépendante économiquement.

Emile Zola et la naissance des « intellectuels »

La seconde partie du XIXe siècle est celle de la « dérégulation culturelle » et l’autonomisation croissante des champs culturels. Un petit nombre d’intellectuels sont consacrés, en lien avec le développement de la nation, mais la concurrence généralisée règne entre les autres qui se font difficilement une place avec l’avènement de la domination du marché dans le domaine culturel. De nouveaux enjeux émergent et divisent les « intellectuels », une appellation issue de l’affaire Dreyfus où s’illustre Emile Zola, autre grande figure étudiée à travers ses « relations extérieures » et, en particulier, européennes. Saisies à travers sa correspondance, elles permettent de comprendre certaines divergences entre intellectuels européens, quand bien même ils partagent les mêmes idéaux et combats. Cette époque voit en effet la montée des nationalismes, du colonialisme et de guerres intra-européennes, néanmoins « ces soixante années voient aussi l’émergence de quelques contre-pouvoirs à vocation universelle ou européenne » : mouvements pacifistes, ouvriers, intellectuels à la suite de l’affaire Dreyfus, ainsi que les premières victoires féministes ou de minorités religieuses.

Emile Zola est une figure centrale de ces combats, mais quelle est sa perception de l’Europe intellectuelle et son influence sur elle ? Si Christophe Charle a commencé sa longue carrière en étudiant le naturalisme et l’engagement des écrivains rattachés à ce courant (La crise littéraire à l'époque du naturalisme : roman, théâtre et politique, Presses de l’ENS, 1979), il s’appuie sur l’impressionnante correspondance de l’auteur de « J’accuse », résultant à la fois de la diffusion internationale de son œuvre et du volume de courriers reçus lors de l’affaire Dreyfus. Ses correspondants sont en majorité européens, avec en tête l’Europe latine et l’Italie, du fait du succès de ses livres et ses origines. Ses lettres concernent largement ses affaires éditoriales (traductions, lutte pour affirmer le droit d’auteur, etc.), quand les thématiques de ses romans traitent de débats importants pour l’époque et expliquent en partie leur écho européen, voire mondial. Zola est un témoignage vivant de l’autonomisation grandissante de « l’écrivain » à la fin de ce siècle.

Pour autant, les champs littéraires nationaux restent à des états de développements différents en fonction de plusieurs paramètres comme la place de l’Église, le poids de la censure ou la position plus ou moins périphérique du pays au sein de l’Europe. En conséquence, les échanges entre Zola et ses confrères sont dissymétriques, par exemple avec les Italiens, comme le romancier Verga. L’historien se penche aussi sur les relations de l’auteur de L’Assommoir avec la Russie (Tolstoï, Tourgueniev) ou encore avec la Grande-Bretagne (George Moore). Outre-Manche, la réception du politique « J’accuse » se distingue de celle de son œuvre littéraire : son pamphlet y trouve un fort écho, quand l’Angleterre reste bien plus rétive à ses romans.

De la Belle Epoque des intellectuels aux années sombres ?

Le début du XXe siècle est caractérisé par un regain d’optimisme chez les intellectuels progressistes, avec notamment l’arrivée d’innovations technologiques (automobile, électricité, téléphone, etc.). Il donne naissance à un foisonnement intellectuel dont Christophe Charle interroge le degré d’internationalisation et/ou d’européanisation. L’ouverture internationale est en effet réelle, même si elle ne doit pas être idéalisée. Il existe une circulation culturelle grâce aux revues et journaux, mais, par exemple, les nations proches de la France restent privilégiées (Angleterre, Allemagne, Italie) dans les comptes rendus d’ouvrages. Le flux d’étudiants étrangers en France et dans l’espace germanique contribue aussi à ce « mouvement d’internationalisation de la vie intellectuelle » que connaît le début du siècle, avant que la Grande Guerre ne lui donne un coup d’arrêt brutal. Plusieurs débats sur l’avenir de l’Europe dominent la période 1896-1914, comme autour de la hiérarchie des nations européennes et d’une potentielle supériorité anglo-saxonne, ou de controverses sur l’inéluctabilité (ou non) de la guerre. Pour Christophe Charle, la compétition culturelle entre nations, et même entre savants, explique pourquoi ces derniers cèderont d’autant plus vite aux sirènes bellicistes en 1914.

L’auteur décèle toutefois une continuité entre les mouvements pacifistes et pro-européens avant et après la Première Guerre mondiale. L’engagement européen de l’historien Charles Seignobos et sa promotion des valeurs issues du combat dreyfusard se retrouvent dans sa participation à la revue L’Européen, devenue Le Courrier européen, partisane de la SDN   . Il en va de même pour les réflexions de jeunes intellectuels, tels Jules Romains ou Paul Valéry, sur le nationalisme en Europe dès le conflit mondial et à sa suite. La conversion européenne de l’« apolitique » Thomas Mann montre combien le cataclysme de la guerre dote d’un nouveau souffle le désir d’universalisme et d’Europe des intellectuels. Certains d’entre eux se retrouvent dans le mouvement « Paneurope », ce qui n’empêche pas certains clivages de perdurer entre eux. Comme l’écrit l’historien : « Le tableau contradictoire que nous venons de dresser est à l’image des intellectuels et de l’Europe de l’entre-deux-guerres alliant utopie et générosité, incantation et impuissance. » Et un réel espace public européen fait encore défaut.

Norbert Elias, un parcours européen contraint

Le sociologue Norbert Elias est la dernière figure évoquée par Christophe Charle. L’auteur de La Société de cour s’inscrit dans une histoire longue d’intellectuels allemands forcés à l’exil (après la Révolution française ou encore de 1848) et ouverts aux courants d’idées européennes. Alors que sa vie a été considérablement affectée par l’histoire, Norbert Elias a toujours affiché son détachement vis-à-vis des événements politiques : « Pour expliquer cette prise de distance constante, il s’en tient à la thèse qui aurait guidé selon lui toute sa vie : seule une approche de sociologie historique peut fournir la clé pour comprendre le monde où l’on vit et d’où l’on vient. »

A l’aune de nouveaux documents et travaux, tant sur le sociologue que sur la période, il est néanmoins possible de relire son parcours intellectuel et politique, voire militaire, qu’il s’est efforcé de remettre en ordre a posteriori une fois la reconnaissance venue. Norbert Elias est ainsi membre d’une organisation sioniste de jeunesse, une expérience formatrice sur bien des plans, mais qui lui laisse un goût amer des collectifs politiques, du fait de leurs divisions ou de leur manque de réalisme. Plus largement : « L’itinéraire universitaire et politique d’Elias, dans ses aveux et ses refus, comme dans ses oublis, ses masques ou ses silences, permet de mieux comprendre ce jeu subtil entre l’engagement et la distanciation, entre la prise en compte des pesanteurs de l’histoire et des configurations sociales, tout en gardant confiance, quoiqu’il arrive, dans la force de la raison et le travail du savant ou de l’artiste pour s’en libérer. »

L’Europe des intellectuels et ses limites

En alliant coups de sonde et vue globale, grâce aux différentes branches du savoir historique qu’il s’efforce de réconcilier, notamment les approches historiographiques de synthèse et monographiques, Christophe Charle en conclut à une affirmation progressive de l’Europe des intellectuels au fil des siècles, en dépit des nombreux obstacles liés aux nationalismes. Il souligne aussi le drame des intellectuels européens : leur incapacité à penser la guerre, qui les conduit à sombrer lors de crises nationalistes. Les pacifistes sont trop divisés, la vision de l’Europe des intellectuels trop élitiste. Ce faisant, ils ne sont pas en mesure de mobiliser suffisamment l’opinion publique autour de leurs idées. L’Europe contemporaine, en proie aux doutes et aux crises multiples, ne fait malheureusement pas exception. Pour autant : « La seule conclusion provisoire qu’on peut tirer de cette comparaison de divers moments traversés par l’Europe des intellectuels est que les périodes de plus grand pessimisme européen ont parfois été celles qui ont préparé les rebonds inattendus vers un autre futur. Espérons, sans trop y croire, qu’il en ira de même pour l’époque actuelle. »

L’historien reconnaît le manque de figures féminines, même s’il leur consacre plusieurs développements en conclusion de son livre. Des intellectuelles comme la socialiste Beatrice Webb ou la romancière Virginia Woolf viennent ainsi à l’esprit, quoique leur nationalité britannique complique sûrement leur rapport à l’Europe. Le choix de figures latines (italiennes ou espagnoles) aurait également permis de décentrer la perspective assez franco-germanique au regard des exemples retenus. Pour autant, le lecteur ne peut qu’être admiratif de cette étude minutieuse, agréable à lire, et de la richesse de ses analyses, qui complète une œuvre d’historien remarquable, autant par son ampleur que pour sa qualité constante.