A l'occasion de la réédition de « Discordance des temps », l'historien Christophe Charle prolonge sa réflexion sur notre rapport au temps à la période contemporaine.

Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, est un livre qui avait fait date à sa sortie en 2011. Son auteur Christophe Charle, aujourd’hui professeur émérite à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, a été dernièrement récompensé par le prix du Livre d’histoire contemporaine pour Paris, « capitales » des XIXe siècles (2022). Il a également reçu deux volumes de mélanges offerts par ses anciens étudiants à l’occasion de sa retraite, dont l'un était entièrement consacré à la discussion des thèses avancées dans Discordance des temps   .

Cette histoire du XIXe siècle et du début du XXe se fondait entre autres sur ses précédentes recherches, Christophe Charle ayant toujours eu à cœur de proposer régulièrement des synthèses historiques   croisant une diversité d’approches historiques (histoires sociale, culturelle, des idées, politique, comparée) et couvrant de nombreuses thématiques (art, culture, politique, etc.). Discordance des temps dialogue également avec la réflexion historiographique de François Hartog, connu notamment pour sa thèse sur le « présentisme » qui caractériserait notre époque.

La réédition du livre au format poche est accompagnée d’une postface qui confronte les principales thèses de celui-ci à notre actualité. A cette occasion, Christophe Charle a aimablement accepté de répondre aux questions de Nonfiction.

 

Nonfiction : Votre essai place au cœur de son propos notre rapport au temps, comment nous situons le présent par rapport au passé et à l’avenir. En quoi le XIXe siècle est-il particulier dans ce domaine ?

Christophe Charle : En fait, dans ce livre, ma réflexion commence bien avant, puisqu’en introduction je fais la généalogie du mot « moderne », racine du futur thème (apparu au XIXe siècle) de la modernité qu’on trouve avant Baudelaire, chez Balzac par exemple, ou, confusément chez les saint-simoniens. Si l’on considère la plupart des cultures à la surface du globe (c’est même leur fonction principale, si l’on suit les anthropologues) c’est le rapport au passé qui domine dans ce qu’on appelle les sociétés « traditionnelles », celles que Lévi-Strauss appelait abusivement « froides ». Il s’agit, avant tout, de transmettre et, si possible, sans trop le changer, l’héritage des anciennes générations, qu’il soit matériel (modes de vie, règles familiales, rapport entre les sexes et les groupes), symbolique ou religieux (rites et croyances, mythes fondateurs) et de se protéger le plus possible des interférences avec d’autres cultures ou espaces. Avec la notion de moderne et de modernité, on valorise au contraire tout l’inverse : ce n’est plus le passé, ni même le présent, mais le futur qui doit orienter l’action humaine en fonction de la croyance, peu à peu construite à partir du XVIIIe siècle (c’est l’un des thèmes des Lumières résumé par Condorcet   ) au progrès, à l’amélioration de la vie de tous par l’ouverture à la nouveauté, à l’extérieur, à la circulation des biens et des idées. C’est le XIXe siècle avec, notamment en France, tout le débat sur l’héritage de la Révolution et les tentatives inégalement abouties dans le cas français et surtout européen d’autres révolutions (1848 en Europe, 1917 en Russie, 1918 en Allemagne) allant encore plus loin dans la même quête d’un avenir radieux (« du passé faisons table rase », chante l’Internationale) qui se convertit beaucoup plus largement à cette représentation nouvelle du cours de l’histoire.

Bien entendu, on le sait, toutes les couches de la population n’adhèrent pas à cette représentation. C’est un débat constant et récurrent en France, en Europe mais aussi en Amérique du nord (que l’on songe au débat sur l’abolition ou non de l’esclavage en tant que fondement d’une organisation sociale condamnée par le progrès économique et l’empêchant) et plus tard, à mesure que la domination occidentale s’impose au reste du monde, dans les autres civilisations attachées plus encore à la tradition. D’où de multiples discordances des temps, internes aux sociétés les premières ralliées à ce modèle temporel   , mais aussi entre les parties du monde, à mesure que la première ou deuxième « mondialisation » progresse, via la colonisation ou via l’intensification des échanges économiques, culturels, politiques, religieux et la diffusion du capitalisme.

Vous proposez le concept de « discordance de temps » pour comprendre la période 1830-1930. Que recouvre-t-il ?

Je viens de l’évoquer indirectement, puisqu’il découle de l’avènement d’un rapport conflictuel aux trois dimensions du temps. Selon qu’on adhère, ou non, à la nouvelle représentation valorisant présent ou futur au détriment du passé ou qu’on reste attaché à la vision traditionnelle et traditionaliste tournée vers l’amont, les projets sociaux, économiques, politiques diffèrent radicalement et cela traverse toute la société. Un exemple classique, même si je n’en parle pas dans mon livre c’est la rupture, dès la première phase, de la Révolution française avec l’Eglise catholique à partir du moment où la constitution civile du clergé en 1791 impose un serment de fidélité du clergé à la nouvelle nation régénérée. Comme l’a montré T. Tackett   , toute une partie du clergé et des fidèles obéit au Pape, qui a rejeté la constitution civile du clergé attentatoire à son autorité, et a ressenti comme une agression insupportable cette imposition d’un ordre politique (qui se pense rationnel et progressiste) à une organisation existant depuis des siècles et incarnant un autre ordre (spirituel et hiérarchique) et gardien de la tradition. Cette discordance radicalisera les antagonismes politiques en France jusqu’au nouveau Concordat de 1802 et rendra les relations entre l’Eglise et l’Etat particulièrement difficiles, avec des alternances d’ouverture et de fermeture, pour aboutir plus d’un siècle après (1905) à la nouvelle conception de la laïcité, question qui a rebondi récemment avec la confrontation à des versions encore plus traditionalistes d’autres religions.

C’est pourquoi cette clé de la discordance des temps me paraît plus fructueuse et juste pour rendre compte du cours de l’histoire dans nos sociétés que les visions unilatérales de type évolutionniste, qui dominent souvent les synthèses sur les époques récentes et qui n’arrivent pas à établir ce lien intime entre acceptation et refus, action progressiste et réaction de rejet, adhésion au projet de la modernité ou mobilisation contre lui qui résultent du fait que les sociétés et les cultures depuis le XIXe siècle n’adhèrent jamais d’un coup ni ensemble à cette nouvelle dynamique, non seulement à cause des décalages d’exposition au projet de la modernité (villes/campagnes, centres/périphéries, classes supérieures/classes populaires, hommes/femmes, etc.) mais parce que celui-ci tient rarement ses promesses initiales. La discordance des temps peut même susciter une contre dynamique encore plus puissante amenant à des retours en arrière qui ruinent le message optimiste de la représentation progressiste. Tout au long du XXe siècle, on en a eu des exemples avec les régimes de type fasciste ou nazi, les dictatures multiples qui parfois se réclament au départ d’idéaux progressistes mais dévient vers des régimes totalitaires pour forcer les sociétés hostiles à se plier à un « futur » obligatoire, qu’on pense à l’Union soviétique stalinienne, aux républiques soviétisées de l’est, aux dictatures d’Amérique latine, au Cambodge des Khmers rouges, etc.

Vous montrez ces décalages à l'œuvre dans de nombreux domaines, notamment dans l'art ou la littérature. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Effectivement les premiers à signaler à la fois la discordance des temps qui accompagne la nouvelle conception du temps historique qui se diffuse avec l’idée de modernité, ce sont les écrivains (en général ceux qui rompent avec la tradition ou les formules héritées) mais aussi les artistes, dans les différents genres ou disciplines, là encore avec des décalages selon les époques et les pays. Je souligne par exemple la rencontre, autour de 1830, de plusieurs œuvres qui portent la marque de cette réflexion sur l’accélération et la transformation de la vision du temps historique : La peau de chagrin de Balzac et surtout Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Avec son célèbre chapitre « Ceci tuera cela », l’auteur propose une prophétie facile à rebours à partir du XVe siècle, siècle de l’invention de l’imprimerie, qui tuera le monopole de la parole autorisée détenue par l’Eglise et symbolisée par la cathédrale, livre de pierre qui, à travers vitraux et sculptures et architecture diffusait le message chrétien de manière unitaire et organique alors que l’imprimerie multipliera les messages concurrents et critiques de la théologie officielle et diffusera sous une autre forme des pensées multiples amenant aux Lumières et à l’avènement du progrès comme horizon, en lieu et place de la conception chrétienne du temps historique. La fascination pour la figure de Faust et la popularité de la pièce de Goethe chez les romantiques relève de la même rencontre.

Au moment où Baudelaire, à la fin des années 1850 écrit son célèbre texte sur la « modernité » à propos de Constantin Guys, Courbet propose, lui aussi, sa version de la modernité dans son tableau mystérieux « l’Atelier du peintre » présenté à l’occasion de l’exposition universelle de 1855 dont je propose un long commentaire. Le peintre d’Un enterrement à Ornans essaie d’égaler l’histoire et la littérature pour affirmer sa vision du temps historique moderne à travers une série de scènes et de personnages emblématiques tirés du présent récent, le tout dans un immense tableau, format qui d’ordinaire était l’apanage de la grande peinture historique où l’on exaltait les hauts faits du passé.

J’évoque aussi la vision de l’histoire qu’on peut tirer des cycles romanesques de Zola ou, pour l’entre-deux-guerres, les dystopies contenues dans Metropolis de Fritz Lang et Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. A chaque fois, ce sont de nouvelles formes de la discordance des temps mais réadaptées au moment historique de leur émergence, chaque génération revisitant les rapports entre passé, présent, futur à sa manière et avec ses moyens en fonction des nouvelles formules littéraires (réalisme, naturalisme, science-fiction) ou médium ancien ou récent (peinture, roman, cinéma, etc.).

Il y a aussi des décalages entre les formes esthétiques qui tiennent à leur inégale capacité de se libérer des contraintes sociales. La modernité musicale est beaucoup plus tardive que la modernité picturale, la modernité en architecture ou sculpture également. En même temps, quand celle-ci s’affirme dans ces disciplines, elle est peut-être plus radicale comme pour rattraper le décalage avec les autres arts : refus de l’ornement, refus des matériaux nobles voire récupération des rebuts ou des artefacts industriels, remise en cause des frontières entre les arts et les styles établis, ce qui établit une rupture dans la relation au public aussi désorienté que face à l’accélération de l’histoire qui, à travers ces nouveautés, lui « saute aux yeux ». Dans la mesure où l’autre originalité des deux derniers siècles est à la fois la diffusion massive d’œuvres qui ne concernaient que des minorité à l’époque antérieure et la rapidité des évolutions littéraires et artistiques (mais avec des décalages selon les pays), plus aucun secteur ni public (via la médiatisation) ne peuvent rester à l’écart de ce que j’appelle dans un autre livre « la dérégulation culturelle »   .

Vous distinguez trois moments de cette modernité (une première modernité, une modernité classique et une modernité critique). Qu’est-ce qui les différencie entre eux ?

La nouvelle représentation du cours historique tournée vers l’avenir se diffuse à partir d’avant-gardes, de minorités, qui sont portées par leurs réflexions sur les premières ruptures dans le cours ordinaire des choses. Je commence en 1830 parce que pour la France la révolution de juillet est une surprise même pour ceux qui y participent et semble prouver que la Révolution n’est toujours pas terminée, comme le croyaient un peu vite Bonaparte ou Louis XVIII. La Restauration pensait avoir, une bonne fois pour toute, remis les choses en ordre et enterré le souvenir encombrant de la Révolution et de l’Empire ; en trois jours pourtant, tout est balayé et le peuple parisien prouve aux classes dirigeantes interdites que la révolution reste un avenir possible et pas seulement sur le plan politique mais aussi culturel (1830 c’est aussi l’année de la « bataille d’Hernani »), social (après 1830 les divers groupes utopistes connaissent un essor certain), scientifique (ces années voient les débats sur l’évolution des espèces et le savoir sur la préhistoire connaître des avancées décisives), etc. C’est aussi le moment où l’on perçoit les effets massifs de ce qu’on appellera « la révolution industrielle » et où le débat sur le libre échange prend un tour international passant de l’Angleterre au continent. Bref, un autre futur redevient visible donc possible, mais il touche encore de manière très minoritaire « l’opinion publique ».

La modernité classique, elle, à partir de la fin des années 1850, correspond à l’accélération de tous ces prodromes et à une adhésion beaucoup plus large à l’idée de progrès voire à sa prise en charge par certaines politiques officielles alors qu’auparavant la première modernité se trouvait dans l’opposition à l’ordre établi. L’accélération de l’industrialisation et de l’urbanisation, la mise en place des réseaux ferrés rendent sensible à de larges couches le nouveau rapport au temps qu’implique la société dite moderne. Il devient de plus en plus difficile de le refuser (le mouvement ouvrier par exemple arrête de s’en prendre aux machines comme c’était le cas au début du siècle) et temporairement le nouveau paraît supérieur à l’ancien. C’est tout le message porté par les grandes expositions universelles entre 1851 et 1900, où s’étale sans retenue le spectacle du progrès et la compétition entre les peuples. Un célèbre texte de Baudelaire se moque justement de cette adhésion niaise aux idées reçues de la nouvelle vulgate dans un large public   . Cela prouve bien qu’aux yeux d’un artiste en rupture avec son temps, l’équilibre des forces a changé, qu’être contre la nouvelle représentation n’est plus si simple qu’autrefois et demande des arguments nouveaux.

Mais la partie de la modernité n’est pas pour autant définitivement gagnée : dans les dernières décennies du XIXe siècle, les « dégâts du progrès » sont de plus en plus visibles et sensibles, le thème de la décadence refait florès dans les avant-gardes esthétiques. La marche en avant a accentué la discordance des temps, les écarts se sont creusés dans tous les domaines et l’unification vers le mieux de toutes les sociétés paraît une nouvelle illusion qui impose une approche critique de la modernité et du rapport à l’avenir : révolutions échouées comme la Commune de Paris, division entre forces progressistes (républicains, anarchistes, socialistes de diverses obédiences), montée du nationalisme et du racisme xénophobe et antisémite, nouvelles nostalgies (le XIXe siècle c’est aussi le siècle qui restaure et lance le culte du patrimoine ou pastiche les styles anciens), refus radical du monde moderne par l’une des grandes forces spirituelles, l’Eglise du Syllabus et du concile Vatican 1, dénonciation des effets négatifs de la colonisation, maintien de la domination raciale malgré l’abolition de l’esclavage qui suscite une réaction raciste et ségrégationniste dans le sud des Etats-Unis, courants idéologiques mettant en cause la valeur de la science et de la technique pour résoudre les problèmes de l’humanité, etc.

Ces trois phases, si on les trouve facilement à l’œuvre dans la période que j’analyse (1830-1930 à peu près); sont aussi repérables, avec des décalages dus à la discordance des temps, dans d’autres parties du monde, mais aussi et surtout dans la période post 1945, que je n’ai pas eu la place d’analyser en détail. Surtout, il existait déjà une énorme littérature où l’on retrouvait les mêmes thèmes. Qu’on pense en France au discours optimiste sur ce qu’on appelle rétrospectivement et abusivement les « Trente Glorieuses », suivi par la phase critique et pessimiste amorcée à partir du premier choc pétrolier et des premières prises de conscience écologiques (publication en 1962 du Printemps silencieux de Rachel Carson sur les méfaits de l’agriculture chimique, rapport Meadows du club de Rome sur les limites de la croissance en 1972, rôle des gaz à effet de serre d’origine humaine dans le changement climatique occulté par certains lobbys pétroliers). Plus récemment, la dénonciation de la croissance phénoménale des inégalités, y compris dans des sociétés qui se voulaient égalitaires comme la Chine communiste, prolonge cette phase.

Dans votre postface, écrite dix ans après la première publication et à la suite de la pandémie, vous estimez que la période ouverte après la Seconde Guerre mondiale est encore l’héritière de la modernité du XIXe siècle. La crise sanitaire et le cortège de crises que nous connaissons actuellement marquent-ils une vraie rupture dans notre rapport au temps ?

Malgré les critiques anciennes sur les illusions diffusées par le discours dominant de la modernité, celui-ci semble renaître à intervalles réguliers. Pourtant le doute pourrait grandir au vu de certaines catastrophes depuis le milieu du XXe siècle. Malgré la découverte des horreurs des politiques d’extermination pendant la guerre et la menace atomique devenue réelle après les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, le renouveau de l’Europe occidentale soutenue par les Etats Unis et la croyance à l’avenir radieux du côté du camp communiste reprenaient les mêmes thématiques issues du XIXe siècle. Puissance sans limite de la technique, amélioration possible du sort de tous par la croissance économique, diffusion souhaitable de la connaissance par l’allongement des études, investissements toujours plus grands dans la science et dans la recherche pour dynamiser l’économie : tous ces thèmes sont des versions plus sophistiquées de la représentation nouvelle du temps diffusée au XIXe siècle. Même l’effondrement inattendu des sociétés de type soviétique après 1989 a nourri un temps le triomphalisme du camp occidental comme vraie incarnation de la « modernité » et dans la thèse du « choc des civilisations », on peut trouver une version simpliste de ce que j’appelle la « discordance des temps ».

Si vous lisez les textes programmatiques sur l’avenir de l’Europe en tant que nouvelle entité politique non dominatrice, vous repérez assez vite les origines dix-neuviémistes d’un certain irénisme consensuel sur un meilleur futur possible, malgré les crises et les divisions entre les peuples du continent, qui resurgissent régulièrement comme l’illustre en dernier lieu le Brexit. Il est vrai qu’en face, le discours critique s’est démultiplié, qu’on pense aux problèmes écologiques, aux effets négatifs de la mondialisation, aux échecs multiples des « croisades » états-uniennes pour imposer la démocratie dans certaines parties du monde, ou à la régression généralisée de la démocratie, maintenant très minoritaire à l’échelle mondiale, ce qui contredit le projet contenu dans la déclaration des Nations Unies de 1945 et dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

Estimer si nos crises actuelles marquent ou non des tournants comparables à ceux que l’historien peut établir avec le recul confortable des siècles ou des décennies est évidemment l’exercice le plus risqué auquel il peut se livrer. La seule force de l’histoire comme discipline, c’est justement la capacité de maîtriser la durée grâce à une perspective de temps moyen ou long. Sur le court terme, l’historien n’a aucun privilège, il est noyé comme tout un chacun par des flux d’informations non hiérarchisées, il n’a pas accès à d’autres sources que les plus visibles, il ne peut critiquer sérieusement et dominer les avis d’experts eux-mêmes divisés dans beaucoup de domaines selon leur paradigme disciplinaire ou leurs options idéologiques plus ou moins conscientes ; cette manipulation médiatique des urgences et de leur hiérarchie est d’ailleurs un enjeu majeur des débats publics. On doit donc rester modeste et éviter tout prophétisme, même si les périodes de crise sont celles qui y incitent pour bénéficier d’un effet de pathos qui remue les foules. La seule chose sûre, c’est l’aggravation évidente de la discordance des temps produite par l’étape actuelle de la modernité, par les adhésions à celle-ci ou son refus de plus en plus radical (voir les controverses sur les origines de la pandémie, le rejet des vaccins, les poussées d’irrationalisme et de fanatisme conduisant au terrorisme mondial). Nous sommes donc incontestablement dans une phase particulièrement critique de la modernité.

Débouchera-t-elle sur un abandon de la croyance à un futur possible, sinon meilleur ? Toutes les sociétés, les grandes comme les petites, se divisent à ce propos. Il suffit d’analyser les fractures politiques aux Etats-Unis, pourtant longtemps la puissance incarnant au XXe siècle la modernité optimiste. La Chine, qui se veut l’alternative au « rêve américain », a été profondément ébranlée, autant qu’on puisse en juger à partir d’une information biaisée, par la crise du Covid, la capacité de maîtrise de l’avenir que prétend détenir le parti communiste et son chef apparaissant pour le moins fragilisé depuis deux ans. Même contraste pour la Russie qui, après s'être autoproclamée avant-garde de la révolution socialiste au XXe siècle, est devenue au XXIe siècle l’incarnation de la réaction dans tous les domaines : inégalités sociales, abus d’une minorité oligarchique sans foi ni loi, oppression politique des opposants persécutés, impérialisme cynique et agressif, appui aux forces religieuses les plus conservatrices, etc.

Lors des crises précédentes de la modernité ou de la croyance à celle-ci, avaient émergé temporairement de nouvelles forces réorganisatrices pour tenter d’y répondre : la SDN après 1918, l’ONU après 1945, les nouveaux organismes de coordination de la mondialisation (GATT, OMC, FMI, Banque mondiale). Aujourd'hui, tous ces organismes sont en crise. Les alliances entre puissances principales changent très vite et les guerres n’en finissent pas, même quand elles aboutissent à des désastres humanitaires sans fin (Afrique, Irak, Syrie, Yémen, Afghanistan, etc.). Il est donc bien difficile d’adhérer encore au projet d’interprétation de la modernité tout en étant conscient que les forces alternatives ne proposent guère d’issue crédible non plus. C’est toujours la discordance des temps qui traverse maintenant chacun d’entre nous quand il ouvre un journal, écoute un média ou consulte son téléphone portable à travers le prisme des réseaux sociaux.

Vous vous livrez ainsi à un exercice de transposition de votre interprétation à notre époque. Faut-il voir dans la crise écologique le stade terminal de la modernité, dont elle est par ailleurs la cause ? Comment caractériser les différentes visions qui s’opposent actuellement ?

J’ai déjà en partie répondu à cette question précédemment. Il faut distinguer deux choses. La modernité comme croyance est effectivement largement remise en cause par tout ce que j’ai évoqué, et évidemment par la grande inquiétude sur l’avenir même de la planète et de l’humanité pour sa survie à moyen terme, si les grandes déclarations collectives des différentes conférences sur le climat ou d’autres enjeux mondiaux sont contredites, soit par la réalité des politiques menées localement, soit par l’incapacité à faire respecter les règles. Ce risque est important dans un monde qui a été sciemment dérégulé au profit de minorités puissantes et riches, ou de certains intérêts économiques sur lesquels les forces progressistes, ou simplement attachées à la démocratie, n’ont aucune prise (qu’on songe à l’échec de la lutte contre la fraude fiscale internationale ou à la lutte contre les trafics de drogue). En dernière instance, la représentation diffusée au XIXe siècle a du mal à rester crédible devant tous ces désastres. Même si, dans ma postface, je cite Bill Gates, qui affirme toujours que les pouvoirs de la technologie correctement mise en œuvre résoudront les problèmes nés de cette même technologie par un usage inconsidéré qu’on peut selon lui corriger.

En revanche et j’invoque de façon paradoxale le pari de Pascal (puisqu’il s’agissait pour lui d’envisager la possibilité d’un autre monde et non de l’avenir de « notre » monde question sans objet pour un chrétien fervent), nous avons tout à gagner à continuer d’y croire (sans illusion excessive, toujours la modernité critique) si nous voulons pouvoir agir collectivement, convertir les sceptiques ou les inertes et modifier, même modestement, le cours apparemment fatal de l’histoire en cours. Si nous sommes déjà persuadés que tout est déjà sans espoir et que les régressions à l’œuvre sont définitives, la seule attitude raisonnable est effectivement la fuite dans un ailleurs (ce qu’espèrent les candidats aux voyages vers d’autres planètes) ou un au delà (ce que proposent les diverses sectes ou les adeptes des drogues, paradis artificiels consolateurs). Ce n’est guère généralisable ni mobilisateur et cela ne serait que le retour au millénarisme des sociétés traditionnelles et non une alternative à la modernité.