Un essai qui met en lumière l’apport de la pensée et du mouvement écologistes à la gauche : hier, aujourd’hui et surtout demain.

La perspective des élections européennes et surtout les répercussions du conflit israélo-palestinien sur la politique nationale ont mis fin à la NUPES, autrement dit à une union des forces de gauche et de l’écologie, pourtant nécessaire pour se poser en alternative aux propositions politiques de droite et d’extrême-droite.

La publication de Ce que la gauche doit à l’écologie, co-écrit par Christophe Fourel, Céline Marty et Clara Ruault, invite ainsi à dépasser les oppositions entre ces deux familles politiques. Proche et spécialiste d’André Gorz, Christophe Fourel a publié avec Clara Ruault, philosophe intéressée par les questions de santé et d’environnement, Ecologie et Révolution. Pacifier l’existence (Les Petits matins, 2022). Cet ouvrage présentait la rencontre entre Gorz et Herbert Marcuse, fondatrice, selon les deux auteurs, de l’écologie politique. Céline Marty est également philosophe et est l’autrice de Travailler moins pour vivre mieux. Guide pour une philosophie antiproductiviste (Dunod, 2021).

Une histoire des idées au service d’un avenir politique commun

L’influence de l’écologie sur la gauche ne date pas d’aujourd’hui, même si elle se renforce avec l'aggravation de la crise écologique. Le chancelier allemand social-démocrate Willy Brandt estimait par exemple que l’écologie avait fortement contribué au renouvellement de la gauche de son pays. Ces deux familles convergent tout particulièrement autour de la critique d’un capitalisme productiviste incompatible avec les limites planétaires.

Pour autant, des différences avec plusieurs traditions de la gauche se font jour lorsque l’écologie politique se montre critique de la modernité. Par exemple, dans sa redéfinition du rapport à la nature, la première bouscule l’anthropocentrisme d’une partie de la gauche ou, lorsque critique de certaines technologies, elle remet en cause la croyance de cette dernière dans le progrès, en tant qu’élément déterminant de meilleures conditions de vie pour tous.

En dépit de ces divergences, qui existent au sein même du socialisme et de l’écologie — lesquels sont eux-mêmes des mouvements pluriels —, l’objectif de cet essai est de pointer, à l’aune de la philosophie politique, les perspectives communes face aux défis auxquels ces deux familles politiques font face, et/ou devraient faire face ensemble. Certaines de ces alliances existent déjà, à différents stades, dans la théorie politique comme dans la pratique militante, depuis quelques années. Plusieurs expressions récentes, malgré leurs limites respectives, témoignent de ces rapprochements : « l’écologie populaire », « la planification écologique » ou encore la « nouvelle classe écologique ».

Au cœur de cet essai, ces trois auteurs présentent une histoire des idées politiques, principalement issues de l’écologie. Ils se penchent sur le passé pour préparer l’avenir et montrer la complémentarité potentielle entre l'écologie politique et la gauche. Ce faisant, ils rappellent comment l’écologie a déjà contribué au renouvellement de la gauche au cours de l’histoire. « L’ensemble de l’ouvrage vise donc à saisir les potentialités critiques et novatrices d’une écologie anticapitaliste, sa genèse, et son actualité pour les grands enjeux politiques et environnementaux de notre temps. »

La politisation de la question environnementale

La question climatique n’est pas qu’une question scientifique ; elle est éminemment politique. Elle ne s’attache pas qu’à l’environnement, mais, en invitant à repenser nos rapports à la nature, elle remet en cause nos sociétés. Dès ses débuts, l’écologie politique a ainsi critiqué certaines formes de la vie quotidienne, celle-ci dépassant le cadre naturel de nos existences, par exemple le poids de l’industrie ou des infrastructures.

L’année 1972 marque un tournant avec le rapport du club de Rome, ou rapport Meadows. Les réactions de la gauche sont contrastées. Si le vice-président social-démocrate de la Commission européenne de l’époque, le Néerlandais Sicco Mansholt, propose un plan de décroissance, le parti communiste y voit un risque de diminution du bien-être pour les moins aisés. Les chocs pétroliers successifs et le travail de sape de l’industrie pétrolière plongent ensuite les recommandations du rapport dans l’oubli. Pour autant, des réflexions sur de nouveaux indicateurs de richesse, ou la remise en cause du dogme de la croissance, conduisent par exemple au développement du concept de « développement durable » (forgé par le rapport Brundtland de 1987, du nom de l’ancienne Première ministre norvégienne, qui présidait la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l'Organisation des Nations unies).

En 1979, la publication du Principe responsabilité du philosophe allemand Hans Jonas marque une nouvelle étape dans la prise de conscience de l’impératif écologique, sous l’angle de l’éthique. La naissance du GIEC, le premier sommet de la Terre en 1992 à Rio, témoignent de l’influence de sa réflexion. Parallèlement, l’écologie politique réactive la notion d’utopie ou la tradition libertaire de la gauche avec des penseurs comme Elisée Reclus ou Murray Bookchin. Enfin, l’actualité de la crise écologique invite à envisager la question de la temporalité de l'action politique et donc une nouvelle forme de « réformisme révolutionnaire » (André Gorz), visant à « dépasser la société existante vers la société différente qui est en gestation et qui fournit aux actions leur sens et leur but. »

Critique du productivisme

L’écologie politique questionne également le productivisme dès les années 1970 alors que celui-ci a encore tendance à être vu par la gauche comme une condition du bien-être du plus grand nombre, ou d’une meilleure justice sociale. Outre que la première remet en cause les conséquences environnementales de la société industrielle, elle pointe aussi son incapacité à réellement satisfaire les besoins sociaux (André Gorz, Ivan Illich, Herbert Marcuse). Ce faisant, le mouvement écologiste s’inscrit dans le sillage des différentes publications, citées plus haut, qui soulignent l’incapacité de la Terre à supporter une croissance infinie.

Plus largement, l’écologie « se démarque idéologiquement par une critique du contenu de la production capitaliste assez novatrice par rapport au socialisme qui se concentre sur la critique des conditions de production. » Certaines technologies, prétendument neutres, sont particulièrement visées, comme la voiture ou le nucléaire, pour les choix de société et les infrastructures qu'elles impliquent. Les écologistes engagent ainsi une réflexion sur la finalité de nos productions avec en ligne de mire la volonté de préserver au maximum l’autonomie des individus et de leurs collectifs.

Au-delà de la nature, de la culture et de la domination masculine

Ch. Fourel, C. Marty et C. Ruault invitent également à envisager l’apport de plusieurs pensées philosophiques ou issues des sciences sociales. Des auteurs comme l’anthropologue Philippe Descola, en critiquant notre conception de la modernité, pointent les effets pervers de la construction de l’idée de nature en tant qu’entité indépendante et opposée à la culture. La nature devient alors exploitable par l’homme. Ces penseurs font également le lien entre domination de la nature par l’homme et domination de l’homme par l'homme. A contrario, ils montrent la diversité des rapports que les sociétés humaines (non occidentales notamment) ont pu établir avec les mondes naturels et en appellent à un réencastrement ou à un « atterrissage », pour reprendre la formule de Bruno Latour.

Dans un même ordre d’idée, la philosophe écoféministe Carolyn Merchant analyse les rapports de domination analogues visant les femmes et la nature : « L’identification de la femme à la nature a joué contre la nature et contre la condition des femmes, considérées comme également inférieures, comme également disponibles, manipulables, exploitables par le corps et la pensée masculine. » Sa critique vise également une certaine conception de l’universel véhiculée par la science, qui vise à perpétuer cette double domination. C. Merchant se penche ainsi sur les figures de la sorcière et de la sage-femme, dont les savoirs sont dévalorisés.

Ecologie politique ou barbarie

Enfin, les trois auteurs discutent de la notion controversée de « décroissance », née au sein de la pensée écologiste (Illich, Gorz, et surtout Serge Latouche). La décroissance matérielle, compte tenu de la finitude des ressources, est inévitable. Mais est-elle compatible avec le maintien d’une croissance économique ? Non, selon les économistes écologistes, pour qui le découplage entre croissance économique et des émissions de CO2 n’est pas possible. Il convient alors d’anticiper cette décroissance plutôt que de la subir lors de crises brutales. Les auteurs donnent en exemple les politiques de sobriété en faveur du vélo mises en place à la suite des chocs pétroliers aux Pays-Bas ou au Danemark.

Décroître de manière organisée (une « décroissance écosocialiste et autogérée »), c’est également redonner une place plus importante aux activités sociales et culturelles, à une logique du « moins mais mieux » et interroger l’utilité de certaines productions néfastes et réservées aux élites. Pour cela, « seule une intersectionnalité des luttes sociales – y compris féministes et antiracistes – et écologiques, qui tiennent compte des inégalités et dominations produites par le capitalisme, permettra de mobiliser une classe écologique suffisamment forte pour défendre un projet de société décroissante ».

En conclusion de cet essai, l’idéal d’« émancipation collectif » du projet écologiste, qui se doit de prendre en compte les nombreuses leçons de l’histoire de la gauche, notamment celle de la lutte des classes, est opposé au risque d’un « éco-fascisme ». Théorisé par André Gorz en 1974, ce terme désigne la potentielle récupération et perversion par l’extrême-droite de certains mots d’ordre de l’écologie : malthusianisme, enracinement, régionalisme… Les auteurs achèvent leur démonstration sur une citation du même Gorz : « Il nous faut réussir le tour de force de répondre à la fois aux questions du XIXe siècle et à celles du XXIe siècle ». Et de commenter : « Une belle façon de suggérer combien reconnaître la dette réciproque de la gauche et de l’écologie politique en est la clé. »