La rencontre entre Herbert Marcuse et André Gorz a-t-elle constitué l’un des actes fondateurs de l’écologie politique ?

La difficulté à imaginer une société prenant réellement en compte l’environnement est souvent avancée pour expliquer le manque d’attrait des partis politiques écologistes. Pour autant, les réflexions à ce sujet ne sont pas nouvelles et datent, au moins, des années 1970. Le philosophe André Gorz (1923-2007) a joué à ce titre un rôle déterminant, avec d’autres, dont son homologue américain, Herbert Marcuse (1898-1979), surtout connu pour son rôle d’inspirateur de la contre-culture dans les années 1960-1970.

 

Une rencontre déterminante pour l’écologie politique

Dans leur essai « Ecologie et révolution », pacifier l’existence, l’économiste Christophe Fourel et la philosophe Clara Ruault estiment d’ailleurs que la rencontre entre ces deux penseurs a été déterminante pour la naissance de l’écologie politique, sans compter leur influence sur la « nouvelle gauche », sur laquelle le philosophe américain Dick Howard revient dans sa préface. Outre la lecture critique de L’Homme unidimensionnel (1964) de Marcuse par Gorz à la sortie du célèbre livre, les deux hommes participent tous les deux au grand colloque « Ecologie et révolution » organisé par Gorz à Paris en 1972. Il s’en suit des échanges fournis entre eux, jusqu’à la mort de Marcuse en 1979.

Marcuse et Gorz sont tous les deux issus du marxisme, également formés à la philosophie allemande, directement pour Marcuse, qui réalise sa thèse sous la direction d’Heiddeger et suit les cours d’Husserl, ou indirectement pour Gorz, disciple de Jean-Paul Sartre. Leur relation avec la social-démocratie diffère toutefois. Marcuse s’en méfie fortement, ayant connu la répression du mouvement spartakiste par le SPD   en tant que jeune soldat en Allemagne à la sortie de la Grande Guerre. De son côté, Gorz pense encore possible des « réformes révolutionnaires ».

 

Des pensées convergentes

L’impact de l’œuvre de Marcuse sur Gorz se fait sentir à plusieurs degrés. Ils se retrouvent par exemple sur l’idée de la non-neutralité de la science et de la technique, qui participe de la reproduction d’un système productiviste, visant à dominer la nature. Avec Ivan Illich, ils s’accordent sur la contre-productivité de la technique passé un certain stade, qui se doit donc d’être repensé. Par ailleurs, Marcuse envisage l’exploitation de l’homme par l’homme, mais aussi de la femme par l’homme, dans la continuité de celle de la nature. Les libérations de l’homme, de la femme et de la nature participent donc d’un même combat, celui de l’écologie politique, puisque les « outils du capitalisme » sont « antiécologiques ». Il s’agit de retrouver autonomie et liberté dans le travail et la détermination des besoins et des fins.

Enfin, Marcuse fait progressivement prendre conscience à Gorz de l’impossibilité pour le prolétariat d’initier un mouvement révolutionnaire, même si sa participation reste indispensable à sa réussite. La leçon est retenue par Gorz comme en témoigne son Adieux au prolétariat (1980) qui prend acte de la disparition du potentiel rôle révolutionnaire de cette classe au profit de ce que le sociologue Alain Touraine appelle les « nouveaux mouvements sociaux ».

En complément de cette contextualisation fine de leur rencontre et d’une lecture croisée des rapports entre les œuvres des deux hommes, le livre rassemble plusieurs textes, dont certains inédits, qui documentent ce moment fondateur : le compte rendu critique du livre de Marcuse déjà cité, les entretiens menés par Gorz avec Marcuse dans le cadre des activités de journaliste du premier au Nouvel Observateur ou à la suite du colloque, les textes des interventions des deux auteurs lors de ce dernier, et enfin la nécrologie chaleureuse de Marcuse par Gorz.

Avec le recul, le lecteur ne peut qu’être frappé par l’évidence et la justesse de leurs diagnostics – des « faux besoins » à notre incapacité actuelle à imaginer une alternative à une civilisation capitaliste anesthésiante fondée sur le confort et la consommation. Leurs riches échanges invitent à la (re)découverte de leurs œuvres respectives. Enfin, ces derniers s’inscrivent clairement dans une écologiste humaniste, donnant toute sa place à l’homme dans le respect de son environnement à la fois « vécu » et naturel afin de « pacifier l’existence ».