Le patriarche de l'éthique environnementale anglo-américaine livre une réflexion stimulante sur les enjeux et les attentes d'un champ de recherche en plein développement.

Holmes Rolston III est actuellement Professeur de philosophie émérite à l’université du Colorado, et peut être tenu pour le patriarche de l’éthique environnementale anglo-américaine telle qu’elle s’est constituée en tant que champ d’investigation philosophique au début des années 1970.


nonfiction.fr : Comment pourriez-vous caractériser la spécificité de votre entreprise au sein de ce champ de recherche de formation récente qu’est l’éthique environnementale ?


Holmes Rolston : L’élaboration d’une éthique du respect approprié de la vie sur terre considérée dans toute sa diversité et complexité est au centre des efforts que j’ai accomplis. La spécificité de mon entreprise tient à ce que je défends une théorie de la valeur intrinsèque dans la nature, en demandant en outre que soit protégée la vie telle qu’elle se manifeste aux niveaux des écosystèmes et des espèces. Mon objectif est de réussir à convaincre mes contemporains qu’ils ont une responsabilité à l’endroit des communautés de vie qui coexistent sur cette terre merveilleuse qui est la nôtre, en leur apprenant à la considérer comme le fruit d’une longue histoire naturelle dont nous sommes les héritiers.


nonfiction.fr : Comment pourrait-on caractériser de façon générale le projet d’une éthique environnementale ? Est-elle, selon vous, une sous-discipline relevant de l’éthique appliquée ? Seriez-vous d’accord pour dire que le concept de "valeur intrinsèque" auquel vous venez de faire allusion y occupe une place centrale ? 


Holmes Rolston : L’éthique environnementale traite des devoirs que nous avons à l’endroit du monde naturel et des valeurs qui y sont présentes. Elle est tout autant une affaire de théorie que de pratique. Il s’agit de s’interroger à nouveaux frais sur l’identité des sujets ou des entités à l’endroit desquels nous avons des devoirs, et sur les niveaux appropriés des obligations qui nous incombent, en élargissant le champ de considération morale tel qu’il a été délimité par la tradition afin d’y inclure le monde naturel, pour pouvoir former des jugements qui soient appropriés à cette nouvelle donne. Dans cette mesure, le concept de valeur intrinsèque doit être tenu pour tout aussi important que celui de valeur instrumentale, sans oublier l’indispensable concept de valeur systémique.


nonfiction.fr : Comment définiriez-vous cette valeur systémique ?


Holmes Rolston : J’entends par valeur systémique une valeur d’un autre ordre que la valeur instrumentale ou la valeur intrinsèque. La valeur instrumentale est celle qui est conférée à une chose lorsqu’elle sert de moyen à une fin : par exemple, les organismes individuels sont capables de valoriser de façon instrumentale ce qui contribue d’une manière ou d’une autre à la réalisation de la fin qu’ils poursuivent, à savoir se maintenir dans l’existence et se reproduire. La valeur intrinsèque est celle que l’on trouve à même le monde naturel lorsque nous rencontrons quelque chose qui comporte une valeur en soi-même : par exemple, une vie se défend pour ce qu'elle est en elle-même, sans qu'il soit nécessaire de faire entrer en ligne de compte aucune autre référence que cette vie même. Aucun de ces deux concepts traditionnels n’est pleinement satisfaisant au plan des écosystèmes. Un écosystème est une matrice d’interconnexions où les composantes biotiques et abiotiques évoluent solidairement, où les organismes individuels sont instrumentalisés pour servir le système, comme lorsque les fauvettes servent à réguler la population des insectes, rendant par là même possible l’édification d’équilibres écosystémiques provisoires. La valeur systémique de la nature désigne la créativité qui opère au sein de la nature en vertu de laquelle viennent au jour la plus grande diversité et la plus grande complexité des formes de vie dans le cadre d’un système où rien n’est laissé au hasard, où tout joue un rôle, aussi discret soit-il, et où pourtant tout peut advenir.          


nonfiction.fr : Voyez-vous des différences importantes entre l’éthique environnementale et l’éthique animale, comme le pensait naguère J. Baird Callicott   ?


Holmes Rolston : L’éthique animale prend à cœur le bien-être des animaux sensibles, et traite essentiellement des souffrances et des plaisirs auxquels sont sujets les animaux. L’éthique environnementale est bien plus inclusive. C’est une éthique du respect de la vie telle qu’elle se déploie à des multiples niveaux : des animaux aux plantes, en passant par les insectes, les espèces, les écosystèmes et l’ensemble du biosystème terrestre. Sur ce point, je tombe donc en accord avec Callicott.


nonfiction.fr : La référence constante à Aldo Leopold constitue l’une des caractéristiques frappantes de l’éthique environnementale américaine. Comment vous situez-vous parmi les différents héritiers de Leopold ? Il nous semble que vous retenez principalement de la pensée de Leopold l’idée selon laquelle l’homme est partie prenante d’une "communauté biotique", mais que, par contraste par exemple avec J. Baird Callicott, vous ne cherchez pas à comprendre cette idée dans une perspective "écocentrique". Il nous semble que votre travail met l’accent sur une autre ligne d’interprétation de la notion de "communauté biotique" : peut-être pas comme "environnement", mais plutôt comme "destin partagé".


Holmes Rolston : L’idée d’une "communauté de destin" ou des "destins entrelacés" permet de mieux comprendre la place qu’occupent les êtres humains sur terre au sein des communautés biotiques. Ces dernières constituent à la fois le système dont dépend notre survie écologique, et un milieu qui regorge d’organismes doués d’un bien qui leur est propre, lequel ne se laisse pas définir par la seule référence à la vie même de l’organisme, mais encore par référence à la niche écologique qui les abrite. Je diffère de Callicott en ceci que les êtres humains ne constituent pas simplement, à mes yeux, une partie de la nature parmi les autres, mais plutôt une forme d’existence qui introduit une solution de continuité importante dans le règne de la nature. Je considère que les êtres humains, parce qu’ils ont su édifier des cultures dans lesquelles les savoirs peuvent se cumuler et se transmettre de génération en génération, transcendent éminemment le règne de la nature sauvage et spontanée. L’humanité est la seule espèce à savoir qu’elle existe sur une planète, la seule aussi à mettre en danger la planète sur laquelle elle vit, la seule enfin à pouvoir se reconnaître une responsabilité morale non seulement à l’endroit des autres êtres humains, mais à l’endroit de la biosphère.


nonfiction.fr : L’éthique environnementale a encore mauvaise presse en France dans une certaine mesure. Elle a été accusée d’ "écofascisme" au motif qu’elle n’hésiterait pas à sacrifier des intérêts humains (voire des vies humaines) à la préservation de la nature. Vous avez vous-même défendu, dans un article qui a fait coulé beaucoup d’encre   que, dans certains cas, il était souhaitable de ne pas nourrir ceux qui ont faim, au profit de la préservation de telle ou telle espèce animale. Que pensez-vous de façon générale de l’accusation d’écofascisme adressée à l’éthique environnementale, et comment vous en défendez-vous en particulier ? 


Holmes Rolston : Les individus existent toujours au sein de communautés. Ce sont des êtres de culture qui tiennent leur identité de la culture qu’ils reçoivent en héritage et qu’ils vont s’efforcer de transmettre aux générations futures. Les Français, à juste titre, sont fiers de leur pays et de leur culture. Au cours des cent dernières années, nombreux sont ceux qui se sont dévoués corps et âme à la défense de leur patrie, jusqu’à sacrifier leur vie à cette cause. L’amour de la famille, l’amour de la patrie définissent autant de vertus, au même titre que l’amour de celles et ceux qui vivent dans d’autres contrées que la nôtre, au même titre encore que l’amour de toutes ces formes de vie qui sont différentes de la nôtre. Est-ce cela que l’on appelle le fascisme ?

S’il était avéré qu’en l’absence de toute autre alternative crédible le sacrifice d’une espèce animale puisse réellement résoudre de façon durable les problèmes de la faim dans le monde, alors je me résoudrais peut-être à adopter cette solution. Mais cette hypothèse d’école ne renvoie à aucune réalité. Les situations dont je parle et que j’analyse dans le texte auquel vous faites allusion sont très différentes : c’est par exemple la situation d’individus vivant, comme vous et moi, aux États-Unis ou bien en France, et qui, bien qu’ils disposent d’assez de richesses pour pouvoir nourrir ceux qui ont  faim dans le monde, choisissent de ne pas le faire ; c’est encore la situation de ceux qui souffrent aujourd’hui de malnutrition dans les pays en voie de développement, en raison d’une distribution inéquitable des richesses. Croyez-vous que l’on puisse résoudre de façon durable le moindre problème en Afrique en tuant les rares rhinocéros encore en vie ? Croyez-vous que l’on puisse résoudre le moindre problème en Inde ou au Népal en faisant paître les vaches dans les réserves de tigres ? Il faut s’attacher à résoudre des problèmes précis tels qu’ils se présentent précisément et à l’endroit précis du monde où on les rencontre. La faim dans le monde ne sera pas résolue en sacrifiant peu ou prou les rares parcs naturels qui nous restent. Au mieux, on n’aura fait que différer la solution des problèmes qui se posent vraiment, cependant que la faim dans le monde ne cessera d’empirer. Je demande instamment à mes critiques de lire ce que j’ai écrit sur ce sujet et de prendre le temps de l’étudier.  


nonfiction.fr : Le darwinisme nous paraît constituer une référence centrale dans vos travaux, mais vous repoussez l’interprétation radicale qu’en proposent certains darwiniens tels que Stephen Gould ou Michael Ruse, qui placent au principe de l’évolution du vivant une contingence radicale. L’histoire de la vie sur terre obéit, selon vous, à une " téléologie faible". Cette position vous a valu des critiques sévères tout récemment de la part de Michael Ruse qui vous reproche de n’être pas darwinien et de proposer une "théologie de la nature d’après Paley   ". Vous ne manquerez probablement pas de vous en défendre, mais comment distinguez-vous votre position de celle des partisans de l’"Intelligent Design" et de celles des créationnistes dans la mesure où vous reprenez explicitement à votre compte l’idée d’une "créativité" dans la nature ?


Holmes Rolston : Parmi les sujets qui divisent entre eux les darwiniens, l’un des plus importants porte sur la question de savoir si le cours de l’histoire naturelle doit être interprété comme étant contingent, probable ou bien inévitable. Gould et Ruse estiment qu’il est contingent.  Simon Conway Morris, qui a fait tout le travail de description paléontologique des schistes de Burgess sur lequel Gould s’est appuyé, estime, quant à lui, que l’histoire naturelle évolutive a quelque chose d’inévitable, et que l’interprétation que Gould en propose est complètement erronée. Michael Ruse, comme vous le savez, a écrit il y a quelques années un gros livre dans lequel il s’est efforcé de mettre au rancart de la pseudo-science la thèse selon laquelle il existerait une tendance profonde portant la vie à se diversifier et à se complexifier   . Pourquoi son livre est-il si long ? Précisément parce qu’il s’oppose à ce que la plupart des biologistes ont soutenu, ce qui l’a contraint à discuter et à réfuter un à un leurs arguments. Edward O. Wilson, Ernst Mayr, Theodosius Dobzhansky, George G. Simpson, Christian de Duve, Manfred Eigen, Melvin Calvin, George Wald – tous sont des lauréats du Prix Nobel, et tous ont estimé que l’histoire évolutive naturelle était traversée par une tendance à la créativité. Je suis darwinien. Nul ne peut en douter sérieusement, pas même Ruse ! Simplement, je pense que, sur le point précis dont nous discutons, il n’y a pas d’orthodoxie darwinienne, mais qu’il existe plutôt un éventail de positions qui sont toutes également compatibles avec le darwinisme.

Pour ce qui est de ce que l’on appelle l’"Intelligent Design", je commencerai par vous faire remarquer que la Bible elle-même n’enseigne rien de tel. Le mot de "dessein" n’apparaît nulle part dans la Genèse. On y voit plutôt Dieu créer une Terre qui enfante à partir d’elle-même une multitude de créatures. L’idée d’un Ingénieur divin qui construirait des organismes séparément les uns des autres, puis qui les insérerait dans la nature sauvage, relève de la théologie de pacotille – pour ne rien dire de la médiocre valeur scientifique de ce genre d’hypothèse. Avec une telle conception, la nature paraît vraiment trop passive et Dieu trop manipulateur ! La nature n’est pas une marionnette, mais le lieu où se produisent des organismes s’auto-organisant. Il me semble plutôt que Dieu est pris dans la nature, logé en elle et soumis à ses fonctionnements. Il ouvre de nouveaux espaces où les créatures réalisent de nouvelles percées, en termes de talents ou de puissance.

Il n’y a rien de "faible" dans une telle conception de la création qui relève, si vous voulez, de la foi dans la mesure où un tel discours outrepasse assurément ce que la biologie enseigne, mais rien de ce qu’enseigne la biologie ne me semble contradictoire avec une telle foi ! Rien n’est dit par là des multiples manières et des divers degrés de plénitude selon lesquels  Dieu peut se manifester dans la vie de tout un chacun.

nonfiction.fr : De votre travail, on peut dégager de manière très frappante l’idée qu’une perte irrémédiable et irréparable va se produire. Le succès de l’éthique environnementale aujourd'hui est peut-être lié à ce sentiment, à cette peur. Mais précisément, tout votre travail semble un immense effort tendu vers un seul but : éviter cette catastrophe, éviter que survienne cette irréversible destruction d’espèces. On peut pourtant justifier cette destruction de deux manières. Avec des arguments naturalistes du type : " il y a toujours eu des extinctions dans la nature, pensez à ce qui s’est passé au Permien". Mais aussi peut-être avec des arguments chrétiens, qui relieraient notre perception de la valeur des choses à l’idée de leur sacrifice. Ce sentiment d’un sacrifice irréparable qu’il faut malgré tout faire, n’est-ce pas un peu — dites-nous si nous allons trop loin !— l’histoire de Jésus-Christ ? (rires).
 

Holmes Rolston : C’est surtout l’urgence du moment présent, le sentiment que nous sommes en train de perdre quelque chose de façon irrémédiable qui rend perceptibles les valeurs. Et nous sentons tous aujourd’hui qu’il est peut-être déjà trop tard. Que tout se passe comme si la catastrophe était vouée à se produire. Serions-nous condamnés à détruire la nature, à faire cet ultime sacrifice, comme pour faire place nette à ce qui, demain, pourrait advenir ? Relisez la Bible. Qu’est-ce que l’Arche de Noé après tout si ce n’est la première entreprise visant à porter secours aux espèces en danger ? Dieu, bien décidé à punir l’arrogance des hommes lancés à l’assaut des portes du ciel, demande à Noé de sauver toutes les espèces animales. Si d’aventure une voix se faisait entendre de nos jours pour appeler l’humanité à l’ultime sacrifice de toutes les espèces encore en vie sur terre à des fins égoïstes, ainsi qu’à l’édification d’une nouvelle tour encore plus grande que la tour de Babel, alors sans doute faudrait-il que Dieu provoque un nouveau Déluge (on dirait peut-être de nos jours : un super réchauffement climatique) et demande à un nouveau Noé de construire une autre Arche. Souvenez-vous aussi de la parole du Christ : le lys champêtre est plus magnifiquement paré que Salomon dans toute sa gloire   . L’orgueil du Roi Salomon a fini par provoquer sa chute, mais la gloire des fleurs de lys des champs, elle, ne décline jamais. J’en fais tous les ans l’expérience dès que cessent les gelées de l’hiver et que se mettent à éclore les premières anémones sauvages du printemps   .


nonfiction.fr : Buffon, le naturaliste français rival de Linné, a soutenu que la nature ne fait rien de bon par elle-même : elle n’est belle que si elle est domestiquée. Il n’accordait par exemple aucune valeur à un marais : vraisemblablement, ça n’était pour lui rien de beau, plutôt de l’espace perdu et une source de maladies. Sans doute, une telle conception doit vous hérisser (surtout qu’elle était fondée, dans l’esprit de Buffon, sur l’exemple de la "wilderness" américaine). Mais sans doute une telle conception nous indique à quel point notre relation à la nature dépend de nos représentations culturelles : les eaux jugées "stagnantes" des marais contredisaient l’idée d’une libre circulation sans barrières. Donc il ne s’agit pas seulement ici d’opposer la nature domestiquée de l’Europe et la nature sauvage de l’Amérique, mais plutôt de lier notre rapport à la nature à des conceptions philosophiques. Si l’on vous demandait de même de préciser cet arrière-plan philosophique de vos idées, quel serait-il ?


Holmes Rolston : Soixante millions de Français ne peuvent pas avoir tort – titrait récemment un livre à succès   ! Mais vous admettrez qu’un seul peut bien avoir tort. Et c’était le cas de Buffon. Même Linné détestait les marécages, en quoi assurément il se trompait. Thoreau faisait preuve sur ce point d’une plus grande sagacité : "Lorsque je cherche du loisir, je me mets en quête du bois le plus sombre, du marécage le plus dense, le plus interminable et, aux yeux du citadin, le plus désolé. J’y pénètre comme dans un lieu saint, un sanctum sanctorum. C’est là que se trouve la vigueur, la moelle de la nature"   . Si la façon dont on se représente la nature vous semble reposer sur des constructions sociales, le meilleur remède que je puisse vous recommander, c’est de consulter au plus vite un bon manuel de biologie, de l’ouvrir au chapitre où il est question des marécages (cherchez dans l’index rerum l’entrée : " zones humides"), et vous verrez que les marécages comptent au nombre des écosystèmes les plus productifs de la terre et qu’ils sont exceptionnellement riches en biodiversité. La conception philosophique de la nature que je défends puise à de multiples sources, et notamment à celle de la science biologique moderne, laquelle nous enseigne que la nature a évolué durant trois milliards et demi d’années sans avoir aucun égard pour les êtres humains et pour leurs constructions culturelles, qu’elle a toujours été pour eux alentour, en soutenant leur vie et leurs entreprises. 


nonfiction.fr : La beauté est souvent considérée incompatible avec une conception darwinienne de la nature. En 1867, par exemple, le Duc d’Argyll pensait réfuter la théorie de la sélection naturelle en lui opposant le spectacle de la beauté, produite par l’Artisan divin   . Au contraire, votre philosophie tente de conserver ensemble le darwinisme et la beauté. Ce n’est pas la "nature sanglante, qui lutte bec et ongles", mais plutôt une nature dans laquelle nous pouvons nous immerger, en éprouvant un sens pacifique de communauté. Comment réalisez-vous cette synthèse du darwinisme et de la "bonne Création" ?


Holmes Rolston : La vie persiste au sein même de la destruction et de la mort incessante, et il en est ainsi depuis trois milliards et demi d’années. Songez une fois encore à l’éclosion d’une anémone au printemps. La vie persiste au sein même de la lutte. L’évolution marque de son empreinte chaque espèce dont l’existence seule témoigne de ce qu’elle a su s’ajuster de façon satisfaisante à l’écosystème au sein duquel se trouvaient réunies les conditions de sa survie. L’ajustement adaptatif sélectionne parmi les individus ceux qui sont plus capables que d’autres, en vertu de leurs gènes, du phénotype qui est le leur ou encore de leur mode de vie, de transmettre à la génération suivante le bénéfice d’un meilleur ajustement adaptatif. La vie ne cesse jamais ainsi de se régénérer, comme le disent les biologistes. La vie ne cesse jamais ainsi de se rédimer, comme le disent les théologiens. Il se produit toujours comme une relève des valeurs vitales négatives qui les transforme de telle sorte à permettre l’accomplissement d’une valeur plus haute. La vie s’édifie sur la vie, parcourt de bas en haut les chaînes trophiques, assimile les nutriments et recycle les matériaux, et ce depuis des siècles. Voyez le résultat : plusieurs milliards d’espèces sont apparues depuis les débuts de la vie sur terre, et plusieurs millions sont actuellement encore en vie. Il n’y a dans un tel concert rien de disharmonieux, même si la basse continue laisse entendre, de temps à autre, une dissonance. Certains darwiniens, que l’on croirait frappés de surdité, n’ont d’oreille que pour les fausses notes. Ceux qui ont l’ouïe plus fine savent attendre la fin de l’accord jusqu’à la résolution.


nonfiction.fr : Quel est selon vous l’avenir de l’éthique environnementale tant d’un point de vue disciplinaire (qu’y a-t-il après ? Quels sont les nouvelles problématiques émergentes?), que d’un point de vue politique (est-elle susceptible de trouver des applications à l’avenir ?) ? Ne pensez-vous pas que l’éthique environnementale doive accomplir sa révolution copernicienne sous la forme du "tournant pragmatiste" que Bryan Norton appelle de ses vœux, et qui lui permettrait de peser enfin de tout son poids lors des débats politiques ?


Holmes Rolston : Aussi longtemps qu’il y aura sur terre des agents moraux et que les valeurs de leur environnement naturel seront en jeu, l’éthique environnementale aura un avenir. L’ironie de l’histoire veut que la nature se soit rappelée au bon souvenir des êtres humains et se soit imposée comme un enjeu moral central au moment précis où ces derniers – fiers comme Artaban des chiffres de la croissance industrielle et de ceux du développement économique – semblaient s’éloigner d’elle de plus en plus, au fur et à mesure que grandissait leur maîtrise des processus naturels et que s’accentuait la reconfiguration de l’environnement naturel à grands renforts d’innovations technologiques.  

Tout semble indiquer que, dans un avenir prévisible, l’environnement continuera de figurer sur l’agenda du monde et de constituer pour l’humanité un problème brûlant. L’enjeu de l’éthique environnementale est parfois de sauver les choses du passé qui se trouvent encore alentour – tels les séquoias géants ou les grues blanches. Mais elle n’a guère d’avenir si elle se borne à effectuer un travail de conservation muséale. L’enjeu de l’éthique environnementale, c’est la nature telle qu’elle fut et telle qu’elle sera. Diverses combinaisons de nature et de culture ont assez bien fonctionné à travers les siècles. Force est de constater qu’elles ne fonctionnent plus.

L’avenir qui nous fait face est tout simplement sans précédent. Nous savons que nous vivons l’une des ruptures de l’histoire, à l’heure où les catastrophes se multiplient sur la surface du globe, nous contraignant à nous demander si la civilisation occidentale ne serait pas essentiellement autodestructrice. Les sociétés modernes menacent la stabilité, la beauté et l’intégrité de la terre   , et par là même toutes les cultures que les hommes ont édifiées sur ce fondement. C’est la tâche d’une éthique interhumaine que de déterminer des modalités d’ajustement adaptatif satisfaisantes pour les êtres humains considérés au sein de leurs communautés ; et c’est la tâche d’une éthique environnementale que de déterminer des modalités d’ajustement adaptatif satisfaisantes pour les êtres humains considérés au sein des communautés de vie sur terre avec lesquelles ils cohabitent.

Norton a mille fois raison de vouloir entrer dans l’arène publique en défendant des principes pragmatiques, et nul doute qu’il parvienne à guider, en les éclairant, les décisions des responsables politiques. Il a incontestablement des raisons valables pour agir en ce sens, et j’y souscris pleinement. Mais je ne peux pas me contenter, pour agir, de raisons qui soient simplement valables, je veux aussi que l’on me donne de bonnes raisons de faire ce que je dois faire – entendez : les meilleures raisons de le faire. Ces dernières exigent que l’on ne se borne pas à invoquer les intérêts égoïstes des êtres humains – aussi éclairés que puissent être ces derniers. Les êtres humains ont sans doute leurs raisons de penser que les intérêts des êtres humains doivent toujours avoir la priorité et l’emporter sur les considérations qu’inspire le bien-être des autres êtres non humains. De la même manière, les Américains ont sans doute leurs raisons de penser que leurs intérêts doivent toujours avoir la priorité et l’emporter sur les considérations qu’inspirent les intérêts de ceux qui ne sont pas des Américains – par exemple les intérêts des Français. Mais avouez qu’aucune de ces deux positions ne se recommande par sa moralité.  


* Propos recueillis par Hicham-Stéphane Afeissa et Thierry Hoquet le 22 février 2008.          


* À lire également sur nonfiction.fr :

- La critique de l'ouvrage collectif coordonné par Christopher J. Preston et Wayne Ouderkirk, Nature, value, duty. Life on Earth with Holmes Rolston, III (Springer), par Thierry Hoquet.
En attribuant à la nature une "valeur", Rolston pense fonder une "éthique". Une thèse que discute ce volume difficile mais passionnant.

- La critique de l'ouvrage de Lester Brown, Le plan B. Pour un pacte écologique mondial (Calmann-Lévy), par Laurene Chenevat.
Un livre se distinguant par la force et la lucidité de son analyse statistique et la volonté de proposer les solutions les plus viables à la crise environnementale.

- La critique de l'ouvrage d'Al Gore, Urgence planète Terre. L'esprit humain face à la crise écologique (Alphée), par Jérôme Cuny.
Al Gore présente dans ce livre un état des lieux l’environnement et des menaces majeures que nous représentons pour l’environnement.

- La critique de deux ouvrages de Dale Jamieson, Morality's Progress (Oxford University Press) et Ethics and the Environment. An Introduction (Cambridge University Press), ainsi que d'un ouvrage collectif qu'il a dirigé, A Companion to Environmental Philosophy (Wiley-Blackwell), par Catherine Larrère.
Trois ouvrages qui nous convaincront que la globalisation de la crise environnementale ne condamne pas pour autant la réflexion développée par les éthiques environnementales.

- La critique de l'ouvrage de Robert P. Weller, Discovering Nature. Globalization and Environmental Culture in China and Taïwan (Cambridge University Press), par Frédéric Keck.
En Chine et à Taïwan, Robert Weller s'interroge sur une autre forme de rapport à la nature et à l’environnement.

- La critique du l'ouvrage de Bryan G. Norton, Sustainability. A philosophy of Adaptive Ecosystem Management (University of Chicago Press), par Hicham-Stéphane Afeissa.