Trois ouvrages qui nous convaincront que la globalisation de la crise environnementale ne condamne pas pour autant la réflexion développée par les éthiques environnementales.

Dans les années soixante-dix, la réflexion morale s’est donné un nouvel objet : l’environnement. L’éthique environnementale qui s’est ainsi développée, principalement dans les pays anglophones, a longtemps été ignorée, ou décriée, en France. Elle commence à être maintenant mieux connue : ses textes fondateurs sont désormais accessibles en français   . Plus de trente après, où en est-on ? La réponse est claire, nous en sommes à l’époque de la globalisation. En 1992, le premier Sommet de la Terre, à Rio de Janeiro, a manifesté publiquement la dimension mondiale, ou plutôt planétaire, des questions environnementales. Aujourd’hui, le changement climatique, changement global par excellence, est le phénomène qui focalise toute l’attention.

L’éthique environnementale, telle qu’elle a été élaborée dans les années soixante-dix, a-t-elle les moyens de répondre aux exigences de la globalisation ?  Parce qu’elle est philosophique, cette éthique est universaliste : elle s’interroge sur les rapports de l’homme et de la nature pour en faire apparaître la dimension morale, et inclure les entités naturelles, voire la nature ou la biodiversité comme un tout, dans notre souci moral. Mais c’est aussi une éthique locale. Doublement car née dans une configuration géographique donnée, elle a une visée localisée. L’éthique environnementale est en effet apparue et s’est développée dans les anciennes colonies anglaises. Pas n’importe lesquelles : dans les anciennes colonies de peuplement. Ni en Inde, ni au Kenya, mais en Amérique du Nord (États-Unis, Canada), ou en Australie, là où les colons se sont heurtés à une nature qu’ils ont pu croire sauvage, ce que l’on désigne, en anglais, du nom de wilderness (mot à peu près impossible à traduire). Cette réflexion vise donc pratiquement la protection (preservation en anglais) de cette nature sauvage, laissée à l’écart de l’action humaine, et dont est affirmée la valeur intrinsèque, indépendante de toute utilisation que l’on pourrait en faire.

Or, la globalisation des questions environnementales met en cause le partage entre les espaces protégés et ceux laissés aux activités humaines. C’est l’ensemble de la planète qui est concerné : il ne s’agit plus de protéger des îlots de nature intouchée, pour autant qu’ils existent encore, il s’agit de rendre l’ensemble des activités humaines compatibles avec le bon état de la Terre. C’est ce que l’on a désigné par l’expression de développement durable. En outre, cette extension du souci environnemental s’est accompagnée d’un très net recentrement des préoccupations sur la dimension humaine de la question. Défini, à la Conférence de Rio, comme un développement économique et social qui vise à "satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à l’environnement des générations présentes et futures", le développement durable envisage donc l’environnement - le terme de nature n’apparaissant même pas dans la définition - de façon purement instrumentale. Or, c’est justement contre cette instrumentalisation de la nature désignée comme anthropocentrique que s’étaient élevées les éthiques environnementales apparues dans les années soixante-dix. La globalisation de la crise environnementale les menace-t-elle de disparition ?

On se convaincra du contraire à lire trois livres publiés par Dale Jamieson, professeur à la New York University : il s’agit d’un recueil d’articles (Morality’s progress) qui fait le point sur les principales questions morales qu’il a envisagées (éthique animale, éthique environnementale, mais aussi les questions du progrès moral), d’un ouvrage collectif  (Companion to Environmental Philosophy) qui réunit des contributions originales sur les principales questions qui se posent sur la philosophie de l’environnement et d’un manuel (Ethics and the Environment), introduction aux interrogations morales fondamentales sur l’environnement.

A lire Jamieson, qui vient après les fondateurs de ce domaine de réflexion, on se dit que le temps des pionniers est passé : Jamieson n’est pas un défenseur opiniâtre de la valeur intrinsèque. Il en expédie même assez rapidement les deux principales variantes (celle dite "biocentrique" qui accorde une valeur intrinsèque à toute entité vivante et celle dite " écocentrique" qui insiste sur les devoirs que nous avons à l’égard de la communauté biotique dont nous faisons partie), pour adopter une approche pluraliste des différentes évaluations des valeurs naturelles. Mais il tient ferme sur ce qui est l’ambition fondamentale des éthiques environnementales : affirmer la dimension morale de nos rapports à la nature. Pas plus que ses prédécesseurs, Jamieson ne conçoit l’éthique environnementale comme une simple éthique appliquée, c’est-à-dire comme l’application, à des objets nouveaux, de théories morales préexistantes. Parce qu’elle inclut la nature dans le champ de notre considération morale, l’éthique environnementale remet en cause les limites des théories morales traditionnelles pour lesquelles il n’est de devoirs qu’entre les hommes. Une telle éthique a donc besoin d’une réflexion méta-éthique sur ses présupposés et ses concepts fondamentaux ainsi que d’une réflexion normative sur les grandes règles et prescriptions qu’elle peut formuler, avant d’énoncer des injonctions précises. Peut-être enjoint-elle moins qu’elle n’accompagne, en montrant les enjeux axiologiques de l’action pratique. Ce qui compte, c’est de montrer que les questions environnementales ne relèvent pas seulement de la rationalité instrumentale, qu’elle soit technique ou économique, mais qu’elles engagent des valeurs, valeurs humaines, mais valeurs naturelles aussi.

On peut également se rendre compte que le recentrement sur les questions humaines, lié à la globalisation, ne signifie nullement un retour aux questions morales classiques, ni un abandon du souci de la nature. La crise environnementale, en se globalisant, a non seulement atteint de plus en plus d’hommes, mais a surtout montré que, à l’intérieur des pays, ou entre les pays, les hommes, les groupes sociaux, les populations, n’étaient pas atteints de la même façon par les problèmes environnementaux. On est ainsi passé d’une interrogation globale sur les rapports de l’homme à la nature à une étude différenciée de l’impact des questions environnementales sur les populations humaines et de l’inégale répartition des dommages environnementaux (mais aussi de ses avantages) entre les différents groupes humains. Telles sont les questions qui relèvent de la justice environnementale. Elles touchent à l’inégale distribution du "fardeau" environnemental, et, par fardeau, il faut entendre les risques, dommages…, liés à la crise environnementale, mais tout aussi bien la répartition des mesures à prendre pour faire face à la situation. Or, ces problèmes de justice environnementale, ignorés par la première génération des éthiques environnementales, ne peuvent être abordés de façon satisfaisante avec les seules théories classiques de la justice, qu’il s’agisse de celle de Rawls, de l’utilitarisme, ou du libertarianisme. On le voit bien dans les nombreux articles sur ces questions que l’on trouve dans les livres de Jamieson. Ces questions de justice environnementale posent des problèmes nouveaux : une forte polarisation Nord/Sud (absente des questions classiques de justice), une dimension temporelle beaucoup plus importante (les fameuses "générations futures"), des problèmes de responsabilité (aussi bien dans l’attribution rétrospective de la responsabilité des dommages actuels que dans la distribution prospective des tâches à accomplir), et, également, une présence de la nature qui n’est pas réductible aux paramètres habituels (particulièrement économiques). Ajoutons enfin que ces problèmes de justice environnementale se posent à un  niveau global, où les théories de la justice sont encore balbutiantes, et remettent en cause la façon traditionnelle de les aborder comme des problèmes de relations internationales ou interétatiques.

Tout cela montre qu’en se recentrant sur les questions humaines, l’éthique environnementale n’a pas oublié son passé et se donne de nouveaux défis, encore plus audacieux.


* À lire également sur nonfiction.fr :

- L'entretien que Holmes Rolston III a consacré à Hicham-Stéphane Afeissa et Thierry Hoquet.
Le patriarche de l'éthique environnementale anglo-américaine livre une réflexion stimulante sur les enjeux et les attentes d'un champ de recherche en plein développement.

- La critique de l'ouvrage collectif coordonné par Christopher J. Preston et Wayne Ouderkirk, Nature, value, duty. Life on Earth with Holmes Rolston, III (Springer), par Thierry Hoquet.
En attribuant à la nature une "valeur", Rolston pense fonder une "éthique". Une thèse que discute ce volume difficile mais passionnant.

- La critique de l'ouvrage de Lester Brown, Le plan B. Pour un pacte écologique mondial (Calmann-Lévy), par Laurene Chenevat.
Un livre se distinguant par la force et la lucidité de son analyse statistique et la volonté de proposer les solutions les plus viables à la crise environnementale.

- La critique de l'ouvrage d'Al Gore, Urgence planète Terre. L'esprit humain face à la crise écologique (Alphée), par Jérôme Cuny.
Al Gore présente dans ce livre un état des lieux l’environnement et des menaces majeures que nous représentons pour l’environnement.

- La critique de l'ouvrage de Robert P. Weller, Discovering Nature. Globalization and Environmental Culture in China and Taïwan (Cambridge University Press), par Frédéric Keck.
En Chine et à Taïwan, Robert Weller s'interroge sur une autre forme de rapport à la nature et à l’environnement.

- La critique du l'ouvrage de Bryan G. Norton, Sustainability. A philosophy of Adaptive Ecosystem Management (University of Chicago Press), par Hicham-Stéphane Afeissa.