En Chine et à Taïwan, Robert Weller s'interroge sur une autre forme de rapport à la nature et à l’environnement.

Comment se mobiliser en faveur de l’environnement si le pays le plus peuplé de la planète se met à consommer frénétiquement des produits qui l’endommagent ? Le livre de Robert Weller donne des raisons d’espérer que l’entrée de la Chine dans l’économie mondiale n’est pas le cauchemar écologique que certains prédisent, mais pourrait introduire de nouvelles façons de penser et d’agir en faveur de l’environnement   . Cet anthropologue, enseignant à Boston University, a en effet passé plusieurs années à Taiwan et en Chine populaire pour enquêter sur la conception des parcs naturels et la mobilisation des citoyens en vue de défendre leur environnement. Il montre que les formes globalisées de la protection de la nature donnent lieu à des reprises différentes selon les contextes, non seulement entre la Chine et l’Occident, mais à l’intérieur même de la Chine, en fonction des variables politiques et sociales qui constituent les contextes où ces normes globalisées sont reçues et interprétées.

Weller commence par rappeler la pluralité des mots qui peuvent traduire notre concept de nature en chinois : ziran, qui signifie spontané ou allant de soi, tian, qui désigne le ciel mais aussi le mandat céleste reçu par l’empereur, et finalement Dieu dans la traduction des jésuites, shanshui, qui signifie littéralement montagne-eau et désigne la peinture de paysage, enfin wanwu, "les dix mille choses", et benxing, la qualité intrinsèque, qui sont des concepts plus spéculatifs. Il rappelle les conceptions taoïstes de l’unité avec le fond des choses par le non-agir (wuwei), les conceptions astrologiques de l’harmonie entre les forces vitales d’un espace habité (fengshui) et les conceptions boudhistes de la solidarité entre tous les vivants souffrants à travers la possibilité d’atteindre le nirvana. En s’appuyant sur les analyses de Mary Douglas, il montre que la conception chinoise du qi comme souffle vital oriente l’intérêt vers les êtres vivants bizarres, interstitiels, ceux qui se tiennent entre deux catégories et manifestent ainsi l’instabilité fondamentale des choses, comme "l’herbe de l’été insecte de l’hiver" (dongchong xiacao), mets raffiné particulièrement apprécié dans les banquets, ou les "roches étranges" (qishi), dont les jardins sont ornés. Dans cette nature animée par le souffle vital, il semble ne pas y avoir de prise pour une maîtrise intégrale de l’homme, celui-ci ne pouvant que biaiser par des stratégies détournées afin de prolonger le mouvement naturel en sa faveur. Pourtant, Weller rappelle que notre conception de la nature comme ensemble homogène offert à la connaissance et à la possession de l’homme fut introduite en Chine par les Jésuites, qui offrirent les développements de l’astronomie en échange de la conversion de la population chinoise au christianisme : le gouvernement impérial refusa plus ou moins poliment cette seconde proposition mais imposa depuis cette rencontre un projet ambitieux de rattraper l’Occident dans ses performances technologiques, ce qui obligeait à adopter sa conception mécaniste de la nature. Sans doute l’empire chinois avait-il manifesté auparavant des formes de maîtrise de la nature, comme la construction du Grand Canal, mais en vue d’aboutir au barrage des Trois Gorges il fallait en passer par la fascination de l’empereur Qianlong pour les horloges des Jésuites. Le communisme chinois, alors qu’il se coupe de l’Occident, ne fait qu’exacerber ce projet de maîtrise de la nature, en lançant le slogan : "L’homme doit conquérir la nature !" (ren ding sheng tian !)

L’enquête de Weller à Taiwan montre que la Chine commence à sortir de cette modernité conquérante, et que d’autres versions de la modernité sont possibles. Non que le gouvernement taïwanais n’ait pas partagé ce projet de maîtrise de la nature : la dictature du Guomingdang avait pour but de réaliser par le capitalisme ces performances industrielles que le régime de Pékin visait à atteindre par le communisme. Mais la libéralisation du régime depuis les années 1990 a permis d’exprimer un grand nombre de plaintes concernant les conséquences écologiques de l’industrialisation. En outre, la nécessité de se distinguer de la "véritable Chine" après sa reconnaissance par les États-Unis a conduit Taiwan à redécouvrir sa population autochtone et son environnement naturel. Le Guomingdang retrouvait ainsi un mouvement qu’il avait déjà développé à Shanghai dans les années 30, et qui s’inspirait des écrivains romantiques occidentaux : la construction de parcs où les urbains peuvent se ressourcer au contact d’une nature originelle.
 
C’est sans doute un des principaux apports de la recherche de Weller que de montrer que l’idée de parc naturel, qui prend ses sources dans la pensée des conversationnistes américains comme Muir ou Olmsted, trouve une traduction originale dans le contexte chinois. Ce phénomène en lui-même notable, Weller l’étudie à travers les catégories du global et du local : comment les normes globalisées de construction de parcs naturels sont-elles modifiées dans les localités chinoises ? Il montre que les directeurs des parcs naturels taïwanais sont le plus souvent formés aux États-Unis, mais qu’ils tiennent compte de formes locales d’attachement à la nature. Ainsi Hunter Eu (Yu Hanting), un scientifique formé aux États-Unis qui contribua à promulguer la loi sur les parcs nationaux en 1973, a fondé la Société taïwanaise d’observation des oiseaux en 1975, reprenant une tradition chinoise d’attachement aux oiseaux à travers les cadres anglo-saxons du bird watching. Weller montre que la conception américaine des parcs nationaux conduit les directeurs des parcs à représenter une nature vierge, animée du seul souffle vital, mais que la redécouverte des populations autochtones conduit certains artistes (comme Chu Ko, dont la peinture est mise en évidence en couverture du livre) à représenter les visiteurs du parc. Parmi les influences extérieures sur cette conception chinoise de la nature, il faut également citer le rôle du Japon, dont la présence coloniale à Taiwan est souvent évoquée avec nostalgie, et où sont aussi souvent formés les directeurs de parcs régionaux.

Peut-on retrouver en Chine populaire ces parcs naturels dont Taiwan offre des exemples saisissants ? Weller montre que si le régime de Pékin a pris du retard sur son rival insulaire du fait de la révolution culturelle, il a mis en place un ensemble de parcs qui, ne suivant pas le modèle américain, illustrent bien une nouvelle conception de la nature. Il reprend ainsi un modèle issu des religions populaires, celui des montagnes sacrées comme le Mont Emei dans le Sichuan reconverti en site d’observation des oiseaux, ou des temples aux divinités de la nature, comme celui du Shaanxi étudié par Adam Yuet Chau, ou l’île de Hainan, grande réserve où les populations indigènes sont nombreuses et où les visiteurs sont essentiellement attirés par une statue gigantesques de la déesse Guanyin. Si le gouvernement chinois s’intéresse à ces parcs du fait de leurs débouchés touristiques, Weller montre qu’ils sont surtout construits à l’aide d’organisations non-gouvernementales. C’est même la différence fondamentale entre la politique des parcs naturels à Taiwan et en Chine populaire : le régime de Pékin ne pouvant directement reprendre les conceptions écologiques des États-Unis, il laisse les ONG les appliquer au niveau local en tirant au passage les bénéfices des retombées économiques. C’est donc une autre forme de globalisation qui se met en place en Chine populaire, inspirée des normes de l’ONU plutôt que des États-Unis.

La dernière partie de l’ouvrage aborde les mouvements de mobilisation de citoyens en faveur de la défense de l’environnement en Chine populaire et à Taiwan. La thèse centrale qui anime la démonstration est celle-ci : "les idées principales qui motivent (powering) les manifestations populaires sont localistes et anthropo-centrées, alors que les organisations nationales et internationales tendent vers un discours environnemental plus nettement global et universaliste"   . Weller décrit une manifestation en 1990 à Gaoxiong faisant intervenir la divinité Guanyin pour demander un vote d’opposition à la construction d’une raffinerie de pétrole, une "guerre des déchets" dans le village de Sanxia en 1991 qui met en tension des clans rivaux, une pétition lancée par un éleveur de crabes contre la pollution d’un lac dans la province d’Anhui en 1999. Il montre ensuite comment se sont constituées des associations de défense de l’environnement : Taiwan Greenpeace en 1982, Taiwan Environmental Protection Union en 1987, ou une association de femmes pour la protection de l’environnement en 1989. En Chine, la méfiance à l’égard des associations a cependant laissé place à la création des Amis de la Nature en 1994. Weller montre que ces manifestations et associations sont le plus souvent éphémères, recourant au langage religieux pour faire passer des enjeux environnementaux au niveau local. Il s’interroge en conséquence sur le caractère durable du souci pour l’environnement en Chine : si de grandes villes comme Tianjin voient s’ouvrir des commerces de produits écologiques, des sondages dans les campagnes, dont les populations affluent en ville, montrent que les mobilisations publiques en faveur de l’environnement ne touchent pas des couches sociales qui souhaitent essentiellement profiter des bénéfices de l'industrialisation. Plutôt que de résistance locale à une industrialisation étatique, Weller préfère donc parler de décalage (slippage) entre une politique environnementale affirmée d’en-haut en termes globaux et abstraits et des mouvements de défense de l’environnement qui s’expriment à la base en des termes hétérogènes, issus de la pluralité des conceptions chinoises de la nature.

Le livre de Weller souffre du défaut constitutif de toutes les démarches anthropologiques qui se donnent des phénomènes globalisés pour objet : son souci principal est de montrer sous un message global standardisé une pluralité de voix qui introduisent ce qu’il appelle de "l’hétérarchie", mais la polyphonie conduit à une accumulation parfois répétitive. On aurait pu souhaiter que son ouvrage lie davantage, à travers un cas particulier, la création des parcs naturels et la constitution de mouvements de défense de l’environnement, puisque plusieurs des directeurs de parcs nationaux qu’il a rencontrés participaient à des associations de protection de la nature. La question des relations entre la Chine populaire et Taiwan, qui est une des questions centrales pour l’avenir de la Chine, n’est pas véritablement posée, alors qu’on aurait aimé savoir comment ces pratiques de la nature circulent sur le continent chinois. Il reste que cet ouvrage de synthèse, à travers la riche bibliographie sur laquelle il s’appuie et le travail d’enquête qui en a posé les bases, fournit des informations précieuses sur un aspect essentiel de l’entrée de la Chine dans la globalisation.


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