Dans un séminaire inédit, interrompu par les événements de Mai 68, Lacan clarifie le statut de l'analyste, qui par l'« acte psychanalytique » passe de la position d'analysant à celle de psychanalyste.

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L’actualité de Jacques Lacan (1901-1981), actuellement mis à l’honneur au Centre Pompidou-Metz grâce à une exposition intitulée « Quand l’art rencontre la psychanalyse », se décline encore sous sa forme éditoriale avec la publication, aux éditions du Seuil, du quinzième cours de son Séminaire, prononcé en 1967 à l’École freudienne de Paris.

Titré « L’acte psychanalytique », ce volume contient les retranscriptions des seize séances de cours données publiquement (dont le public est composé de praticiens mais aussi d’étudiants d’autres spécialités et d’auditeurs curieux) ainsi que de quatre séminaires fermés au public, adressés aux seuls psychanalystes. Le texte est établi par Jacques-Alain Miller, et la forme de l’oralité qui persiste une fois ces contenus couchés par écrit rend leur lecture accessible à la fois aux spécialistes et aux néophytes.

La thématique du cours s’inscrit d’une certaine manière dans la continuité du précédent, qui portait pour titre « La Logique du fantasme », mais s’oriente vers un problème singulier, qui n’avait été qu’effleuré jusque là par Lacan et qui est ici systématiquement exposé, à savoir le statut du psychanalyste lui-même.

L’acte en question

Comme le titre du cours le souligne, la thèse centrale de Lacan consiste à dire que le statut du psychanalyste est constitué par « l’acte psychanalytique ». Cette notion d’« acte » n’est pas transparente : l’auteur s’attache à en spécifier le sens dans le cadre de la psychanalyse, en prenant appui sur la philosophie classique, de Aristote à Kant. Au sein de la tradition psychanalytique, Freud a déjà ménagé une place importante aux « actes manqués », mais on pourrait aussi penser au « passage à l’acte ».

Mais le déplacement qu’opère Lacan consiste à évaluer la notion d’acte à partir de la posture du psychanalyste lui-même. Des développements cruciaux pour la redéfinition d’un tel acte peuvent être trouvés dans les cours 4 et 5. Lacan déploie tout d’abord le sens de cet usage corrélé des termes « acte » et « psychanalytique », en partant du paradoxe selon lequel l’« une des coordonnées » d’un tel acte « est précisément d’exclure de l’expérience psychanalytique tout acte, toute injonction d’acte ».

Mais, en réalité, cette expression n’est pas si étrange, si on la pense sur le modèle de l’« acte sexuel », de l’« acte poétique » ou encore de l’« acte médical ». Dans toutes ces expressions, il y a dans l’« acte » une dimension performative, quelque chose qui tient au franchissement, à la décision ou à l’engagement. L’acte psychanalytique est à la fois le franchissement de l’expérience analytique, lorsque l’analysant (terme que Lacan substitue à celui d’analysé) parvient au terme de son analyse, d’une part, et l’engagement de l’analysant au service d’autres analysants, lorsqu’il prend à son tour le statut d’analyste, d'autre part.

Cet acte psychanalytique implique un certain transfert, que l’on peut concevoir comme une conversion du sujet dans son rapport au savoir : il permet de passer de la tâche analysante à la position du psychanalyste. Et la subversion du sujet en ce sens, selon la logique même du parcours d’une analyse, est le fruit de cet acte.

Des notions en contexte polémique 

La lecture de ce cours fait apparaître le contexte polémique très marqué dans lequel s’inscrivent les développements de Lacan. Au sein de l’École freudienne, d’abord, l’année 1967 durant laquelle il amorce ses réflexions sur l’acte psychanalytique coïncide avec celle de l’établissement — sur la proposition de Lacan lui-même — de la « passe », qui désigne la procédure codifiée par laquelle « le psychanalysant passe au psychanalyste »   . Il y a un fort enjeu derrière ces réflexions : Lacan entend former une nouvelle génération de psychanalystes en rupture relative avec les pratiques antérieures.

L’auteur prend également ses distances avec certaines tendances qui lui sont contemporaines, telles que le « marketing psychanalytique » ou encore, comme il le développe dans la séance 4 de ce cours, certaines conceptions théoriques venues des États-Unis.

Ces positionnements critiques conduisent Lacan à reprendre à nouveaux frais l’étude de certaines notions psychanalytiques de base — qui se trouvent à l’époque discutées dans le champ de la philosophie — telles que celle de « transfert », qui est ici passée au crible de la notion d’intersubjectivité, ou encore celle du dit « triangle RSI » (Réel, Symbolique, Imaginaire), qui est extrait d’un ensemble de simplifications ou de mésinterprétations.

Mais c’est encore le contexte politique et social de Mai 1968 qui intervient de manière inopinée dans le cours du séminaire et qui précipite son interruption. Lors de la séance 15, Lacan annonce l’enjeu de ce moment historique : il s’agit d’être « à la hauteur des événements ». L’auteur réagit à chaud à cette actualité qui touche directement le monde universitaire, parfois avec humour : il félicite de Gaulle pour l’emploi de la célèbre formule qu’il avait lui-même employée, la « chienlit ». Pour autant, il respecte le mot d’ordre de grève lancé par les étudiants et annule certains de ses séminaires — tout en maintenant un dialogue improvisé avec son auditoire.

L’irruption de ces événements politiques dans le séminaire de psychanalyse donne lieu à des remarques insolites. Par exemple, Lacan illustre le concept de l’« objet a » (soit l’objet cause du désir) par le pavé — arraché et lancé durant les manifestations : « Le pavé est un objet a qui répond à un autre vraiment alors, lui, capital pour toute idéologie future du dialogue quand elle part d’un certain niveau : c’est ce qu’on appelle la bombe lacrymogène ».

À partir de là, une rupture s’opère avec des collègues proches, certains le quittant bientôt, à l’instar de Jean-Paul Valabrega, pour fonder le Quatrième groupe, d’autres désertant la psychanalyse pour passer dans la mouvance marxiste-léniniste. En somme, cette année charnière dans l’histoire sociale française et dans le développement de la pensée de Lacan est l’occasion pour le psychanalyste de clarifier et d’affirmer ses positions.