Deux ouvrages inédits viennent compléter la connaissance que nous avons de la pensée de Jacques Lacan et de son contexte intellectuel.

Le travail et l’œuvre de Jacques Lacan (1901-1981) ont marqué l’histoire de la psychanalyse en proposant une réinterprétation et même, sur bien des points, une correction de la doctrine freudienne. Pour autant, nous ne disposons pas d’une édition complète des écrits de ce théoricien et praticien. Deux ouvrages, parus simultanément, comblent en partie ce manque, qui donnent à lire des éléments jusqu’alors inédits.

Les Premiers écrits rassemblent de courts textes publiés par Lacan au début de sa carrière professionnelle, entre 1928 et 1935, dans des revues telles que la Revue Neurologique, les Annales médico-psychologiques, et surtout Le Minotaure (la revue des Surréalistes) — quand ces articles n’ont pas été diffusés en éditions pirates, notamment par les « Éditions des grandes-têtes-molles de notre époque ».

La Logique du fantasme constitue la suite de la publication du Séminaire, dont les treize premiers volumes sont déjà parus. Ce livre XIV correspond au cours prononcé en 1966-1967. Lacan y rappelle que ses exposés ont un horizon proprement clinique : il s’agit pour lui de présenter à son public (psychanalystes établis, en formation, ou simple curieux) le procédé de l’« association libre », mis en œuvre par Freud, qui consiste pour la personne qui entreprend une psychanalyse de laisser s’exprimer de la manière la plus libre possible les pensées qui lui sont suggérées, par associations d’idées, par un élément donné.

Mais l’enseignement de Lacan s’inscrit plus généralement dans une période de bouleversements théoriques qui touchent toutes les sciences humaines : la linguistique de Jakobson, les mathématiques et la logique de Russel et Wittgenstein, l’ethnologie de Lévi-Strauss, etc.

Lacan et les « écrits »

La parution simultanée de ces deux ouvrages, l’un rassemblant des articles rédigés à l’écrit, l’autre des cours prononcés à l’oral, a un sens particulier : Lacan déclare, au début de son cours de 1966, qu’il s’est jusqu’ici efforcé de ne pas recourir à l’écrit, privilégiant l’enseignement oral du Séminaire. C’est pourtant la même année, en 1966, qu’il se résout à publier son premier livre, intitulé sobrement Écrits. Si ce volume rassemble certains de ses articles ou communications produits au cours des années précédentes, il n’est pas exhaustif ; les Premiers écrits viennent compléter cette compilation et achever la publication de la production écrite de Lacan au cours de ses premières années de carrière.

Les textes qu’on y trouve – dont le plus célèbre est sans doute l’analyse du cas des sœurs Papin – présentent deux traits qui deviendront centraux dans la perspective ultérieure de Lacan. D’une part, un intérêt pour la singularité des patients, qui passe par la restitution minutieuse de leurs propos, et une grande acuité dans leur analyse. D’autre part, une discussion permanente avec les représentants de la psychiatrie française de l’époque, tels que Gaëtan Clérambault ou Henri Ey, pour ne citer qu’eux. De manière générale, Lacan témoigne d’une volonté forte de réviser certaines pratiques psychiatriques, encore trop ancrées dans les concepts de « tares » et de « déficits » mentaux.

Ces premiers travaux ont laissé des traces dans la trajectoire de Lacan. Mais c’est sans doute la psychanalyse qu’il a entamée en 1932 qui a donné l’orientation de ses travaux futurs. Ces derniers prendront toute leur ampleur dans des exposés oraux : lors du « Discours de Rome » en 1951, d’abord, où Lacan invite ses homologues à revenir à une lecture directe des écrits de Freud (plutôt que ceux de ses successeurs) ; dans ses séminaires, ensuite, dont les premiers cours donnés en 1953 ne seront publiés qu’en 1975.

L’alliance de la logique et du fantasme

Le quatorzième volet du Séminaire qui paraît cette année est consacré à ce que Lacan appelle de manière apparemment paradoxale la « logique du fantasme ». D’un côté, le terme de « logique » renvoie à un ensemble de discussions menées à l’époque (sous l’impulsion de Gottlob Frege puis de Chaïm Perelman, notamment) ; leur objectif est d’identifier les lois formelles qui permettent à un ensemble de propositions de produire des raisonnements valides, sur un modèle mathématique. D’un autre côté, le terme de « fantasme » a quelque chose à voir avec le rêve et l’imagination, soit le contraire de la logique.

Pourtant, les deux notions ne sont pas contradictoires dans la perspective psychanalytique, qui considère le fantasme comme moins apparenté au domaine de l’imaginaire qu’il ne semble et la logique comme moins formelle qu’on ne le croit. Freud, déjà, avait montré que le rêve suivait une certaine logique et que les pensées s’y exprimaient selon un ordre précis. C’est dans son sillage que s’inscrit Lacan et c’est cette idée qu’il approfondit dans son cours.

Les sources de Lacan

La logique du fantasme s’articule à ce que Lacan conçoit sous le terme d’« écriture » ; elle trouve ses racines dans le langage, qui structure fondamentalement la pensée. En ce sens, Lacan hérite des conceptions nouvelles qui s’élaborent à son époque dans le champ de la linguistique et auxquelles il emprunte la notion de « structure » — gardant toutefois certaines distances avec le « structuralisme » à proprement parler.

Outre ces références contemporaines, on observe tout au long du cours un dialogue serré avec certains auteurs plus classiques de l’histoire de la philosophie, tels que Platon, Anselme, Descartes (et son cogito), Angelus Silesius, Spinoza (déjà présent dans les Premiers écrits), Kant (que Lacan avait par ailleurs rapproché de Sade) mais aussi de Marx (sur la question de l’équivalence des valeurs). Parmi les références les plus récentes, on notera, sans exhaustivité, les mentions de Martin Heidegger, de Jean Hippolyte, de Gottlob Frege et de Chaïm Perelman déjà relevées, ou encore de Ludwig Wittgenstein.

Ceux qui sont déjà familiers de la pensée de Lacan ne trouveront dans ce volume qu’une occasion de conforter leurs connaissances ; les autres pourront y découvrir bon nombre de thèmes récurrents dans la psychanalyse lacanienne. Outre les débats autour de Freud et les explorations du « ça », on peut ainsi noter les développements que Lacan consacre aux notions de sujet, de sublimation, d’aliénation et de répétition (que l’on peut confronter à l’usage qu’en propose Gilles Deleuze), à la valeur de la jouissance, à l’Autre comme lieu de la parole et le corps. Mais ce séminaire contient aussi des analyses qui sont restées particulièrement célèbres, telles que l’affirmation selon laquelle « il n’y a pas de rapport sexuel ». Les lire au sein de leur contexte d’énonciation permet à la fois d’en comprendre le sens initial mais aussi de mesurer la distance qui nous en sépare.