En étudiant les relations entre corbeaux et humains, le philosophe Thom van Dooren envisage de nouvelles façons de vivre avec les animaux.

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Dans le sillage des corbeaux de Thom van Dooren commence par un regard, ou plutôt un double regard, échangé entre le philosophe, auteur du récent Tout un monde dans une coquille, et un corbeau. Le premier réalise que le corvidé, qu’il observe, l’observe en retour. Ainsi débute son enquête qui est avant tout une invitation à être attentif à un « monde en éveil », ou, pour reprendre les termes de la philosophe australienne Val Plumwood, à envisager « la nature à la voie active ». En effet, les membres de la famille des corvus (corbeaux, corneilles, choucas et freux) sont de fins observateurs, calculateurs et capables d’ajuster leurs comportements. Comme l’écrit avec justesse Thom van Dooren : « Si nous leur accordons ne serait-ce qu’un tant soit peu d’attention, les corbeaux font éclater notre bulle anthropocentrique avec un certain panache. »

Vivre ensemble

Plus largement, son livre est une réflexion sur la cohabitation entre espèces visant à dépasser la division entre nature et culture, entre social et écologique, tout en prenant en compte les principaux enjeux contemporains (crises environnementales, ombre portée de la décolonisation, impact du capitalisme, etc.). Pour Thom van Dooren, il s’agit d’une « tentative d’imaginer et de mettre en pratique une éthique multispécifique, capable de relever les défis monumentaux de notre époque en s’attachant précisément à certains corbeaux et aux êtres humains qui les accompagnent. » Dans cette optique, les corbeaux ne sont plus considérés comme des objets mais comme des acteurs qui ont aussi une influence sur le monde que nous partageons.

Les corbeaux sont souvent perçus comme une espèce tirant profit de la présence humaine — puisqu'ils consomment certains de nos déchets, par exemple. Ils sont ainsi considérés comme invasifs, alors même que plusieurs espèces de corbeaux sont en danger de disparition, d’où la nécessité de se plonger dans l’étude des liens ambivalents que nous entretenons avec ces oiseaux, afin de comprendre s'ils sont des menaces ou s'ils sont menacés. Une telle enquête a une portée plus large et nous conduit à embrasser la complexité du réel, au-delà des solutions toutes trouvées de régulation via l’abattage.

Cinq territoires, cinq histoires

L’ouvrage est articulé autour de cinq récits sensibles et vivants se déroulant dans autant de lieux différents du globe et avec, à chaque fois, l’interrogation d’un concept.

Thom van Dooren s’intéresse ainsi à la cohabitation entre le corbeau de Torres et les habitants de Brisbane, interrogeant à cette occasion la notion de « communauté ». Sur l’île d’Hawaï, c’est la corneille éponyme, en voie d’extinction, qui est le sujet de conflits entre écologistes et habitants locaux férus de chasse au sanglier : les mesures visant à sa protection nuisent en effet à certaines de leurs pratiques.

Les « héritages bioculturels » sont au cœur de ce récit. À Hoek van Holland, aux Pays-Bas, un projet d’éradication de corneilles d’Inde, amenées par le trafic du port voisin de Rotterdam, permet de revisiter la notion d’« hospitalité » et de nuancer la focalisation sur l'idée d'« une espèce invasive ». Cette dernière fait en effet l'impasse sur la responsabilité du transport maritime dans la crise de la biodiversité par l’introduction de nouvelles espèces non adaptées et potentiellement prédatrice pour les environnements locaux.

Dans le désert des Mojaves, aux États-Unis, des scientifiques mettent au point des drones et autres lasers pour dissuader, sans les tuer, les corbeaux de manger les jeunes tortues locales, en voie de disparition. Le philosophe interprète ces tentatives au prisme de la notion de « reconnaissance », puisqu’il est reconnu aux corbeaux la capacité de changer leur comportement en fonction de signaux (dissuasifs).

Enfin, sur l’île de Rota, dans le Pacifique, la protection des dernières corneilles de Guam illustre les relations complexes – et bien souvent conflictuelles – entre habitants, conservationnistes et animaux.

L’espoir comme travail actif

Ce dernier récit donne aussi à voir une nouvelle conception de l’espoir : « Il y a une acception de l’espoir qui refuse la simple opposition au "désespoir", un espoir qui ne peut pas être réduit à la notion d’"optimisme". L’espoir est une proposition profondément mortelle : c’est une manière d’habiter un monde fondamentalement incertain et imparfait, mais dans lequel quelque chose de mieux est possible en regardant vers l’avenir », écrit Thom van Dooren.

Ce sont les témoignages de certains habitants de cette île de Rota qui inspirent cette formulation de l’espoir en tant que « projet », ou « travail » : « Ce n’est pas un optimisme vague pour l’avenir mais quelque chose à travailler, à construire, à partager avec d’autres pour qu’il prenne racine et pousse de manière incontrôlable, sauvage. L’espoir est l’effort perpétuel de cultiver les conditions d’un avenir meilleur. […] L'espoir comme un travail de soin au chevet de l’avenir. »

Ce récit s’achève sur une belle image : celle des provisions que font les corbeaux en cachant des noix. Le philosophe présente cela comme un travail actif qui relève de l’espoir, puisque ces oiseaux font le pari d’être encore là pour les retrouver dans le futur.

L’attention aux relations entre les êtres est une condition cruciale de cette espérance. Entre chaque récit, des interludes mettent d’ailleurs en lumière les capacités comportementales et cognitives des corbeaux à partir d’expériences scientifiques ou d’anecdotes, témoignant de l’intelligence de ces oiseaux.

Thom van Dooren en appelle à notre responsabilité en racontant ces histoires de corbeaux et de leurs relations avec les humains. Ce faisant, il propose de nouvelles façons d’imaginer nos rapports avec les autres espèces et donc d’inventer d’autres futurs possibles. La notion d’épanouissement, pour nous comme pour les non-humains, est aussi centrale à sa réflexion, tout sauf théorique, mais ancrée dans ces cinq études de cas locales et contextualisées.

À ceux qui pourraient conclure à une forme de paralysie découlant de l’analyse, le philosophe met en garde : « La complexité des mondes réels et la partialité inévitable de notre point de vue ne peuvent justifier l’indifférence et l’inaction. »