Dans une magnifique enquête, Thom van Dooren revient sur la situation catastrophique des escargots à Hawaï et sur les efforts de conservation dont ils font l’objet.
La disparition massive des populations d’insectes, principalement due à l’agriculture intensive et à son usage immodéré de pesticides, commence à être bien connue. Malheureusement, ce phénomène concerne de manière plus générale les invertébrés, et parmi eux les escargots hawaïens qu'étudie le philosophe Thom van Dooren dans son ouvrage Tout un monde dans une coquille. Connu pour ses travaux sur l’extinction des espèces, deux de ses précédents livres ont été traduits en Français ces dernières années par Actes Sud (Dans le sillage des oiseaux. Pour une éthique multispécifique, 2022) et les éditions Wildproject (En plein vol. Vivre et mourir au seuil de l’extinction, 2021).
Des « exclos » pour protéger les escargots de leurs prédateurs
L’enquête de Thom van Dooren commence par la description des procédés mis en place à Hawaï pour protéger les escargots hawaïens, considérés comme une espèce menacée. La situation des escargots à Hawaï est en effet catastrophique : on assiste à l'extinction rapide de nombreuses espèces et on constate la position précaire de celles qui survivent encore, alors qu'il s’agit de l’un des territoires ayant abrité la plus grande diversité de ces mollusques au monde (750 espèces identifiées, sûrement bien plus en réalité, à la fois terrestres et arboricoles).
Ceux qui s'impliquent dans cet effort de conservation ne font donc pas tant œuvre de restauration, avec la perspective d’un retour à une situation naturelle antérieure, mais se considèrent comme les membres d’un « équipage de bateau de sauvetage ». Parmi eux, on trouve des scientifiques, des défenseurs de la nature mais aussi des organisations gérées par l’armée américaine, obligée de compenser les dommages environnementaux causés par ses opérations militaires dans l’île (entraînements à balles réelles et autres explosions lors d’exercices pouvant conduire à des incendies de forêt).
Parmi les procédés employés, on trouve notamment les « exclos » : à la différence des enclos, qui consistent à enfermer les espèces concernées, les « exclos » visent essentiellement à évacuer les individus subsistant dans le milieu naturel pour les mettre à l’abri, dans des espaces protégés ou dans des laboratoires, et les protéger ainsi de leurs prédateurs. La population des escargots hawaïens est en effet victime des rats, des caméléons et surtout des escargots-loups rosés, une espèce carnivore importée des États-Unis – introduit comme agent de bio-contrôle pour lutter contre les escargots géants africains qui détruisaient les cultures – qui s’attaque désormais aux espèces endémiques de l’île.
Les autres causes de l'extinction des escargots
Outre les prédateurs, d’autres processus ont contribué à la disparition de ces escargots. La déforestation, liée à l’arrivée des Polynésiens sur l’île il y a plus de mille ans, a conduit à une première destruction de leurs habitats, combinée avec l’importation de rats dans les bagages de ces premiers arrivants humains. Le phénomène s’est ensuite accéléré avec les colons européens et américains à partir de la fin du XVIIIe siècle. Les débuts de l’élevage et de l’agriculture de plantation ont eu un impact encore plus important sur les écosystèmes. Au XXe siècle, les militaires, les touristes et l’urbanisation n’ont pas contribué à arranger ce sombre tableau, sans compter l’intense période de collecte de coquilles d’escargots au XIXe siècle, initiée par les Occidentaux, et dont on peut retrouver une partie des trouvailles dans le musée Bishop à Honolulu. Ces coquilles sont parfois les seuls témoignages d’espèces désormais disparues. Enfin, aujourd’hui et encore plus à l’avenir, les conséquences du changement climatique sur l’île (avec des conditions météorologiques plus chaudes et plus sèches) contribueront encore à dégrader les conditions d’existence des escargots.
La situation des escargots est indéniablement le reflet d’une tendance plus générale d’extinction des espèces ; mais ils sont davantage touchés que la moyenne, sans compter que la documentation de leur disparition est moins bonne que pour les vertébrés. Comme l'écrit Thom van Dooren, « alors que les oiseaux et les mammifères ont pour l’essentiel bien été pris en compte, les invertébrés comme les insectes, les escargots et les araignées n’ont pas du tout reçu la même attention. De plus, ils sont beaucoup plus nombreux ; on pense que les invertébrés constituent à peu près 99 % du règne animal ». L'auteur parle d’une disparition silencieuse des invertébrés, qui souffrent par ailleurs d’un problème d’image dans l’opinion publique, à quelques exceptions près.
En dépit ou à cause de cela, seule une douzaine d’espèces d’escargots (sur les 300 restantes dans l’île) figure sur la liste des espèces menacées aux États-Unis. Le manque d’études permettant d’établir leur condition précaire, et d’obtenir en conséquence leur protection par la loi, est en cause. Il conduit à un financement insuffisant pour les protéger, même si les budgets sont en augmentation ces dernières années. Malgré tout cela, les efforts de conservation doivent continuer : Thom van Dooren souligne qu'il s’agit d’une décennie cruciale pour les escargots à Hawaï.
Raconter pour préserver
L'auteur, qui se présente comme un « philosophe de terrain », a vraiment fait connaissance avec les escargots à l’occasion de l’écriture de son livre : « j’ai compris que si l’on prend le temps de bien les regarder, on ne peut éviter de découvrir qu’il s’agit de remarquables créatures. Ce sont des êtres qui ont leurs propres histoires, relations et significations ; des espèces qui ont le droit de ne pas être effacées simplement parce qu’il est plus facile ou plus profitable de ne pas nous en soucier. » Et c’est sans prendre en compte les services écosystémiques qu’ils rendent. Raconter leurs histoires devient alors essentiel pour comprendre, faire le deuil, apprécier la complexité du vivant et s’en sentir davantage responsable. « La ferme conviction qui parcourt ce livre, écrit-il, c’est qu’apprendre à voir et apprécier les invertébrés est une tâche vitale de notre temps, un aspect crucial mais très négligé pour bien répondre aux enjeux de la période d’extinction de masse en cours. »
Le philosophe ne néglige pas la dimension culturelle de ces histoires et fait le lien avec les représentations forgées par les populations historiques de l’île, pour qui les escargots chantent dans la forêt. Au croisement des sciences humaines et naturelles, Thom van Dooren offre un récit relationnel entre culture et nature, histoire des escargots et de leurs perceptions – pour ce que les humains peuvent en comprendre du moins. Comme dans ses précédents ouvrages, il s’agit également d’une réflexion philosophique sur la crise de l’extinction : que signifie réellement la perte d’une espèce pour le monde et pour nous ?
L'auteur enquête ainsi auprès de scientifiques, d’activistes et d’habitants, dans les forêts, laboratoires, musées, et terrains militaires : « j’ai passé mon temps à écouter et parler avec toute une série de gens, dans leur salon ou leur bureau, pour apprendre ce que les escargots d’Hawaï et leur disparition signifiaient pour eux. » En effet, l’extinction n’est pas un phénomène générique se déroulant en dehors de nous : au contraire, l’humanité en est responsable.
Pour autant, Thom van Dooren ne raconte pas une histoire binaire opposant destructeurs et conservationnistes. Il s’efforce de montrer la réalité et sa complexité dans ces processus. Nous n’avons pas tous le même degré d’exposition ou de responsabilité dans ces phénomènes. À Hawaï, « les destructions des mondes des escargots et des Kanaka Maoli [les populations autochtones] sont inextricablement imbriquées. » Cependant, des solidarités et résistances nouvelles peuvent se former entre scientifiques, activistes et populations locales, par exemple pour contrer les destructions environnementales de l’armée américaine. L'auteur reste conscient que ces formes de résistances ne suffisent pas et qu’une lutte efficace appelle des changements plus profonds. Il insiste toutefois sur une nécessaire meilleure compréhension de ces processus d’extinction, au-delà de la couverture médiatique qui ne s'intéresse le plus souvent qu'à la disparition des derniers membres charismatiques d’une espèce – comme dans le cas de George, l’escargot hawaïen s'étant éteint en 2019.
Rendre sensible la perte
Thom van Dooren se penche également sur les aspects concrets de la vie des escargots, au-delà de leur coquille, l'aspect le plus visible, et notamment sur le rôle de la bave pour se déplacer, mais aussi pour communiquer avec ses semblables. L’escargot-loup rosé suit d’ailleurs ses proies de cette façon. Thom van Dooren en conclut à juste titre que, lorsqu’un être vivant disparaît, c’est tout un monde de sensations qui est perdu à jamais.
Il s’intéresse aussi au mode de déplacement des escargots et aux circonstances de leur arrivée sur ces îles : sont-ils arrivés en dérivant sur des morceaux de bois ou en s’accrochant à des oiseaux ? L’absence antérieure de prédateurs majeurs et la diversité des environnements faisait en tout cas de Hawaï un paradis pour les escargots et a conduit à la naissance d’espèces très différentes sur le temps long – avant que cette diversité ne suscite chez les colons une passion pour la collecte de coquilles, puis la création de musées, de collections particulières, ayant contribué à la disparition de certaines espèces très recherchées.
Le philosophe revient sur le processus taxonomique, dont la lenteur explique en partie l’extinction silencieuse des invertébrés, faute de moyens et de capacité à identifier l’ensemble des espèces existantes. Il existe selon lui un « biais invertébré » dans la crise de la biodiversité actuelle. Or, taxonomie et protection des espèces vont de pair. En conséquence, « nous vivons au milieu d’une crise d’extinctions inconnues, une crise qui dépouille le monde d’un nombre inestimable d’espèces avant même que nous ayons compris qu’elles étaient là ». D’où la nécessité de conserver les biotopes (et pas seulement des espèces précises), car ils abritent sûrement des espèces menacées encore non identifiées.
Thom van Dooren souligne à la fois le rôle de l’armée américaine dans la dégradation de l’environnement et dans sa conservation : du fait de la loi sur les espèces protégées, elle finance des scientifiques et des « exclos ». Plus généralement, l'auteur met en lumière le paradoxe qui a conduit les militaires à contrôler les territoires et à causer sur eux des dégâts environnementaux considérables, puis à les transformer progressivement en réserves, sous la pression des populations locales.
Une nouvelle conception de l’espérance
Laboratoires et « exclos » constituent finalement des « arches » pour les escargots, sans garantie que le déluge prendra fin un jour et que ses habitants pourront sortir de leur refuge en toute sécurité. Comme les scientifiques qu’il a interrogés, le philosophe est lucide sur la fragilité du dispositif de protection des escargots, sans oublier le changement climatique qui fait planer la menace d’une relocalisation de certaines espèces. Les protecteurs des escargots pratiquent une forme de médecine d’urgence en attendant, par exemple, qu’une solution pérenne soit trouvée pour éradiquer les escargots-loups.
Tout ceci amène Thom van Dooren à formuler une nouvelle conception de l’espérance : « dans le travail qui est fait avec les escargots d’Hawaï, l’espérance n’est ni aventureuse ni utopique ; c’est bien plutôt, face aux destructions inévitables et grandissantes, une façon de ne pas renoncer aux soins ou à notre responsabilité et de continuer à œuvrer pour entretenir les meilleures relations et les meilleurs possibles qui restent accessibles, pour nous et pour les autres. » Le philosophe évoque une « espérance mélancolique », en lien avec le deuil de ces espèces, qui doit nous inciter à un engagement accru, et avec le témoignage et l’émerveillement devant ces mondes que nous risquons de perdre. « Ce livre visait avant tout à ajouter un peu de chair à la manière dont nous comprenons ce qui se perd avec l’extinction. », conclut-il.
Tout un monde dans sa coquille est un livre passionnant, émouvant sans être désespérant. Il permet de comprendre de manière sensible la question de la crise de la biodiversité, au-delà des chiffres des rapports qui ont le défaut de rester abstraits.