Gettysburg reste la bataille symbolique de la guerre de Sécession, plus pour la violence de l'expérience combattante que pour ses conséquences sur le cours de la guerre.

Si Gettysburg est bien le « plus grand champ de carnage jamais vu en Amérique du Nord », il convient de ne pas en faire la bataille décisive de la guerre de Sécession en raison de la défaite du général Robert E. Lee, qui espérait y affaiblir le moral du Nord. Si elle n’est pas une bataille décisive, elle se démarque par les moyens mis en œuvre, notamment sur le plan humain avec 160 000 hommes et son terrible bilan avec plus de 50 000 pertes. L’historien Vincent Bernard, spécialiste de la guerre de Sécession, revient sur ces trois journées de l’année 1863 dans son dernier ouvrage.

Le thème de la guerre étudié en Terminale analyse les différentes formes de guerre : totale ou irrégulière par exemple, mais l’étude de batailles significatives comme Verdun, Gettysburg ou Okinawa permet d’illustrer les différentes approches du champ de bataille, tout en y montrant les répercussions des décisions politiques sur le terrain.

Nonfiction.fr : La guerre de Sécession a commencé en avril 1861 et la bataille de Gettysburg, sans en constituer le point de bascule, incarne une bataille majeure et l’affrontement le plus meurtrier de l’histoire américaine. Pourquoi 160 000 Nordistes et Sudistes s’y affrontent-ils en juillet 1863 dans cette bourgade de Pennsylvanie que vous qualifiez de « carrefour stratégique » ?

Vincent Bernard : Cette bataille est la résultante du plan de campagne de Lee de juin 1863, peu après sa victoire de Chancellorsville. Il tente alors pour la seconde fois de porter la guerre au Nord, devance les plans de son adversaire (Hooker, alors) et parvient à le prendre de vitesse pour remonter la vallée de la Shenandoah en Virginie, traverser le Maryland et entrer en Pennsylvanie jusqu’à menacer directement sa capitale Harrisburg, le tout en trois semaines. On a longtemps dit que Gettysburg était une rencontre de hasard. En réalité, c’est un hasard provoqué par les circonstances de terrain et le coup d’œil acéré des deux professionnels de la guerre qui s’y affrontent.

En dépit de son importance modeste en tant que bourgade, Gettysburg est en effet un véritable carrefour majeur du sud de la Pennsylvanie d’où rayonnent une dizaine de bonnes routes et qui permet à celui qui le contrôle de manœuvrer dans toutes les directions, non seulement vers Harrisburg, mais aussi les principales métropoles de la côte Est (Baltimore, Annapolis, Philadelphie) ainsi que bien sûr vers Washington. Autant de proies de choix à portée des Confédérés et ni Lee ni Meade ne se trompent sur cet enjeu.

Une fois que leurs manœuvres respectives en semi-aveugle placent leurs deux armées à proximité dans cette région, Gettysburg en devient le point de mire naturel. Aucun des deux ne souhaite alors attaquer mais tous deux – même si Meade, le remplaçant de Hooker, prudent, envisage initialement de rester en retrait – veulent éviter que la position ne tombe entre les mains de l’adversaire, car celui-ci conserverait alors l’initiative des opérations et pourrait menacer ses arrières. D’où cette « bataille de rencontre » à front renversé (grossièrement les Nordistes déboulent du sud et les Sudistes du nord) ; mais une rencontre logique dictée par le terrain.

Vous rappelez qu’en 2004 il existait déjà 6 000 ouvrages sur la bataille, un corpus qui s’est encore épaissi à l’occasion des 150 ans en 2013. Incontestablement, cette bataille fascine. Quelles sont les principales nouveautés historiographiques sur son analyse depuis 2013 ?

Comme pour le reste de la dimension militaire de la guerre, un peu délaissée, on a redécouvert avant tout la bataille elle-même au-delà des clichés plus ou moins « héroïques » véhiculés depuis des décennies. Pour aller vite, jusque-là Gettysburg était perçue comme une sorte de confrontation entre deux volontés, celle de Lee d’un côté, et ses désaccords avec son « premier lieutenant » Longstreet, et celle du simple troupier en bleu de l’autre, beaucoup plus que le commandement nordiste, brisant tous ses espoirs, et par là ceux du Sud.

De ce fait, tout en disséquant la bataille jusqu’au moindre détail et en exaltant divers épisodes décousus, on ne s’interrogeait guère sur les raisons et les mécanismes ayant conduit à la confrontation, la sinuosité de son déroulement et l’incertitude des événements, ni sur le sens à lui donner dans la perspective longue de la guerre. D’où les impressions de « bataille de hasard » au milieu de nulle part ou les qualificatifs de tournant, voire de « bataille décisive » qui lui ont été trop facilement accolés.

James McPherson à la fin des années 80 a été le premier à vraiment relativiser l’enjeu, notamment en le mettant en perspective avec le siège de Vicksburg, se déroulant parallèlement sur le Mississippi, avec des conséquences stratégiques autrement plus significatives. D’une certaine façon, on peut dire que Gettysburg a été particulièrement marquante parce que les deux camps ont profondément regretté, chacun à sa manière, qu’elle ne soit, justement, pas décisive, ce qui interroge aussi sur les mentalités et les motivations des uns et des autres.

On a également beaucoup observé la bataille à hauteur d’homme, confrontant les expériences et on a redécouvert certains fondamentaux de l’histoire militaire, un peu méprisés au titre de « l’histoire-bataille », à commencer par le rôle du terrain et de la topographie, souvent délaissés au-delà de quelques généralités, mais essentiels pour en comprendre la genèse et les rouages. La dimension logistique, également, qui joue un rôle vital très souvent mésestimé dans le mouvement des armées, leur capacité à combattre, et leur « endurance ». Ainsi l’armée de Lee apparaît de ce point de vue comme une sorte de « fusil à un coup » : puissante, motivée et bien équipée mais sans approvisionnement assuré et incapable de poursuivre un effort prolongé en territoire ennemi. Il fallait à Lee gagner rapidement et de façon nette pour espérer tirer les fruits de sa campagne, et c’est aussi là une des explications de son obstination une fois la lutte engagée. 

Les batailles sont souvent personnifiées à travers les généraux. En l’occurrence, Gettysburg voit la confrontation des généraux Robert Lee   pour l’armée de Virginie du Nord et George Meade pour l’armée du Potomac. Qui sont alors ces deux hommes ?

Lee est un vieux soldat virginien respecté, opposé à la sécession à l’origine et dont le ralliement au Sud en avril 1861 à la suite de son État natal fait grand bruit. Il a repris au pied levé le commandement de l’Armée de Virginie du Nord, la principale force confédérée, seulement en juin 1862, alors qu’elle était acculée à la capitale Richmond, mais il lui a fait remporter de nombreuses victoires, tentant même en septembre 1862 de porter une première fois, vainement, la guerre au Nord (bataille d’Antietam).

Lee est aussi agressif en opération qu’il est distingué et mesuré « à la ville », guettant chaque occasion de frapper son adversaire et de lui porter des coups qu’il espère suffisants pour ébranler la résolution du Nord, quitte à risquer la vie de ses hommes en grand nombre. Pour lui, une guerre strictement défensive ne serait qu’une lente mais irrémédiable agonie du Sud alors que des victoires d’ampleur sur son propre sol pourraient suffisamment ébranler politiquement le Nord pour l’amener à composer. Au printemps 1863, il est au faite de sa réussite, venant de remporter deux grandes victoires coup sur coup en Virginie (à Fredericksburg, en décembre 1862, puis à Chancellorsville en mai 1863), la seconde lui ayant cependant coûté son plus brillant second, Stonewall Jackson. Il pense donc que l’occasion est rêvée pour réitérer ses plans d’invasion du Nord, ne serait-ce que pour permettre à la Virginie de « respirer » après deux années de ravages, mais sans doute aussi toujours dans la perspective floue d’influencer le moral du Nord.

Meade est un peu plus jeune et beaucoup moins en vue alors, commandant au début de la campagne un simple corps de l’armée nordiste du Potomac puis propulsé brutalement à sa tête par l’éviction du général Hooker trois jours seulement avant la bataille. Meade est un professionnel accompli consciencieux et compétent. Lee et lui se connaissent bien pour avoir été tous deux ingénieurs topographes de l’armée avant la guerre (une petite communauté de quelques dizaines d’officiers) et notamment avoir servi au Mexique ensemble. On lui prête un naturel prudent mais sa prise en main de l’armée est remarquable d’efficacité, ne gaspillant pas une seule journée. Cette réaction rapide surprend Lee qui s’attendait à le voir temporiser et explique le revirement brutal de ses plans qui conduit au télescopage des deux armées à Gettysburg. Contrairement à son prédécesseur, Meade montre au cours de la bataille des nerfs d’acier qui lui permettent de subir l’orage et de tenir en ventilant habilement ses réserves.

La bataille se déroule du 1er au 3 juillet. Dans votre deuxième partie, vous livrez un récit précis des combats au jour le jour. A quel moment l’Union prend-t-elle le dessus ?

Le premier jour est déjà un carnage mais il tourne totalement à l’avantage des Confédérés qui brisent deux corps nordistes mais échouent cependant à parachever leur succès dans la soirée en occupant les hauteurs sud de Gettysburg. Cette erreur, ou cette incapacité, c’est selon, est la vraie clef de la bataille. A partir de là, l’armée nordiste bien ancrée va se renforcer continuellement et « faire le gros dos » sur ses positions, livrant une bataille presque exclusivement défensive. On peut dire que cette bataille est déjà virtuellement gagnée pour Meade le 2, lorsque toutes les tentatives de contournement des Sudistes échouent une à une, malgré la remarquable maîtrise tactique du général Longstreet qui éreinte et refoule le 3e corps de l’Union, imprudemment avancé. Le 3, Lee cherche encore à capitaliser sur les efforts aux deux ailes de la veille pour porter un coup décisif au centre et briser l’échine de l’armée du Potomac, mais c’est une erreur de calcul qui de plus est minée par des contretemps et des fautes d’exécution et qui conduit au carnage final, la fameuse « charge de Pickett ».

Depuis 1862, tous les hommes âgés de 18 à 35 ans doivent trois années de service pour les États confédérés. Les deux camps doivent trouver des hommes face aux nombreuses pertes. Concrètement et à hauteur d’homme, à quoi ressemble la bataille de Gettysburg pour un soldat ?

Cette obligation va d’ailleurs être encore étendue par la suite, passant à 45 puis à 50 ans, et le service étant requis « pour la durée de la guerre », ce qui contribuera à alimenter une forte désertion. Reste qu’une majorité des troupes est volontaire. Pour suivre leurs pensées, il suffit de lire les abondants témoignages ou les lettres des soldats envoyées à leur famille. C’est d’ailleurs là une dimension singulière de ce conflit pour son époque : le taux d’alphabétisation de la société américaine est particulièrement élevé, même si c’est moins vrai au Sud (et pas du tout parmi les esclaves maintenus à dessein dans l’illettrisme) qu’au Nord. Beaucoup de simples soldats ou de sous-officiers savent lire et écrire, plus ou moins bien, et ne s’en privent pas.

Sinon comme toutes les batailles de cette époque, les officiers, même supérieurs, ne voient rien, ou pas grand-chose de l’ensemble, a fortiori les soldats du rang. Et ça ne s’arrange pas à mesure que la fumée envahit le champ de bataille. L’engagement n’est ni permanent, ni continu pendant trois jours mais éruptif, un point ou l’autre de la ligne s’allumant dans un déchaînement soudain qui se prolonge pendant quelques heures avant de s’éteindre.

Vue d’en bas, la bataille consiste donc en une alternance de marches, de contre-marches, d’attente et de repos à l’abri d’un chemin creux ou d’un sous-bois, jusqu’à ce qu’arrive l’ordre d’attaque, avec des piquets avancés de tirailleurs établis loin en avant pour éviter toute surprise.  A l’ordre, on se forme en ligne par compagnie, sur deux rangs, et on avance dans la direction indiquée par les officiers, parfois sans même apercevoir l’ennemi. De temps à autre, on décharge et recharge son arme (ce qui nécessite un arrêt d’une vingtaine de secondes, au mieux), tout en entendant siffler les balles de l’ennemi dont de temps à autre l’une vient frapper quelqu’un dans les rangs, quand ce n’est pas un boulet qui en fauche plusieurs à la fois. Ces échanges de tir peuvent durer longtemps.

Parvenu à quelques dizaines de mètres de l’objectif, si on y arrive, vient l’ordre de charger, baïonnette au canon, pour ceux qui en disposent. On crie, souvent et beaucoup, pour se donner du courage et impressionner l’adversaire, le fameux « hurlement rebelle » ou « rebel yell » d’un côté, les plus traditionnels « hourrah » de l’autre. A ce stade, en général, un côté ou l’autre lâche pied, et se replie pour se reformer plus loin. Le vrai « corps à corps » est terrible mais très rare. C’est ainsi que peu à peu, par pans successifs, on arrive parfois à « casser » la ligne ennemie, entraînant une retraite générale.

Comme sur tous les champs de bataille, certains soldats tombent tués ou blessés, d’autres simplement prostrés, mais ce qui caractérise la guerre de Sécession est un esprit offensif individuel et collectif souvent remarquable, un trait qu’a par exemple souligné le général de Gaulle dans ses écrits. C’est encore plus vrai pour l’armée confédérée à Gettysburg. Beaucoup d’hommes sont gonflés à bloc, sûrs de leur supériorité sur les yankees qu’ils ont souvent battus, et nombre d’entre eux se persuadent qu’un nouveau succès apportera la victoire.

En face, les « bleus » ont une claire conscience de défendre le Nord libre et ses institutions – sans doute plus que de se battre pour éradiquer l’esclavage – et ont pour beaucoup une revanche à prendre sur leurs précédents échecs. Pas question alors de reculer, et l’effet de groupe joue à plein. Un moral particulièrement élevé qui explique par exemple les multiples assauts sudistes réitérés sur le Little round top, et repoussés à chaque fois, ou qu’une partie des troupes de Pickett aient réussi à pénétrer un moment dans les lignes nordistes malgré un ouragan de feu et de boites à mitraille qui aurait sûrement fait reculer bien avant la plupart des troupes professionnelles.

Il faut dire aussi qu’à l’instar des guerres napoléoniennes, les officiers, jusqu’aux colonels et aux généraux, donnent de leur personne et marchent souvent en tête ou au milieu de leurs troupes, subissant des pertes très élevées. La valse des officiers à la tête des régiments et des brigades des deux camps pendant la bataille est particulièrement évocatrice. 

Deux armées épuisées se font face au lendemain de la bataille avec plus de 50 000 tués, blessés et disparus, les officiers ont également payé un lourd prix avec notamment la perte d’une dizaine de généraux. Quelles sont les conséquences de ce bilan sur la restructuration des unités ?

Catastrophiques pour le Sud, qui peine toujours à encadrer ses troupes et perd là nombre de ses cadres les plus expérimentés, pour certains irremplaçables, en particulier aux échelons intermédiaires. Nombre de régiments, déjà souvent anémiques avant la campagne, sont exsangues et doivent être consolidés, c’est-à-dire fondus dans d’autres unités. L’armée de Virginie du Nord perd aussi là une sorte d’aura d’invincibilité qui l’avait portée pendant des mois et tout particulièrement après Chancellorsville.

Sur le plan des effectifs, elle ne s’en remettra jamais complètement, mais demeure toutefois solide, et le démontre par la suite, même la division Pickett qui sera reconstituée. La dimension d’encadrement est moins sensible pour le Nord qui manque moins d’officiers et dispose d’un vaste réservoir de soldats, bien que de moins en moins volontaires, mais elle n’est pas sans incidence non plus, loin de là, tellement les vétérans sont tombés en nombre. Très éprouvés et en partie discrédités, les 1er et 11e corps ne s’en remettront jamais, et finiront même par être dissous au printemps 1864. D’autres troupes sont recomposées, en perdant au passage beaucoup de leur cohésion, comme le souligne explicitement Régis de Trobriand, qui commande une brigade du 3e corps. S’ajoute à cela l’hémorragie de vieilles troupes dont les contrats de deux ou trois ans arrivent peu à peu à leur terme mois après mois, avec peu de rengagements.

La « vieille » armée du Potomac sort donc de la campagne de Gettysburg tout aussi éreintée que son adversaire et le théâtre d’opération de l’Est devient en quelque sorte secondaire pendant quelques mois, avec quelques opérations en demi-teinte et sans résultats probants ni bataille importante. Ce choc ne sera résorbé qu’avec l’arrivée de Grant au printemps 1864, d’ailleurs pour en subir de nouveaux, la campagne de 1864 étant de loin la plus meurtrière de la guerre.