Dernière bataille de la Seconde Guerre mondiale, Okinawa illustre certaines spécificités du front asiatique et la mise en œuvre de la machine de guerre américaine.

Face aux différents débarquements en Europe et en Afrique, puis aux batailles Stalingrad, de Koursk ou d’El-Alamein, le front du Pacifique est encore réduit à des jalons et quelques personnages à l’image de Pearl Harbor, du général MacArthur ou des kamikazes. Les éditions Perrin ont fait le choix de confier à l’historien Ivan Cadeau le récit et l’analyse de la bataille d’Okinawa, la dernière bataille de la Seconde Guerre mondiale. Il en ressort deux stratégies différentes et la confrontation confirme l’évolution du rapport de force dans la zone. Perçue comme une dernière chance par les états-majors japonais d’inverser le rapport de force et la dernière étape avant d’envahir le Japon pour les États-Unis, la bataille est marquée par les bombardements massifs, les kamikazes et les pertes élevées.

Le thème de la guerre étudié en Terminale analyse les différentes formes de guerre : totale ou irrégulière par exemple, mais l’étude de batailles significatives comme Verdun, Stalingrad ou Okinawa permet d’illustrer les différentes approches du champ de bataille, tout en y montrant les répercussions des décisions politiques sur le terrain.

Nonfiction.fr : Pour commencer, vous rappelez dans votre avant-propos que la « campagne du Pacifique » est peu documentée en français et que la bibliographie sur le sujet demeure clairsemée. Pouvez-vous réinscrire la bataille d’Okinawa dans son contexte géographique et chronologique ?

Ivan Cadeau : Pour le Japon, la bataille d’Okinawa s’inscrit dans un cycle de défaites continues depuis l’été 1942. De fait, après le succès tactique que constitue Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, et la vague de victoires remportées par l’armée impériale en Asie du sud-est dans les mois qui suivent, les Japonais ont joué leur va-tout. Les batailles de Midway dans le Pacifique Centre (juin 1942) puis de Guadalcanal dans les îles Salomon (février 1943) marquent un coup d’arrêt pour l’expansionnisme japonais et, à compter de cette date, Tokyo essuie des revers sur l’ensemble des théâtres d’opérations où ses combattants sont engagés.

La puissance de l’industrie américaine se fait pleinement sentir au cours de l’année 1943 : mois après mois, échecs après échecs, l’armée japonaise perd ses positions les unes après les autres, incapable de s’opposer à la supériorité de l’armée américaine sur terre, sur mer et dans les airs, la force de porte-avions rapides dont elle s’est dotée constituant son fer de lance.

Au printemps 1945, les Américains sont aux portes du Japon. Après avoir longtemps hésité entre Taïwan et Okinawa, cette dernière est finalement choisie par l’état-major US. Pour l’armée de terre et les Marines, sa conquête préfigure celle des principales îles du Japon quand la Navy et l’aviation de l’armée de terre des États-Unis envisagent davantage de renforcer le blocus et de poursuivre les bombardements stratégiques. Même si Tokyo dispose encore de millions d’hommes en armes, les moyens aériens, navals et logistiques font défaut pour empêcher la conquête d’Okinawa.

Ainsi, le gouvernement et l’état-major japonais entretiennent l’espoir – illusoire – de conduire une bataille si coûteuse pour les Américains que ceux-ci renoncent à leur projet d’invasion du Japon et acceptent l’ouverture de négociations qui permettraient de sauvegarder l’essentiel, et notamment les institutions impériales.

Justement en France, elle est loin d’être aussi connue que la bataille de Normandie, celle de Koursk et même d’El-Alamein. Pourtant, il s’agit bien d’une « hyperbataille » d’autant que c’est la seule qui se déroule sur le sol japonais. C’est aussi la dernière bataille de la guerre (certains Japonais n’y déposent les armes que le 7 septembre 1945) et la plus meurtrière pour les États-Unis avec plus de 12 500 tués. Quelle place occupe-t-elle dans les mémoires américaines et japonaises ?

La mémoire d’Okinawa est ambivalente, tant au Japon qu’aux États-Unis. Au Japon, une partie de la population salue et honore toujours le sacrifice des kamikazes et du cuirassé Yamato tandis qu’une autre, et parmi celle-ci les habitants de l’archipel des Ryukyus dont Okinawa fait partie, mettent davantage l’accent sur le sort tragique des populations civiles. Le largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, puis ses conséquences ont cependant éclipsé quelque peu la bataille. Pour les Américains, les combats pour la conquête d’Okinawa représentent le point d’orgue de la campagne de l’Asie-Pacifique, combats qui ont vu s’exprimer le dévouement, la résilience et – là aussi – le sacrifice, des GI’s, des Marines sans oublier les marins de l’US Navy, durement touchés entre les mois d’avril et de juin 1945.

Comme pour Verdun, les combats dans le Pacifique souffrent d’un déséquilibre des sources. En effet, le taux de prisonniers japonais est extrêmement faible puisque se rendre ou être fait prisonnier jette le déshonneur sur toute la famille, Okinawa fait ici figure d’exception puisque 7 400 soldats, dont 200 officiers, se rendent, ce qui permet de bénéficier de nombreux témoignages. Qu’apportent ces témoignages précieux à l’historien ?

La capture – sans précédent sur ce théâtre d’opérations – d’un nombre élevé de prisonniers japonais permet à l’historien de bénéficier de sources provenant « de l’autre côté de la colline » et d’éviter une histoire trop « américano centrée ». D’une part, les renseignements recueillis « à chaud » dans un but opérationnel constituent une manne d’informations et, d’autre part, les écrits ou souvenirs ultérieurs représentent une source précieuse, les deux, croisés avec les documents et l’historiographie anglo-saxonne, rendant possible un récit équilibré des événements.

« Typhon d’acier », c’est ainsi qu’est nommée la bataille d’Okinawa. Alors que le bombardement massif de Tokyo se déroule au même moment, les officiers japonais veulent une bataille d’une violence inouïe pour dissuader les États-Unis d’envahir le Japon, puis, comme vous l’avez dit, créer des pertes significatives au sein de la flotte américaine et de la 10e armée. Comment la population d’Okinawa est-elle préparée à cette bataille ?

Ivan Cadeau : Depuis le début des hostilités en Asie (en Chine, notamment), puis contre les États-Unis, les populations civiles japonaises sont soumises à une propagande et à un conditionnement intenses de la part de l’armée japonaise. Au fur et à mesure des revers subis par Tokyo, la pression exercée par les militaires se fait plus vive, elle s’ajoute à la pression familiale et sociale qui existe déjà au sein de la société japonaise. À l’été 1944, la chute des îles Marianne voit apparaître un phénomène nouveau : celui des suicides de masse. Les militaires japonais entendent lier le sort des civils au leur et ces derniers sont encouragés à les rejoindre dans la mort, jugée préférable au déshonneur.

À Okinawa, ce phénomène connaît une ampleur inégalée et c’est par milliers que les habitants des Ryukyus se donnent la mort afin d’échapper aux Américains sur ordre direct des autorités militaires ou après y avoir été fortement incités, notamment par la distribution de grenades. Dans les faits, celles-ci ne sont pas assez nombreuses et se révèlent défectueuses et les familles okinawaïennes emploient tous les moyens à leur disposition pour s’entretuer. Le sort réservé à ces populations civiles est toujours l’objet d’un profond ressentiment des Okinawaïens contre le pouvoir central tokyoïte, les premiers étant à l’époque considérés comme des citoyens de « seconde zone » en raison du rattachement tardif de l’île au Japon (1879) et des différences culturelles existantes.

Les kamikazes occupent donc une place particulière. Nous connaissons assez bien ceux qui le font en formation aérienne mais cette pratique est aussi opérée par des bateaux et des sous-marins construits dans cet objectif. Quelle place occupent-ils dans cette bataille ?

Les unités d’attaque spéciales (Tokkōtai) connues en Occident sous le terme générique de « kamikazes » sont liées le plus souvent exclusivement à l’arme aérienne, son expression la plus spectaculaire et la plus efficace. Pourtant dans sa recherche désespérée de solutions pour endiguer le cours des événements, l’état-major japonais met sur pied toute une gamme d’engins, maritimes principalement, chargés de couler les navires de la flotte américaine.

C’est dans cette perspective que sont créés les bateaux-suicides qui relèvent (comme pour les avions kamikazes) à la fois de l’armée de terre – où ils sont appelés Maru-re (bateaux de liaison) – et de la marine impériale, qui les désigne sous le nom de Shinyo, un terme qui pourrait se traduire littéralement par « secoueurs des mers ». Près de 10 000 sont construits entre 1944 et 1945, les deux tiers au profit de la marine. Dans le même esprit le Kaiten, un sous-marin de poche construit autour de la torpille Type 93 et ne comprenant qu’un seul membre d’équipage (le pilote), est développé. L’ensemble de ces armes n’aura qu’un rendement médiocre et leurs effets sur la bataille d’Okinawa seront marginaux.

Hiro-Hito déclare au début de l’année 1945 à ses chefs d’état-major : « Vos plans semblent bons, comme toujours ; mais jusqu’à présent vous avez échoué dans leur exécution. Êtes-vous sûrs cette fois ? »   . Au-delà du trait ironique que vous relevez, quelles sont les caractéristiques du commandement de l’armée de terre et de la marine japonaises ?

Contrairement aux représentations qui peuvent exister sur le commandement japonais, celui-ci apparaît, tout au long de la guerre, extrêmement divisé. Des dissensions existent entre armées de terre et marine (il n’existe pas d’armée de l’air à l’époque, mais des services aériens qui leurs sont rattachés), mais également à l’intérieur de ces dernières. Les désaccords portent sur les différences de stratégies opérationnelles, sur la répartition des moyens, etc. Ils empêchent dans tous les cas l’unicité du commandement et portent une part certaine dans les échecs japonais. Lors de la bataille d’Okinawa, les divergences au sein de l’état-major de la 32e armée japonaise sont ainsi à l’origine directe de milliers de morts sans profit tactique, à l’exemple des vaines contre-attaques ; qui sont par deux fois ordonnées.

Si le Japon jette toutes ses forces dans la bataille, Okinawa nous rappelle que les États-Unis sont impliqués à la fois en Europe et en Asie. Comment en tant qu’historien militaire observez-vous l’armée américaine capable de se mouvoir et de réussir sur deux fronts si différents, au même moment ?

Si l’étude de la conduite des opérations se révèle passionnante pour l’historien militaire, celle de la conception et de la planification l’est tout autant – davantage même parfois. Dans le cas de la puissance américaine qui, entre 1941 et 1945, mène simultanément deux combats de haute intensité sur des théâtres d’opérations gigantesques aux caractéristiques différentes, ce constat est encore plus vrai. Dans le Pacifique, l’étendue des lignes de communications (des milliers de kilomètres), l’importance de la logistique et l’emploi de l’aéronavale ne laissent pas de stupéfier. Le savoir-faire américain à la fin de la guerre ne peut que susciter une certaine admiration, nous sommes là, véritablement, dans le domaine de l’intelligence. Car faire fonctionner « l’énorme machine américaine » requiert la mobilisation des cerveaux militaires, certes, mais également ceux des civils et l’apport des universitaires et des ingénieurs dans la victoire américaine mérite d’être souligné.