De 1916 à nos jours, la bataille de Verdun fascine. Objet de fantasmes, il importe de repartir des sources et de la comparer aux autres batailles de la Grande Guerre pour pleinement la comprendre.

En France, la Première Guerre mondiale reste associée à la bataille de Verdun. De l’ascension des généraux Pétain et Nivelle au geste fraternel accompli sur ce site entre François Mitterrand et Helmut Kohl en 1984, en passant par la Voix sacrée, symbole de la connexion entre le front et l’arrière, Verdun dépasse la seule dimension combattante. Cette bataille n’a pas été décisive et d’autres furent plus meurtrières. Pourtant Verdun écrase dans les mémoires françaises la Marne, la Somme ou encore la défense de Reims. L’historien Michaël Bourlet repart du champ de bataille pour saisir Verdun entre les stratégies dessinées et le ressenti des soldats.

* Si la bataille de Verdun a désormais laissé place dans les programmes du secondaire à la Marne, aux Dardanelles, à la Somme et à Tannenberg, elle demeure encore étudiée pour saisir le quotidien des tranchées et la violence de la Grande Guerre.

 

Nonfiction.fr : Vous consacrez votre dernier ouvrage à Verdun, « objet de tous les fantasmes ». Comme vous le rappelez, cette bataille a été moins meurtrière que l’offensive Broussilov, elle n’a pas été aussi innovante sur le plan tactique que la bataille de la Somme et a été moins décisive que la bataille de la Marne. Pourquoi demeure-t-elle un événement historique et le « symbole sacré »   de la Première Guerre mondiale ?

Michaël Bourlet : La construction précoce du mythe en France ou les réinterprétations de la bataille par les nazis en Allemagne ont produit des récits aussi tragiques que triomphants sur cette bataille, souvent présentée de part et d’autre du Rhin comme un acte de survie. Hervé Drevillon nous rappelle que la « bataille est un drame sans cesse rejoué, parfois même dans l’oubli de son scénario original » et Verdun, plus que tout autre bataille probablement, n’y échappe pas.

La bataille est avant tout un événement historique et un « symbole sacré » en France. Elle devient un symbole dès février 1916 : alors que le commandement s’interroge sur la défense d’une ville sans grand intérêt militaire, le gouvernement en fait un enjeu. La volonté politique de résister sur la rive droite contribue à construire le mythe Verdun. Gouvernement et commandement offrent aux Français, par le biais de la presse notamment, un récit épique dans lequel Verdun s’impose comme le secteur du front où se décide l’avenir du pays et du monde. Dans l’esprit des contemporains, cette bataille résume déjà la guerre : la France résiste seule à l’offensive allemande à Verdun comme elle résiste à l’agression de l’Allemagne depuis 1914. La civilisation contre la barbarie en somme.

Deux figures émergent de ce discours précoce. D’une part, le général Pétain, qui non seulement contribue activement à la construction du mythe de Verdun, pendant et après la guerre, mais en profite également pour forger sa légende. D’autre part, le poilu de Verdun, figure incontournable du mythe, ce soldat glorifié et légendaire, à la fois martyr et héros, qui soude la nation dans une bataille idéalisée. Héroïsé par l’arrière, le poilu suscite admiration, attention, solidarité de toute la nation, alors que pour le combattant, Verdun se résume avant tout aux souffrances, à l’horreur et à la mort. Cette évolution est accentuée par le fait que, contrairement aux autres batailles de la Grande Guerre, les deux tiers de l’armée française de 1916 passent par Verdun. Ainsi, des milliers de poilus, qui combattent dans une bataille égalitaire, républicaine et nationale, contribuent également à faire entrer la bataille dans tous les foyers de France. La mémoire de ceux de Verdun supplante celle des combattants des autres batailles, qui sont pourtant souvent les mêmes. Désormais, pour les Français, « Celui qui n’a pas fait Verdun n’a pas fait la guerre ». Le mythe de Verdun, imposé par le « haut », prend alors une résonance particulière dans toute la France et s’installe pour longtemps.

Après la Seconde Guerre mondiale, progressivement, le mythe de Verdun s’unifie, d’abord autour de l’image d’une bataille terrible, meurtrière et inhumaine, vécue de la même manière par les Français et les Allemands (cette image se développe notamment dans le contexte de construction franco-allemande), avant de s’internationaliser à la faveur des recherches historiques, de la construction européenne et de la paix (« Plus jamais ça ! »).  

La bataille de Verdun est l’une de celles qui, depuis l’Antiquité, ont fortement marqué les peuples. Plus d’un siècle nous séparent de cette déflagration, dont les ressorts nous paraissent aujourd’hui incompréhensibles. Pourtant, elle est toujours commémorée et le temps, le roulement des générations, les cycles mémoriels n’ont pas éteint cette petite lumière qui continue d’émettre dans la conscience européenne. Tantôt héroïsée, tantôt honteuse, Verdun appartient à ce club très fermé des « batailles phares », où le mythe submerge bien souvent l’histoire. La bataille résume toujours la Grande Guerre pour les Français. C’est ainsi qu’elle est aussi perçue dans le monde. Le 23 mars 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelensky, dans son discours au Parlement français, convoque le mythe national de Verdun et compare le sort des villes ukrainiennes frappées par les Russes aux ruines de Verdun, quand bien même la ville n’a pas été un champ de bataille en 1916.

 

Verdun apparaît comme l’incarnation de la guerre de tranchées et de la guerre de position. Vous avez néanmoins choisi comme sous-titre : « la guerre de mouvement dans un mouchoir de poche ». Le front s’y étendait en effet sur 50 kilomètres carrés. Comment expliquez-vous ce qui peut s’apparenter à un paradoxe : « immobile et pourtant en mouvement incessant »    ?

Dans sa phase initiale, la bataille se déroule sur un champ de bataille hérité du XIXe siècle, à peine plus grand que celui d’Austerlitz (50 km²), ce qui est rare pendant la guerre, et l’extension à la rive gauche en mars n’accroit pas démesurément le champ de bataille. Sur ce modeste champ de bataille à l’échelle de la guerre se joue l’une des batailles les plus emblématiques de la guerre de tranchée. Pourtant, dans ce mouchoir de poche, la déstructuration des combats, la topographie, la décentralisation du commandement sur le champ de bataille, la longueur inédite de la bataille notamment, engendrent du mouvement. Sur terre, les artilleurs manœuvrent leurs canons pour couvrir les fantassins qui attaquent et contre-attaquent, défendent, prennent et reprennent, débordent, se replient dans un immense dédale de cratères, de villages disparus, de vestiges de tranchées et de bois, de forts, d’abris et de redoutes. Enfin, dans les airs, les pilotes se livrent une lutte sans merci à 140 km/h pour le contrôle du ciel. Pendant 300 jours, Verdun est une bataille en mouvement incessant.

 

L’année 1915 a éprouvé les armées des différents camps et chacun espère mener une bataille décisive en 1916. Ce sera la Somme pour l’Entente et Verdun pour les empires centraux. Joffre et Haig s’attendent certes à une grande offensive allemande dans la région d’Amiens, la vallée de l’Oise, les Flandres ou encore Ypres. Pourquoi une attaque sur Verdun semble alors peu probable ?

A la fin de 1915, les Alliés s’attendent à une offensive allemande sur le front de l’Ouest. Plusieurs secteurs sont envisagés. A côté des attaques locales permettant de rectifier la ligne de front, le haut commandement français identifie trois zones dans lesquelles une offensive allemande représenterait une menace : dans la région d’Amiens, à la charnière franco-britannique, afin de séparer les deux armées alliées ; dans la vallée de l’Oise dans le but de faire pression sur Paris ; dans les Flandres, en direction des ports de la Manche. De Verdun, il n’est pas question.

Il faut ici briser quelques légendes. D’une part, au plan militaire, la ville n’a aucun intérêt stratégique ; d’autres places, telles Amiens, Reims et Ypres, sont plus intéressantes. D’autre part, la ville n’est pas encore le symbole qu’elle est devenue par la suite. Cet argument, souvent avancé pour justifier le choix allemand, est nul et non avenu en 1915. Verdun ne peut pas non plus être considérée comme la porte d’entrée en France. Certes, la « livraison » de la ville est exigée dans l’ultimatum allemand qui suit la mobilisation française du 1er août 1914, mais il s’agit alors et surtout de rendre inopérant le système Séré de Rivières. Enfin, la ville n’est pas le point faible du front français. Certes, ses défenses ont été affaiblies en 1915, mais les Allemands tardent à en prendre conscience. Derrière ses lignes de forts et ses obstacles naturels, Verdun reste un objectif redoutable. Outre ses fortifications, la RFV s’appuie sur de solides défenses naturelles : un relief segmenté et compartimenté, en particulier au nord avec son plateau morcelé des Hauts-de-Meuse, la vallée de la Meuse, ses méandres et son lit marécageux et la plaine marécageuse de la Woëvre. Verdun est alors un secteur peu favorable au développement d’une grande offensive. Pour terminer, sur un plan strictement militaire, ce secteur n’offre que des possibilités d’exploitation très limitées en cas de rupture. La prise de Verdun ne précipiterait pas la fin de la guerre et Joffre redoute davantage une offensive dans le Nord, susceptible de menacer l’armée britannique et l’avenir de l’Entente.

Le généralissime est convaincu qu’une attaque sur Verdun ne peut-être qu’une offensive isolée ou un précédent avant une offensive de plus grande ampleur. Il n’est pas le seul : Haig envisage une attaque contre Ypres tandis qu’en Grande Bretagne, beaucoup estiment que le coup portera sur l’armée française, probablement en Champagne. Et puis la crainte d’une offensive allemande est contrebalancée par les perspectives prometteuses ouvertes à Chantilly au début du mois de décembre. Verdun ne fait pas partie des hypothèses de travail de Joffre et du GQG.

 

Si les archives abondent côté français, elles manquent côté allemand pour pleinement saisir les intentions de Falkenhayn. Bien que les Centraux combattent sur deux fronts, ils sont solidement implantés en France et en Belgique, l’armée serbe est quasi vaincue et les Ottomans résistent dans les Dardanelles. En replaçant la bataille au sein de multiples enjeux, quels sont les objectifs des Allemands à Verdun ?

La culture du secret et les changements d’avis de Falkenhayn, conjugués au manque d’archives, brouillent la perception de ses intentions. Les témoignages laissés par les contemporains, partiaux et reconstruits, compliquent davantage l’appréhension du processus qui conduit à cette offensive. La question s’est posée d’emblée et elle n’est toujours pas véritablement tranchée : pourquoi attaquer Verdun ? S’agissait-il de prendre la ville ? de relancer la guerre de mouvement à l’Ouest ? d’attirer l’armée française dans un piège ? de saigner à blanc l’armée française ? de précipiter l’usure des Alliés ? Le très secret Falkenhayn est parvenu à masquer ses intentions à son adversaire, à ses états-majors, à l’opinion publique allemande et enfin aux historiens. 

Pendant longtemps, la bataille d’usure et la saignée de l’armée française ont été présentées comme les objectifs de l’offensive allemande. La guerre d’attrition et d’épuisement n’a rien d’inédit en 1915 : le « Je les grignote » de Joffre en est le parfait exemple. Mais l’idée de saigner l’armée française n’apparaît à aucun moment dans la phase initiale de la planification allemande, contrairement à ce que prétend Falkenhayn dans son livre paru en 1920 et qui contient le fameux mémorandum qu’il aurait présenté au Kaiser peu avant Noël 1915. Aujourd’hui, les historiens sont unanimes pour y voir un plaidoyer construit a posteriori pour justifier les choix, la conduite de la bataille et l’échec final.

Les travaux de Gerd Krumeich et d’Holger Afflerbach notamment ont bien montré que l’existence du mémorandum de Noël, qui annonce la saignée, pouvait être remise en cause, avec des arguments solides. Le mémorandum, que Falkenhayn est le seul a signaler, n’a jamais été retrouvé, y compris par les archivistes allemands dans les années 1930, à l’époque de la préparation de l’histoire officielle de la guerre. En outre, en 1915, Verdun n’a pas encore le statut symbolique que lui prête à tort le mémorandum. Les acteurs se sont inscrits en faux par rapport à la théorie de Falkenhayn, à commencer par le Kronprinz qui livre une autre lecture des intentions allemandes. Enfin, un argument généralement peu avancé par les historiens démonte la thèse de la saignée : les effectifs alloués initialement sont trop faibles pour livrer une bataille d’usure ou obtenir une « décision » sur le front de l’ouest, même contre une place affaiblie comme celle de Verdun. Les historiens allemands ont développé une autre approche, qui consiste à montrer que la bataille d’usure menée à Verdun est le fruit d’une redéfinition de la stratégie allemande dans la Meuse, adoptée après l’échec initial et des conditions nouvelles de la bataille.

Alors Verdun, pour quoi faire ? Indiscutablement, au plan militaire, la chute de Verdun entraînerait une rectification de la ligne de front au profit des Allemands, une sécurisation des lignes de communication allemandes et la levée d’une hypothétique menace sur Metz. Un tel succès remettrait en cause les projets alliés d’offensives de grande envergure et les contraindrait à engager une contre-offensive à laquelle ils ne sont pas préparés, alors que la guerre sous-marine fragiliserait leurs approvisionnements. De plus, plusieurs généraux allemands ont écrit par la suite que Verdun n’était qu’un prélude à une offensive allemande plus importante qui restait alors à planifier, ou au moins à un retour à la guerre de mouvement dans laquelle l’armée allemande aurait le dessus. Alors la faiblesse des effectifs initiaux dédiés à l’offensive dans la Meuse s’explique mieux de cette façon, au moins au départ. Cet enchaînement, où la tactique guide la stratégie, serait conforme au projet présenté au Kaiser à la fin décembre 1915 et permettrait en somme à l’Allemagne de renforcer son prestige, ainsi que celui des Hohenzollern, et de s’imposer à l’Ouest en 1916.

Par conséquent, alors que le chef d’état-major de la 5e armée allemande planifie cette offensive pour s’emparer de Verdun et rectifier la ligne de front, Falkenhayn ne voit probablement dans la chute de Verdun qu’un intérêt secondaire et poursuit un objectif stratégique : mettre un terme à la guerre d’une façon ou d’une autre, mais honorablement, quand il en est encore temps pour l’Allemagne. 

 

Entre le 21 et le 24 février 1916, après une solide préparation d’artillerie, l’armée allemande l’emporte dans plusieurs secteurs et la position de Verdun semble prête à tomber. Comment l’armée française parvient-elle à résister face aux moyens engagés ?

Pour comprendre la résistance inattendue des Français dans les premiers jours de l’offensive, il faut remonter aux semaines qui précèdent le 21 février. Le mauvais temps contraint les Allemands à reporter la date de l’offensive et ce sursis profite aux Français. Certes, la réaction française est timide, mais elle comprend plusieurs volets qui seront déterminants à partir du 21 février. Avant le lancement de l’offensive allemande (et avant l’arrivée du général Pétain), le commandement pose les bases d’une organisation qui a pour but de fluidifier les communications et le ravitaillement de la RFV via un couloir central : l’axe Bar-le-Duc – Verdun, baptisé « Voie sacrée » par la suite. Le GQG envoie des renforts, certes modestes, mais qui apporteront littéralement du sang neuf après la destruction des divisions affectées à la défense du secteur. Enfin, il ordonne le renforcement de certaines positions, qui bien que sommaires, rempliront la mission.

La résistance de l’armée française s’explique également par la nature des combats et le courage des hommes. Dès le 21 février, et malgré la puissance du bombardement, le plan allemand ne se déroule pas comme prévu. La progression est freinée par le terrain bouleversé et de petits groupes de combat de survivants français, qui bien qu’isolés et abrutis par l’artillerie, se battent avec vigueur en s’appuyant sur de petits ouvrages fortifiés épargnés par le bombardement. Ces combats surprennent l’infanterie allemande et permettent à l’armée française de gagner du temps. Dans cette bataille où dominent la puissance de feu, les gros effectifs et la débauche de matériel, le combat des petits groupes reste la norme. C’est l’une des principales caractéristiques de la bataille de Verdun.

L’organisation et la souplesse du commandement français expliquent aussi cette résistance. Le 24 février est une journée cruciale puisque le commandement français ordonne l’évacuation de la plaine de la Woëvre et envisage l’abandon de la défense de la rive droite et à terme la perte de Verdun. Mais cette option est rejetée par le gouvernement. L’armée française doit tenir la rive droite, donc défendre dos à la Meuse contre toute logique militaire, et conserver Verdun. Cette décision relève d’un choix politique et non d’une option strictement militaire.

L’activation de la Voie sacrée est l’une des clés de la résistance française des premiers jours. La route s’est avérée déterminante car elle est le cordon qui alimente en hommes, en munitions et en matériel la bataille. Incontestablement, l’organisation de la logistique est l’une des plus grandes réussites françaises à Verdun.

Du 21 au 24 février, l’armée allemande progresse de 500 à 2 000 mètres sur un front de douze kilomètres. Cependant, malgré les coups, l’armée française ne s’est pas effondrée et sa résistance prive son adversaire d’une victoire immédiate Les succès obtenus le 24 février redonnent au commandement allemand l’espoir d’un succès. Toutefois, si les Français sont usés par les jours précédents, les Allemands le sont également et manquent de réserve pour exploiter la brèche qui s’est ouverte dans le front français. Ce ralentissement du rythme de la progression donne un peu de temps et d’espoir aux Français.

 

La bataille de Verdun reste associée au général Pétain qui renforce la connexion entre le front et l’arrière, organise la 2e armée en quatre groupements, chacun commandé par un général en qui il a confiance, puis tente de renforcer le moral des soldats. Dans quelle mesure, ces actions portent-elles leurs fruits ?

Quand il prend son commandement, Pétain trouve une situation difficile. En outre, il est malade. Son effacement, temporaire, est compensé par Castelnau, Barescut et Zeller. Toutefois, Pétain prend ses premières décisions : il fixe son quartier général dans la mairie de Souilly et demande à ses grands subordonnés de tenir. Dans les jours qui suivent sa prise de commandement, et après s’être fait une idée plus précise de la situation, il impose son style. Privilégiant la méthode et la prudence, Pétain est non seulement convaincu que la bataille sera longue mais qu’elle va s’étendre à la rive gauche de la Meuse.

Dans ces conditions, il réorganise le commandement et définit les attributions de ses grands subordonnés afin de remettre de l’ordre dans le chaos. Il ordonne également l’organisation défensive du terrain et la réactivation des forts et ouvrages. Il fixe comme autre objectif la reprise du contrôle du ciel de Verdun, préalable indispensable pour rendre à l’artillerie son efficacité. Très vite, le commandant de Rose, une légende de l’aéronautique, lui livre le ciel. Pétain pérennise le système mis en place sur l’axe Bar-le-Duc-Verdun par le commandant Doumenc avant le 21 février. L’effort est sans précédent. Ce cordon ombilical, qui maintient en vie le front nord de Verdun, va contribuer à nourrir la légende de Pétain à Verdun. Enfin, dès la prise de son commandement, il intègre, dans le combat qu’il mène, des actions destinées à renforcer le moral de ses soldats et limiter l’usure de son armée et à affaiblir celui de ses adversaires (instauration du « tourniquet », la relève, soutenir les fantassins avec l’artillerie, maintenir de la discipline en première ligne mais assouplissement à l’arrière, etc.). C’est ainsi que commence une période de deux mois au cours de laquelle Pétain va avoir à mener une bataille sans cesse recommencée.

Secondé par des généraux de valeur, Pétain a beaucoup fait pour organiser le chaos et briser les assauts allemands sur les deux rives de la Meuse. Durant les deux mois de son commandement, il a peu attaqué et peu perdu de terrain mais au prix de pertes considérables (près de 70 000 hommes entre février et mars 1916). Les mesures qu’il a prises, comme l’organisation du champ de bataille, n’ont pas été remises en cause par son successeur qui est resté aux commandes de l’armée de Verdun du 1er mai au 15 décembre.

 

Si la Somme devient un bourbier duquel essaient de se sortir les Alliés, les Français reconquièrent derrière Nivelle et Mangin les terres perdues. Comment cette « école de Verdun »   s’illustre-t-elle dans la suite du conflit ?

De quoi parle-t-on ? A l’automne 1916, Nivelle reconquiert une grande partie du terrain perdu sur la rive droite. Les Allemands, assaillis sur la Somme, ont déjà passé la bataille par pertes et profits. Cette seconde partie de la bataille de Verdun est peut-être une « bataille de prestige » comme le pense Alain Denizot, mais elle a révélé une équipe emmenée par les généraux Nivelle et Mangin et qui devient l’école de Verdun.

Comment cette école s’impose-t-elle à la tête de l’armée française ? En décembre 1916, l’euphorie de la « victoire » défensive dans la Meuse ne sauve pas la tête de Joffre. Contraint de démissionner, il décroche, en guise de cadeau de départ, le bâton de maréchal le 27 décembre. Une page se tourne et désormais une nouvelle génération d’officiers généraux arrive aux affaires. Pétain, Nivelle et Mangin sont des célébrités, mais c’est Nivelle qui conquiert le cœur des politiques et des militaires. Le gouvernement valorise l’école de Verdun et préfère l’audace et l’offensive à la prudence et à la défensive, commenteront certains. Auréolé de son succès dans la Meuse, Nivelle, subordonné de Pétain, est propulsé à la tête de l’armée française le 15 décembre, tandis que le général Mangin prend le commandement d’une armée. Pétain retirera de cette période beaucoup de ressentiment et de frustration.

Le nouveau commandant en chef a tout pour plaire : il parle anglais et entretient de bonnes relations avec ses homologues étrangers, il est plus docile que son prédécesseur et beaucoup sont convaincus qu’il détient les clés du succès depuis la reconquête de la rive droite de la Meuse. Nivelle, qui installe son QG à Beauvais, propose d’appliquer les méthodes mises en œuvre dans la Meuse, mais cette fois sur une plus large échelle. Cette dernière épreuve doit apporter la victoire. Elle est conforme aux projets d’opération arrêtés lors de la conférence interalliée de novembre 1916, qui visent à conserver l’initiative. Une ère nouvelle commence dans l’armée française : l’école de Verdun prend le pouvoir.

La popularité de l’école de Verdun naît véritablement au lendemain de la reprise du fort de Douaumont. Elle éclipse totalement l’école de la Somme, source d’une immense déception, alors que des innovations tactiques intéressantes ont été mises en œuvre, au moins au début de l’offensive. La presse, l’opinion, la classe politique louent la méthode de l’école de Verdun fondée sur la surprise, la rapidité de l’exécution et l’occupation d’objectifs successifs. L’infanterie progresse derrière le barrage de l’artillerie puis se reforme sur les positions conquises. Ce mode opératoire, qui s’affranchit des conditions climatiques (boue et brouillard ne changent rien), nécessite une puissante mais brève préparation d’artillerie, de l’organisation et de la discipline dans les unités sur le champ de bataille, des fantassins bien équipés, bien entraînés et galvanisés moralement et un chef. Cette méthode de l’offensive brusquée sur un front étroit aboutit au succès du 24 octobre 1916.

Convaincu de pouvoir élargir cette méthode à un front plus large, Nivelle théorise un mode opératoire en trois phases qui formeront l’architecture de son offensive du printemps 1917. D’abord, il s’agit de rompre par surprise le point faible du front en profondeur jusqu’à la zone de déploiement des batteries lourdes grâce à une attaque brusquée brève et violente de 24 à 48 heures (phase 1). A l’issue de ce succès initial, Nivelle estime qu’il faut passer à l’exploitation latérale en vue de détruire l’artillerie de l’adversaire et couper ses voies de communication (phase 2). Enfin, l’établissement en avant du dispositif d’une tête de pont doit couvrir la concentration des grandes unités destinées à être engagées en terrain libre face aux forces restantes de l’adversaire (phase 3). Or les vers sont dans le fruit dès le départ et vouent le projet Nivelle à l’échec.

Nivelle s’illusionne en pensant reproduire à l’échelle d’un théâtre d’opérations ce qui a été possible dans le mouchoir de poche de Verdun, sans tenir compte de la situation tactique particulière, du terrain, du temps et de l’ennemi qui est usé, démotivé et qui ne cherche plus un succès. Dans son ordre du jour adressé à la 2e armée le 15 décembre, Nivelle ne cache pas son assurance. Or dans les faits, il grignote à la mode de Joffre de 1915 et ne fait qu’appliquer les directives du GQG sur le rôle des grandes unités qui remontent à janvier 1916. Il s’agit de lancer une attaque brusquée, qui vise à percer le dispositif allemand par un assaut frontal sur des positions successives, combinée à des coups de boutoirs assénés dans la durée. La méthode Nivelle n’est qu’un retour en arrière avec plus de moyens.

Nivelle se justifie en mettant en avant les succès remportés par la 2e armée.  Pourtant, et même si le succès de Mangin est indéniable - le fort de Douaumont est repris -, Mangin ne perce pas le dispositif allemand, il ne fait que repousser son adversaire qui se réinstalle sur ses anciennes positions, sur lesquelles les Français viennent buter dans les attaques de la fin décembre 1916 et de janvier 1917. A aucun moment, Mangin et ses troupes ne se sont trouvés en mesure, non seulement de frapper l’arrière allemand, mais encore moins d’exploiter le succès. La phase 1 de la méthode Nivelle est d’emblée compromise. Elle repose sur une illusion et une régression tactique niant les enseignements de la terrible année 1915.

Aveuglés par la reprise du fort de Douaumont, par la nécessité de se débarrasser de l’encombrant Joffre et par la quête d’une issue à la guerre après tant de souffrance et de morts, le gouvernement, la presse et une grande partie des officiers se laissent séduire par Nivelle, très bon communicant. Quelques officiers généraux, à l’instar de Pétain ou du nouveau ministre de la Guerre Lyautey, ne cachent pas leur méfiance, ce qui n’augure rien de bon pour les relations entre le pouvoir politique et l’autorité militaire. Enfin, Nivelle croit commander une armée solide à qui l’on peut tout demander. Le mythe d’une armée invincible émerge en effet au lendemain de la bataille. L’illusion est éphémère.

Les certitudes de l’école de Verdun contribuent à expliquer l’échec dans l’Aisne. Le 16 avril 1917, à partir d’un plan ébauché par le général Joffre et modifié par le nouveau GQG mais inadapté notamment après le retrait allemand, Nivelle attaque frontalement l’un des secteurs les plus fortifiés, sans effet de surprise et avec une puissance de feu insuffisante. Au bout d’une heure, c’est l’échec, mais Nivelle s’entête et le gouvernement laisse faire jusqu’au 20 avril. La victoire défensive de Verdun a engendré une méthode offensive qui débouche sur un échec de plus du côté français. Des milliers de poilus tomberont victimes de ce mirage et les bases morales de l’armée vacilleront. L’échec de l’Aisne en avril 1917, « fille illégitime de Verdun » (pour citer François Cochet), cristallise toutes les peines, les souffrances, les peurs, les misères, ainsi que les excès de la propagande de l’année 1916

Dans une perspective plus large, Verdun apparaît comme une « bataille de transition »   . Pourquoi ?

Aujourd’hui, Verdun est catalogué dans l’immense cohorte des batailles à somme nulle. Il est vrai qu’à la fin de cet engagement de dix mois, les deux plus puissantes armées du moment sont quasiment revenues sur leurs positions initiales. Cependant, à y regarder de plus près, Verdun apparaît comme une bataille de transition, qui tout en conservant les caractéristiques de la classique bataille de la Grande Guerre, celles de 1914 et 1915, revêt les principales caractéristiques des hyper batailles (durée, effectifs, intensité du feu, mobilisation de moyens matériels considérables) dans la catégorie desquelles on range aussi la Somme ou encore Stalingrad. Enfin, la bataille appartient au club très fermé des géants de la mémoire, elle en est même probablement le chef de file. Avant même de s’achever, elle rencontre un immense écho dans le monde, avec son lot de controverses et de polémiques. Un long chemin mémoriel parti de France notamment et qui, fait unique, s’est internationalisé avec le temps.