La paléoclimatologie permet de dresser des parallèles entre des épisodes climatiques passés et notre futur potentiel et de démontrer, comme le fait Michael E. Mann, que tout n'est pas encore joué.

Qu’est-ce que les climats passés de la Terre peuvent nous apprendre aujourd’hui pour comprendre la crise climatique, son évolution et son impact sur nos sociétés ? Telle est la question centrale que pose le climatologue américain Michael E. Mann dans son nouveau livre : Our Fragile Moment. Dans son précédent ouvrage, The New Climate War (2021), il démontait les mécanismes ayant conduit à l’inaction climatique, notamment de la part des promoteurs des énergies fossiles.

Michael E. Mann est d’abord un paléoclimatologue de renom, dont les travaux font autorité. Il s’est fait connaître en tant que co-auteur d’un graphique (« hockey stick ») prouvant le lien entre activité humaine et réchauffement climatique, à la suite de la Révolution industrielle, sur une période de 12 000 ans correspondant à l’Holocène. La simplicité de sa démonstration a ensuite été confirmée par de nombreuses autres équipes scientifiques. En ayant recours à une forme d’histoire contre-factuelle, via des modèles climatiques alternatifs, ce graphique montre clairement notre responsabilité dans le réchauffement actuel puisque la Terre aurait dû se refroidir sur cette période sans intervention humaine.

Il propose ici une synthèse des moments clés de l’histoire du climat, qu’il envisage comme autant de leçons pour notre époque. Même s’il scrute les potentiels effets du climat sur l’histoire de l’humanité (et son futur), il se garde de tout déterminisme climatique, comme lorsqu’il aborde la chute de l’Empire romain, un temps attribuée à des phénomènes naturels. Le climat n’est toujours qu’un facteur parmi d’autres, souvent socio-politiques. Il contribue en revanche à l’avènement de certaines innovations, comme la naissance de l’agriculture, et il entraîne des dynamiques d’adaptation qui engendrent des gagnants et des perdants (au sein des espèces, notamment).

Climat et histoire

L'histoire climatique est ainsi à l’origine de ce que Michael E. Mann appelle notre « fragile moment » soit une période de relative stabilité des températures installée depuis plus de 6 000 ans et à laquelle nous risquons de mettre fin à cause de notre consommation effrénée d’hydrocarbures.

L'auteur rappelle que durant ces millénaires, le climat a bien sûr connu des variations naturelles (et non d’origine humaine), mais que ces changements étaient beaucoup plus graduels qu’aujourd’hui puisque les températures évoluent désormais sensiblement à l’échelle de quelques siècles, voire de quelques décennies. Certains spécialistes estiment néanmoins que l’homme avait déjà commencé à influencer le climat sur cette période (longue, à l’échelle humaine) puisque le climat aurait dû, au contraire, légèrement se refroidir.

La déforestation liée au développement de l’agriculture et les émissions de méthane consécutives à celui de la riziculture, en particulier, auraient déjà eu un impact – négligeable, toutefois, en comparaison des effets de la Révolution industrielle et de la tendance exacerbée de ces deux derniers siècles.

Comme le rappelle Michael E. Mann, notre espèce est apparue grâce à un précédent changement climatique, lorsqu'une une météorite a mis fin au règne des dinosaures et a donné lieu à une série d’événements climatiques favorables – notre « fragile moment ». Ironiquement, c’est la capacité d’adaptation (via son inventivité technologique) de l’humanité qui nous menace désormais, mais qui peut aussi nous aider à faire face à ce défi puisque nous disposons de toutes les technologies nécessaires pour décarboner nos économies et que nous savons anticiper grâce aux modèles climatiques.

Pour autant, il existe des seuils au-delà desquels il ne nous sera plus possible de nous adapter, d’où la nécessité de redoubler de prudence et surtout d’agir. En effet, « The most important lesson of all, however, is that large civilizations are both resilient and fragile at the same time. »   Tout au long de son livre, Michael E. Mann s’efforce ainsi de mettre en lumière l’impact potentiel du climat sur nos sociétés à l’aune des climats du passé.

Comprendre les mécanismes d’évolution du climat

Quelle est la probabilité que le climat s'emballe ? Si l’emballement n’est pas à exclure, il existe un certain nombre de mécanismes de contrôle du climat.

L’épisode du « faint young sun paradox »   en est une bonne illustration. Au début de l'histoire de la Terre, le positionnement du Soleil aurait dû conduire à un refroidissement de notre planète, mais cet effet a finalement été contre-balancé par un ensemble d'autres phénomènes naturels. Cette observation a conduit les chercheurs James Lovelock et Lynn Margulis à formuler l’hypothèse « Gaïa », basée sur l'idée qu'il existe un ensemble de mécanismes physiques de régulation du climat.

Pour autant, des points de bascule peuvent apparaître au-delà de certains seuils et remettre en cause cette régulation. La Terre a ainsi connu un ou deux épisodes d’emballement du climat dans le passé, donnant lieu notamment à une glaciation de la totalité de la planète il y a plus de deux milliards d’années. Ainsi, le paléontologue Peter Ward parle de son côté d’une hypothèse « Médée », dans laquelle la Terre serait capable de tuer ses propres enfants et non d'agir systématiquement en faveur de la vie. Dans notre cas, même si nous arrivons à stabiliser le climat en atteingnant la neutralité carbone, nous pourrions franchir des points de bascule irréversibles comme la fonte des glaces du Groenland, par exemple.

En analysant l’épisode de la dernière grande extinction d’espèces, il y a 250 millions d’années, Michael E. Mann attire l’attention sur la nécessité de prendre en compte certains effets amplificateurs du réchauffement, en plus du seul CO2, comme la fonte des glaces, qui conduit à moins réfléchir le rayonnement du soleil, à produire davantage de vapeur d’eau, etc.

La vitesse à laquelle nous ajoutons des gaz à effet de serre dans l’atmosphère est aussi une donnée importante en plus de la quantité et du taux de concentration. La fin du règne des dinosaures a ainsi conduit à un refroidissement brutal de l’atmosphère ; la même chose se produirait en cas d’« hiver nucléaire »   . Plus encore que le changement de température, c’est sa rapidité qui a un impact déterminant sur les conditions de vie des espèces, d’où les craintes actuelles d’une sixième extinction, couplée à notre impact sur la biodiversité (déforestation, pesticides, épuisement des ressources, etc.). En somme, il est possible de s’adapter si le changement est lent et graduel mais cela devient beaucoup plus difficile si celui-ci est trop brutal.

De la sensibilité du climat

Davantage qu’un refroidissement de la planète, comme lors de précédents épisodes, nous craignons désormais une Terre trop chaude et largement invivable, où chaleur et humidité se combinent pour devenir mortelles — ces conditions se produisant déjà par moment en Asie ou au Moyen-Orient.

Il y a 55 millions d’années, la Terre a connu un réchauffement rapide (à l’échelle géologique) à cause d’émissions naturelles de carbone. Cet épisode est souvent pris comme comparaison avec la situation actuelle, alimentant les craintes d’un réchauffement causé par une massive libération de méthane. Rien de tel ne se produit actuellement, le méthane envoyé dans l’atmosphère provient d’activités humaines (exploitation du gaz, agriculture) et d'un phénomène induit pas le réchauffement climatique.

Les recherches sur les climats du passé tendent aussi à estimer que les climats chauds sont plus sensibles que les froids aux évolutions. Par ailleurs, il existe des incertitudes sur le comportement de certains phénomènes météorologiques. Par exemple, comment les nuages risquent-ils de se comporter dans le futur ? Vont-ils se raréfier ? Un scénario de réchauffement dans lequel un tel phénomène se produirait ne paraît pas crédible aujourd’hui ; pour autant, un monde à 3°C en 2100 — vers lequel nous nous dirigeons si nous ne mobilisons pas d'actions supplémentaires — engendrera déjà beaucoup trop de souffrances.

Par ailleurs, le changement climatique est depuis longtemps associé à un risque d’élévation du niveau de la mer. Il est relativement difficile d’estimer cette augmentation à partir des climats passés car les changements sont différents en fonction du contexte de départ (climat chaud ou froid, présence de glace ou non). Encore une fois, les seuls niveaux de CO2 ne permettent pas de déterminer mécaniquement les températures futures ; ils ne sont qu'un paramètre parmi d’autres. Il est notamment compliqué de déterminer la temporalité (décennies, siècles ?) de la fonte des glaces et donc de l’élévation des niveaux de la mer. Toutefois, il y a un consensus pour dire que les risques sont plus élevés que prévus auparavant, bien que la majeure partie puisse être réduite avec une action climatique déterminée.

Le climat futur dépend encore de nous

En conclusion, le paléoclimatologue reprend les mots de l’un de ses collègues et aînés, Stephen Schneider. Lorsque nous parlons du futur du climat, il convient d’éviter deux écueils : penser que nous nous dirigeons inéluctablement vers la fin du monde (« the end of the world ») ou que tout ira bien (« good for you ») : la vérité est déjà assez dure (« the truth is bad enough »). Comme Michael E. Mann ne cesse de le répéter, il est (encore) possible d’agir face à la menace, même si celle-ci est massive (« The threat is existential, but what happens is, still, mostly in our hands. »). Car les obstacles ne sont pas physiques ou technologiques mais politiques.

Bien sûr, certains effets du réchauffement ne disparaîtront pas, comme les vagues de chaleur, qui sont responsables avec la pollution de l’air d’environ 9 millions de morts par ans ; d'autant plus que les phénomènes météorologiques extrêmes ont été sous-estimés par les modèles climatiques. Pour autant, il n’a jamais été aussi important de se battre pour limiter la hausse des températures futures. Même si l’objectif de 1,5 °C était dépassé, 2 °C serait toujours préférable à 2,5, tout comme 2,5 à 3… Michael E. Mann rappelle par ailleurs qu’une fois la neutralité carbone atteinte, les températures terrestres se stabiliseront en quelques années, contrairement à ce que la science envisageait il y a encore dix ans.

Le climatologue revient également dans son épilogue sur des thèmes familiers aux lecteurs de The New Climate War, contre le fatalisme ou le catastrophisme et sur la nécessité de lutter contre l’influence néfaste de certains acteurs médiatiques (Ruppert Murdoch), économiques (compagnies pétrolières) et politiques (le parti républication aux États-Unis ou encore la Russie).

Le talent de Michael E. Mann repose dans sa capacité à dire la vérité sur la gravité de la situation actuelle, avec toutes les nuances que la science impose, tout en montrant et soulignant notre capacité à agir afin d’éviter le pire. Tout au long de son développement, il donne à voir de manière pédagogique et avec un grand sens du récit le fonctionnement de la paléoclimatologie et comment sont construits les modèles de prévision climatique (paramètres, incertitudes).

Il admet aussi avec honnêteté les limites de la comparaison entre la situation actuelle et les situations du passé. Comme il l’écrit : l’incertitude n’est pas notre alliée et c’est une raison pour agir en urgence (« uncertainty is not our friend. It is a reason for more, not less, urgent action. »). À son plaidoyer pour une action forte fondée sur les connaissances scientifiques, qui montre que tout est loin d’être déjà joué, il est possible d’ajouter la nécessité morale d’agir – un « pari de Pascal » pour notre époque moderne, pour reprendre la formulation de l’historien Christophe Charle dans la version actualisée de son essai Discordance des temps.