Un plaidoyer scientifiquement informé sur la nécessité et la possibilité de poursuivre le combat contre le changement climatique malgré les discours défaitistes et l’action des lobbies.

Lors de la CPO26, les représentants des industries fossiles étaient massivement présents afin d’influencer les négociations climatiques. Peu de temps avant, une étude historique avait révélé que Total a connaissance du potentiel dévastateur du changement climatique depuis les années 1970, tout comme ses confrères américains, ExxonMobil en tête. En conséquence, les procès intentés contre les compagnies pétrolières se multiplient dans le monde (Shell, Total, etc.), témoignant de la reconnaissance grandissante de la responsabilité de ces dernières dans le retard à prendre les mesures nécessaires pour lutter efficacement contre le phénomène.

Le climatologue américain Michael E. Mann, professeur à Penn State University et lauréat de l’équivalent du prix Nobel pour l’environnement, est revenu début janvier 2021 sur l’influence des industries fossiles dans son livre The New Climate War. The fight to take back our planet. Dans celui-ci, Mann revient sur les stratégies évolutives déployées par les lobbies en faveur des hydrocarbures, qu’il s’agisse d’entreprises ou de nations (Arabie Saoudite, Russie ou dernièrement l’Australie). Il appelle également à ne pas désespérer de la situation et à refuser les discours défaitistes, qui estiment que la catastrophe est inéluctable et que tout action est désormais inutile. Comme l’a rappelé le dernier rapport du GIEC, notre avenir reste encore dans nos mains et dépend de nos actions dans les années à venir. Et, comme l’explique Michael E. Mann en citant les précédents (résolus) des pluies acides ou du trou de la couche d’ozone, le problème du changement climatique aurait pu être réglé ou en passe de l’être sans l’obstruction de ces industries, nous rappelant qu’il n’a jamais été insoluble.

 

La promotion de l’inaction par les industries fossiles

Pour Michael E. Mann, aucun doute, nous sommes en guerre contre l’industrie fossile. Les stratégies et techniques de cette dernière sont en constante évolution. S’il ne lui est plus désormais possible de nier le réchauffement climatique en attaquant les scientifiques et leurs travaux – ce qu’elle a longtemps fait et dont Mann a été la victime lors de la fuite des courriels du GIEC cherchant à le discréditer –, elle a inventé de nouvelles façons d’empêcher la mise en œuvre d’actions décisives dans le domaine. S’inspirant des lobbies des armes, du tabac ou des fabricants de bouteilles, elle s’efforce par exemple de répandre le discours selon laquelle les problèmes environnementaux ne peuvent être résolus que par des changements de comportements individuels et de style de vie : manger moins de viande, prendre moins l’avion ou recycler, pour ne citer que quelques exemples. Mann ne nie pas l’importance de telles évolutions, nécessaires et souhaitables, mais rappelle que ces dernières seront à la fois insuffisantes et difficiles à mettre en œuvre à l’échelle individuelle sans un changement systématique de notre appareil productif, notamment en ce qui concerne l’origine de l’énergie que nous consommons. Plus que d’en appeler constamment à notre responsabilité individuelle, il faudrait se concentrer sur celle des entreprises et insister sur l’importance des actions collectives et de la régulation gouvernementale. Cette stratégie de « deflection » (déviation) a également le mérite pour l’industrie fossile de diviser les défenseurs du climat, les partageant entre deux camps (action individuelle contre action collective), alors que les deux sont en fait liés, voire de discréditer certains activistes au regard de leur style de vie, à l’image des factures d’électricité d’Al Gore.

En parallèle, notamment à travers l’usage des réseaux sociaux et le rôle d’Etats dépendants de l’extraction des hydrocarbures, comme la Russie, les solutions existantes à la crise climatique sont dénigrées, de la taxe carbone aux énergies renouvelables. De fausses solutions, permettant de continuer à utiliser des énergies fossiles, sont avancées comme la capture de CO2, le recours au gaz – qui reste une énergie fossile – ou au nucléaire – qui pose des problèmes de sécurité et est d’ores et déjà plus cher que les renouvelables – comme énergies de transitions, la reforestation massive en tant que mesure de compensation, ou la géo-ingénierie, qui vise à manipuler le climat sans prendre en compte les potentiels effets pervers dévastateurs que cela pourrait générer. Plus largement, le règlement du problème est lié par certains à d’hypothétiques innovations technologiques, alors que la majeure partie des solutions éprouvées est déjà disponible.

En outre, la guerre se mène aussi sur le terrain de la psychologie. Certains récits minimisent les impacts du changement climatique, vantant nos capacités à nous adapter dans tous les cas, tout en reconnaissant son caractère inévitable. Ce faisant, le sentiment d’urgence disparaît, tout comme celui d’avoir prise sur les événements, que Mann appelle « agency ». Pire, des militants écologistes finissent par reprendre un tel discours, présentant une vision apocalyptique et certaine du futur, décourageant toute action aujourd’hui. A ce propos, Mann parle de « doomism », un terme dont l’équivalent dans le débat français pourrait être la collapsologie, avec quelques nuances, puisqu’un tel mouvement évoque notamment l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle, mais produit le même effet de découragement et de prophétie auto-réalisatrice. Signalons que la collapsologie est désormais critiquée entre autres par le philosophe Jean-Pierre Dupuy, auteur du concept de « catastrophisme éclairé » et parfois considéré comme le père spirituel de ce mouvement. Mann pointe également du doigt le rôle des médias, notamment ceux appartenant à Rupert Murdoch, et leur façon la plupart du temps négative de rendre compte de la crise climatique, en dépit de certaines avancées.

 

Garder espoir et agir collectivement

Michael E. Mann s’appuie sur sa double compétence de scientifique chevronné – il est notamment le co-auteur du fameux graphique de la crosse de hockey qui a fini de démontrer l’influence humaine dans le phénomène de réchauffement – et de militant de longue date dans le domaine, pour rappeler qu’il est encore possible de changer de cap en prenant les décisions nécessaires. Régulièrement la victime de cabales attaquant ses travaux, par exemple sur les réseaux sociaux, Mann a su repérer des évolutions dans les stratégies de l’industrie fossile et s’est efforcé d’adapter ses réponses et sa façon de communiquer sur le sujet en conséquence.

Le climatologue propose un plan de bataille en quatre points. Il invite d’abord à rejeter les discours estimant que le mal est déjà fait et que toute action est désormais vouée à l’échec (« Disregard the Doomsayers »), s’appuyant notamment sur les derniers travaux sur le sujet pour réfuter les scénarios estimant qu’un réchauffement climatique incontrôlable serait déjà à l’œuvre. De tels discours ne font que renforcer les intérêts des défenseurs du statu quo et s’avèrent désormais plus dangereux que ceux, en retraite, qui nient le réchauffement climatique ou l’influence humaine sur celui-ci. Il propose en revanche de s’inspirer des mouvements de jeunesse en faveur d’une action climatique (« A Child Shall Lead Them »), qui mettent une pression indéniable sur les décideurs. Il suggère ensuite d’expliquer sans relâche les enjeux et solutions aux personnes susceptibles de changer d’avis sur le sujet ou prendre part à la mobilisation collective (« Educate, Educate, Educate »), sans perdre de temps avec les climatosceptiques. Enfin, il rappelle la nécessité d’un changement systématique qui ne peut avoir lieu sans des politiques fortes (et donc une mobilisation politique, incluant le vote), et la remise en cause des intérêts des industries fossiles (« Changing the System Requires Systemic Change »).

Parmi les raisons d’espérer, Michael E. Mann considère une combinaison de facteurs ou d’évolutions récents : la multiplication des événements météorologiques extrêmes – dans le Nord comme le Sud – contribue à une prise de conscience du danger représenté par le changement climatique et à la nécessité d’agir, le fait que la Covid-19 a représenté une leçon en termes de prise en compte des risques et de vulnérabilité par nos sociétés et la déjà mentionnée mobilisation de la jeunesse qui contribue à faire du sujet l’enjeu du siècle. En outre, il envisage également une série de « tipping points » positifs, opposés aux points de bascules climatiques qui pourraient être atteints au-delà de certains seuils de réchauffement, qui confortent son engagement continu : la volonté d’agir sur le sujet aux Etats-Unis, des Démocrates mais également d’une partie du camp républicain, et plus largement des populations dans le monde, les flux financiers de désinvestissements dans les énergies fossiles et la baisse des coûts – malgré le manque de soutien des politiques publiques – des énergies renouvelables. Il reconnaît que la bataille n’est bien sûr pas gagnée d’avance et que les industries fossiles n’ont pas dit leur dernier mot. Mais si l’espoir ne résoudra pas seul ce problème, il doit servir de moteur à l’action.

 

Avec The New Climate War, Michael E. Mann offre un manuel de résistance bienvenu. Dans un style à la fois vivant et drôle, malgré le sujet, il déconstruit les stratégies de l’industrie fossile – faisant à ce titre écho aux propos du récent Les Gardiens de la raison – et présente un état des connaissances indispensables sur les nombreux enjeux liés au changement climatique. Scientifique chevronné, faisant preuve d’une grande honnêteté intellectuelle, il n’hésite pas à descendre dans l’arène médiatique et s’impose comme un intellectuel à l’ère de l’anthropocène, rappelant par moment le rôle qu’a joué Pierre Vidal-Naquet concernant le négationnisme cette fois-ci au sujet du climat. Le propos est bien sûr écrit depuis une perspective américaine, mais nombre de ses réflexions sont valables dans d’autres contextes nationaux et justifient l’urgence d’une traduction en langue française.