Une enquête fouillée dévoile les nouvelles stratégies d’influence, notamment sur les réseaux sociaux, de certaines firmes et lobbys afin de distordre la science à leur profit.

Les familiers des échanges sur Twitter et autres réseaux sociaux concernant des sujets scientifiques ne peuvent qu’être frappés par la forme violente que prennent parfois ces derniers, alors que l’on pourrait s’attendre à des débats courtois reposant sur des preuves et argumentations scientifiques. C’est sûrement cet état des choses et la lassitude qu’elle provoque, pour n’évoquer que ce sentiment, qui ont conduit les trois auteurs des Gardiens de la raison à mener leur enquête sur cette « désinformation scientifique » d’un nouveau genre. Les deux journalistes du quotidien Le Monde – Stéphane Foucart et Stéphane Horel – sont en effet régulièrement les cibles de « trolls », dont les arguments sont souvent calibrés par certains lobbys, sur les réseaux sociaux. A l’occasion de cette enquête, ils sont également rejoints par un sociologue spécialiste des mouvements rationalistes, Sylvain Laurens.

 

Les habits neufs des lobbys

La « capture et l’instrumentalisation de la science, à des fins économiques et politiques, par les grandes firmes » a été largement documentée, entre autres par Stéphane Foucart, avec La Fabrique du mensonge (Denoël, 2013), et Stéphane Horel, avec Lobbytomie (La Découverte, 2018), et leur travail commun autour des Monsanto Papers. Pour autant, la nécessité d’écrire encore sur ce sujet leur semble motivée et justifiée parce ce qu’ils considèrent comme le passage à un nouveau stade dans le domaine. Les lobbys ont en effet changé de modus operandi. Jusqu’aux années 2000, ils ont financé directement des études scientifiques afin de minorer la nocivité de leurs produits ou de leurs conséquences. En réaction a eu lieu un « grand dévoilement » de ces influences ; des procès retentissants ont par exemple condamné les industriels du tabac. En conséquence, l’on assiste à une mutation des « formes de manipulation de la science par le secteur privé ». Les auteurs des Gardiens de la raison proposent ainsi une enquête sur ces nouvelles stratégies, souvent très élaborées et mises en œuvre dans la sphère numérique, visant à instrumentaliser la science à des fins privées via notamment de nouveaux acteurs : les micro-influenceurs.

Malgré la dénonciation de ces précédentes manipulations de la science par des firmes privées, l’autorité scientifique demeure centrale et reste donc l’objet d’enjeux de contrôle par ces dernières. Toutefois, écrivent les auteurs, il s’agit « maintenant [de] prendre position dans l’espace de la médiation scientifique, dans ces lieux où l’on fait la promotion de la science et de son esprit auprès des concitoyens, parfois avec l’aide des pouvoirs publics. » Les lobbys et industriels ne se contentent plus d’influencer les experts en les rémunérant, ils entendent désormais édicter ce qu’est la « bonne science » en fonction de leurs intérêts respectifs, notamment liés à l’interdiction de leurs produits (comme les pesticides) ou opérations, voire à un soutien par les politiques publiques (pour les énergies fossiles par exemple).

Ce ne sont plus seulement des scientifiques qui se retrouvent embarqués dans ces combines, mais également d’autres acteurs plus périphériques, dont des associations d’éducation populaire à la science, comme l’Association française pour l’information scientifique (Afis), au cœur de cette enquête. Pour autant, ces protagonistes n’ont pas toujours conscience de servir des intérêts autres que celui de la poursuite de la vérité scientifique. C’est d’ailleurs l’une des stratégies de ces firmes qui se concentrent en particulier sur les « micro-influencers », tels le professeur de biologie ou l’ingénieur passionné de science qui tient un blog ou un compte Twitter. Ainsi, les « années 2020 seront résolument celles des fact-checkers autoproclamés, vérificateurs d’informations et chasseurs de rumeurs. » Qui plus est, si à l’origine les défenseurs du rationalisme s’ancrent clairement à gauche, ils en viennent à se mettre au service de « mots d’ordre ultra-libéraux et libertariens » et d’un « credo conservateur » réactualisé. Certains éditeurs scientifiques sont également la cible de ces tentatives de captation.

 

Ruses de la déraison et intellectuels médiatiques

Les trois auteurs décrivent leur livre comme « une enquête journalistique avec sociologue embarqué ». Ils s’attachent en particulier à mettre en lumière les liens entre certains médiateurs de l’information scientifique et des groupes d’intérêts via l’analyse de certains réseaux et circuits de financement. Ils soulignent le rôle décisif des privatisations dans ce processus avec la fin des grandes entreprises publiques ou le financement privé de la recherche.

Ils s’attellent à plusieurs reprises à déconstruire la rhétorique d’arguments revenant sans cesse sous le clavier de ces « gardiens de la raison » afin de décrédibiliser leurs adversaires ou, a contrario, crédibiliser leurs produits. Au sein de ce florilège argumentatif, qui instrumentalise sciemment l’épistémologie, l’on retrouve l’idée que la préservation de l’environnement se fait le plus souvent à l’encontre de celle de l’humanité   , qu’une autorisation réglementaire équivaut à consensus scientifique sur la dangerosité d’un produit, comme pour le glyphosate   , ou encore que la dose fait le poison, expression souvent traduite par une distinction entre les notions de danger et de risque.

L’idéal-type de la diffusion d’une contre-vérité scientifique s’énonce désormais de la façon suivante : « Au départ, un industriel met en avant un élément de langage ; une association d’amateurs de science le "valide" ; il est répercuté sur les réseaux sociaux par des influenceurs dont les propos sont amplifiés par des milliers de comptes anonymes ; il est tant et tant martelé qu’il finit par contaminer jusqu’aux scientifiques spécialistes de ces sujets.   » Parmi les autres stratégies appréciées et théorisées par ces lobbys figure l’investissement de « thématiques susceptibles de fragmenter la gauche classique ». Les auteurs citent en exemple l’interdiction du pesticide DDT, aux effets environnementaux désastreux, qui a ensuite été brandie comme un frein à la lutte contre la malaria dans les pays en voie de développement, alors même que son usage restait tout à fait possible dans ce contexte précis.

Les lobbys ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit d’innover dans la manipulation de l’information scientifique. En Grande-Bretagne, le Science Media Center – l’équivalent de l’AFP ou Reuters pour l’information scientifique – propose du prêt à penser (et à citer) pour les journalistes ; le centre est l’œuvre de trotskystes devenus libertariens… Dans la seconde moitié de leur livre, les auteurs se focalisent davantage sur les milieux intellectuels qui s’inscrivent dans ce même mouvement. Ils brossent un certain nombre de portraits à charge, très fouillés mais avec nuance le plus souvent, comme celui de Denis Kessler, intellectuel organique du Medef, avant de finir par celui du sociologue Gérald Bronner, décrit comme un « intellectuel rationaliste de synthèse », à l’intersection de nombreuses thématiques évoquées, dont le combat contre le principe de précaution.

En conclusion, les trois auteurs reviennent sur la crise du Covid-19. En effet, la pandémie remet en cause le dénigrement du principe de précaution ou la mise en avant des fondements du libéralisme économique (liberté de circuler, cure d’amaigrissement pour l’Etat et ses services publics, dont les hôpitaux). Ce qui fait écrire aux trois auteurs que « [si] l’on peut attribuer un mérite à la crise du Covid-19, c’est sans doute celui d’avoir subitement levé le voile sur les usages les plus opportunistes de l’autorité scientifique par ces libéraux déguisés en rationalistes. De quoi remettre au centre du débat public les scientifiques compétents ? »

 

Les Gardiens de la raison est donc une enquête percutante, extrêmement documentée et écrite de manière vivante, parfois humoristique. On pourra regretter que les copieuses notes soient reléguées en fin d’ouvrage alors qu’elles sont tout sauf anecdotiques pour un tel sujet. La démonstration des auteurs est par endroits moins convaincante, comme lorsqu’ils dénoncent le dernier canular scientifique en date   – dans la lignée de celui, fondateur, du physicien Alan Sokal visant à ridiculiser les prétentions du postmodernisme –, certes assez grossier. En effet, la pratique est utilisée dans différents domaines, comme en sociologie, où Arnaud Saint-Martin   a réussi à publier un article du même type dans la revue de Michel Maffesoli, connu pour avoir été le directeur de thèse d’Elisabeth Tessier. Enfin, les conclusions des auteurs en viennent parfois à regrouper au sein d’un même ensemble cohérent idéologiquement des firmes et lobbys aux intérêts différents.

Leur enquête pose plus largement une question fondamentale : est-il encore possible d’instaurer une discussion scientifique dans le débat public en évitant de réduire chacun à son militantisme, voire dans certains cas, à ses intérêts, mais en se focalisant sur la validité des arguments en présence ? La viabilité d’un tel débat est pourtant plus que jamais nécessaire sur de nombreux sujets.