Laurent Mauduit, journaliste à Mediapart, livre un bilan à la fois très informé et accablant des privatisations en France.

La privatisation des biens et services publics est l’une des caractéristiques principales du néo-libéralisme, dont l’un des objectifs affiché est de rendre au privé à peu près tout ce qui avait pu être défini à un moment donné - et s’agissant de la France, essentiellement à la Libération ou encore au tout début des années 1980 au moment de l’arrivée de la Gauche au pouvoir - comme relevant de la puissance publique. Avec la justification que ces activités seront ainsi mieux gérées et pourront être rapprochées d’autres entités afin d’assurer leur pérennité (nouer des alliances). Et en soutenant qu’il sera toujours possible de fixer aux entreprises privées qui en hériteront des obligations et des limitations pour ce qui relèverait, encore et malgré tout, de la puissance publique. 

Si le bilan des nationalisations a parfois été catastrophique, avec le recul dont on dispose aujourd’hui, celui des privatisations n’a pas grand-chose à lui envier. On sait désormais à quoi s’en tenir de ces justifications : la privatisation instaure la domination de la recherche du profit à court terme qui ne s’embarrasse d’aucune autre considération. Les activités privatisées en payent régulièrement le prix fort, ce qui se traduit en particulier par un sous-investissement et des restructurations en cascade. Et le contrôle que l’Etat voudrait encore exercer sur celles-ci, y compris au regard d’importants enjeux sociaux et sociétaux, se heurte aux principes qui régissent le droit des affaires. 

 

D’accablants constats

L’ouvrage de Laurent Mauduit, dont il faut recommander la lecture, en dresse un panorama tout à fait saisissant, que l’on peut alors résumer en quelques constats. Premier constat, ces opérations sont potentiellement très profitables – et Mauduit en donne de nombreux exemples - pour les acteurs qui se portent acquéreurs de ces activités, au demeurant souvent d’excellents amis des responsables politiques qui décident de ces attributions. Cela d’autant que les acquéreurs ont la fâcheuse tendance à ponctionner la trésorerie des sociétés qu’ils récupèrent et donc à limiter fortement les investissements auxquels ils consentent, tout en cherchant à accroître leur rentabilité. Mais ces opérations contribuent aussi à enrichir un petit nombre de hauts fonctionnaires du ministère des Finances (de l’Agence des participations de l’Etat ou du Trésor) qui trouvent ainsi le moyen de valoriser dans le privé leur connaissance des rouages de l’administration et les relations qu’ils ont nouées au sein de celle-ci, voire parfois de tirer plus directement parti encore des décisions auxquelles ils ont pris part. 

Deuxième constat, ces opérations font peu de cas des considérations éthiques. L’exemple de la déréglementation des jeux d’argent, un préalable à la privatisation de la Française des jeux décidée depuis, en offre là encore une illustration saisissante. Lorsqu’on sait qu’une bonne partie des opérateurs qui ont profité de cette ouverture ont installé leur siège à Malte, un paradis fiscal notoirement peu regardant quant à l’origine des capitaux et soupçonné d’entretenir des relations avec la mafia italienne. 

Troisième constat, qui vaut y compris lorsque ces privatisations prennent la forme de concessions ou de délégations de service public, comme dans le cas de la privatisation des autoroutes, l’Etat est généralement peu en capacité de faire prévaloir les intérêts des usagers sur le moyen ou long terme. La prorogation de leur durée est souvent de fait et l’Etat apparaît régulièrement en position de faiblesse lorsqu’il s’agit de renégocier les cahiers des charges ou de contrôler les augmentations de tarifs.

Quatrième constat, qui concerne cette fois directement les principaux responsables politiques, le mensonge semble être la règle dans ces opérations, qui sert notamment à masquer qu’une première étape appelle la suivante et encore la suivante et que l’objectif est bien la privatisation complète des activités considérées. Comme on peut le vérifier par exemple s’agissant de la privatisation des services publics qui a commencé dans les années 2000. Et qui a ainsi vu la privatisation, d’abord partielle puis totale, de France Télécom, la privatisation partielle d’EDF et la privatisation de Gaz de France (dont se joue en ce moment un nouvel épisode avec l’OPA de Veolia sur Suez dont Engie souhaite désormais se défaire).

Ces privatisations se sont alors traduites par des réductions d’emplois (celles mises en œuvre chez France Télécom ont particulièrement défrayé la chronique), le recrutement des nouveaux embauchés sous statut privé, une mise en concurrence et par exemple pour EDF l’obligation de passer par des appels d’offre lors du renouvellement des concessions hydroélectriques, etc. Elles pourraient se poursuivre avec la privatisation de La Poste ou de la SNCF qui ont déjà franchi plusieurs étapes sur ce chemin, comme Mauduit le montre en détail. Et demain, qui sait, avec une privatisation rampante de la Sécurité sociale, dont le programme de François Fillon avait révélé à quel point il fallait désormais prendre au sérieux les attaques dont celle-ci faisait l’objet. Plus personne ne peut ignorer, après la crise sanitaire récente, sous quelle contrainte financière celle-ci est placée et à quelles aberrations cela conduit. Mais le moyen privilégié dans ce cas pour avancer sur la voie de la privatisation consisterait à accroître la place des couvertures complémentaires et particulièrement des assurances privées dans le financement de la Sécurité sociale, avec le projet de séparer du reste les « petits risques » qui pourraient ainsi être confiés à l’assurance privée. 

 

Mais quelle alternative ?

Nous vivons à l’ère de la « marchandisation généralisée » et après la privatisation de l’audiovisuel dont on voit à quel délabrement elle a conduit, nous dit Mauduit, il ne faut pas s’étonner de voir les universités s’engager dans une recherche effrénée de capitaux privés, dont on n’imagine pas, note-t-il, qu’elle n’ait aucune incidence sur le contenu des enseignements et de la recherche. Mais ce sont désormais également des fonctions régaliennes de l’Etat qui ont commencé d’être privatisées, comme on le voit avec les velléités en la matière concernant l’Office national des forêts mais également des activités relevant de la police ou de la sécurité publique ou encore du recouvrement des impôts et taxes.

Une telle situation appelle la recherche d’une alternative à la privatisation, et Laurent Mauduit y consacre alors un dernier chapitre en guise de conclusion. Comme celle-ci peut difficilement consister dans un retour des nationalisations, même s'il ne s’appesantit pas sur les raisons qui devraient conduire à écarter cette solution du retour à la propriété publique, il reprend ici à son compte la piste des « communs », en renvoyant notamment aux livres de Pierre Dardot et Christian Laval ou encore de Benjamin Coriat sur le sujet, mais sans en tirer plus avant les conséquences, ou alors de manière trop rapide, s’agissant de l’organisation des services publics ou encore de la conception de l’Etat que cela suppose. Mais on peut penser qu’il aura à l’avenir le souci de préciser ces aspects.