Un remarquable ouvrage qui répond point par point, sans esprit de polémique, aux nombreuses critiques adressées à la collapsologie et avance une théorie originale inspirée par Günther Anders.

Il semble que l’écologie, en France, ait toujours été une pomme de discorde. La bibliographie des essais, articles, tribunes, etc., à visée ouvertement polémique a atteint une telle ampleur en quelques décennies qu’elle défie désormais tout relevé exhaustif.  La critique contemporaine du discours écologique constitue un genre à part entière – nous serions presque tentés de dire une posture, celle du bel esprit déniaisé à qui on ne la conte pas, tout empressé de démasquer l'imposture de nos nouveaux Sinistres et autres oiseaux de mauvais augure. Car si les ouvrages annonçant une catastrophe écologique prochaine et inéluctable se vendent par dizaines de milliers d’exemplaires, on oublie souvent de dire que ceux qu’écrivent les pourfendeurs de l’écologie s’écoulent tout aussi bien, et sans doute mieux encore si l’on en juge au fait qu’il s’en publie une demi-douzaine par an – pour s’en tenir aux publications francophones.

A certains égards, on aurait raison de juger déplorable, et même funeste, pareille situation, laquelle est bien faite pour entretenir la confusion et le scepticisme dans l’esprit du grand public, qui est ainsi invité tacitement à considérer que le thème de la crise écologique est fondamentalement affaire d’opinion – et à laisser les Byzantins discuter sans fin de la question du sexe des anges. Mais on ne soulignera jamais assez que l’écologie a au moins cet indéniable mérite de susciter la discussion, de pousser celles et ceux qui s’y intéressent, à se lire, à soumettre à examen critique les arguments de leurs adversaires, à pointer les erreurs, les faiblesses ou les limites de leur réflexion et à se voir dans le miroir que leur tendent les autres, en mettant ainsi en pratique la maxime kantienne de la pensée élargie qui consiste, rappelons-le, à « réfléchir sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel », c’est-à-dire encore à penser « en se mettant à la place de tout autre », dont les idées et objections sont réellement prises en compte.

Nul angélisme cependant dans ce constat : nombreux sont ceux qui, écrivant en écologie, ne tolèrent pas la moindre discussion de leurs thèses, qui ignorent délibérément tout ce qui peut s’écrire et se dire en dehors de leur réseau ou de leur sérail, et qui, prêchant la vertu de « considération », n’en accorde absolument aucune aux objections qui peuvent leur être adressées. Ce sont bien sûr les mêmes qui se plaignent le plus bruyamment de l'absence de toute discussion – entendez : de toute discussion de leurs idées, pas de celles des autres. Il reste que le syndrome de l’« égoïsme logique », dont parlait Kant dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique (et dans lequel il voyait une forme de « dérangement mental », menaçant non seulement la santé mais l’existence même de la raison), sévit, nous semble-t-il, avec moins de sévérité dans ce domaine de recherche que dans les autres, comme l’attestent les polémiques constantes qui l’agitent.

D’une polémique à l’autre

Un livre assez plaisant mériterait d’être écrit sur l’histoire des controverses qui se sont succédé en écologie depuis le début des années 1990 dans notre pays. Celui qui s’y attellerait ne manquerait pas de prendre note d’un phénomène amusant, à savoir qu’il arrive que les polémistes changent de camp en fonction de l’enjeu du débat.

A la suite de la publication du Nouvel ordre écologique de Luc Ferry en 1992 – assimilant l’ensemble du courant d’éthique environnementale et de la deep ecology (sans épargner les tentatives de Michel Serres et celles de Hans Jonas) à une sorte de résurgence du nazisme –, deux camps se sont opposés. D’un côté, le camp de ceux qui reprenaient largement à leur compte la critique de Luc Ferry (Jean-Claude Guillebaud, Michel Onfray, Gilles Lipovetsky, et, aussi étonnant que cela puisse paraître, Dominique Bourg lui-même). De l’autre, le camp de ceux qui ont immédiatement relevé la singulière médiocrité de l’information sur laquelle il s’appuyait, mis en évidence les parti-pris méthodologiques et ont entrepris de rétablir la vérité (Catherine Larrère, Jean-Yves Goffi, Paul Gimeno, Elisabeth Hardouin-Fugier, etc.).

Au début des années 2000 et pendant plus d’une décennie, la ligne de front s’est déplacée et c’est alors le pessimisme excessif, d’inspiration apocalyptique, des écologistes qui a fait l’objet d’une dénonciation sans concessions. De nouveau, deux camps se sont dessinés : celui de ceux qui, pour des raisons parfois très différentes et sans forcément remettre en question les causes qui poussaient certains écologistes à adopter une vision pessimiste, se sont émus des effets de la rhétorique de l’effondrement (Guy Sorman, Jean-Jacques Brochier, Jean-Paul Croizé, Pascal Bruckner, Igor Gran, Bruno Tertrais, Catherine Larrère, et dernièrement Michaël Foessel), et celui de ceux qui ont cherché à défendre au contraire les vertus d’un tel procédé hyperbolique (Bertrand Méheust, Bruno Villalba, Jean-Pierre Dupuy, Yves Paccalet, Dominique Bourg, le signataire de ces lignes et dernièrement Luc Semal) ou qui ont participé à l’établissement d’un constat scientifique alarmiste et insisté sur l’importance d’agir rapidement (Gaël Giraud, Aurélien Barrau, Jean-Marc Jancovici, etc.). 

Depuis quelques années, un nouveau thème de dispute est venu diviser les rangs et brouiller encore un peu plus la carte du champ de l’écologie intellectuelle française : la collapsologie. C’est à cette dernière que Bruno Villalba (professeur de science politique à Agro-ParisTech) vient de consacrer un remarquable ouvrage, incisif et parfaitement informé, paru aux éditions Le Pommier. « Collapsologie » : le néologisme, comme on le sait, a été inventé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens en 2015 dans leur livre à succès intitulé Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, pour désigner « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus »   . Comme l’explicite Bruno Villalba, « la collapsologie propose d’expliquer les conditions du délitement de la société, en raison des modifications profondes des relations entre milieux sociaux et milieux environnementaux, en insistant sur les interactions entre le changement climatique, la perte de biodiversité, la fin des hydrocarbures et l’aggravation des inégalités sociales ou les tensions géopolitiques ».

La nouveauté – pourrait-on dire – par rapport à la thématique précédente d’inspiration apocalyptique, tient, d’une part, à ce que la collapsologie rend plus systématique le constat d’urgence (en insistant sur les limites écologiques de la planète, les points d’irréversibilité, etc.), et, d’autre part, à ce que l’autorité de la science y joue un rôle beaucoup plus important. Sans prétendre être une science, la collapsologie puise une bonne partie de ses arguments dans la théorie des systèmes complexes et s’appuie sur la masse des données scientifiques réunies depuis des dizaines d’années pour évaluer la situation environnementale.   

Collapso-bashing et paréidolie

Depuis la soudaine médiatisation des théories collapsologiques à la fin des années 2010, les réactions éditoriales et intellectuelles ont été très nombreuses, de sorte qu’il est à peine exagéré de parler d’une véritable levée de boucliers. Sans surprise, on retrouvera dans la liste des polémistes ceux qui semblent avoir fait du dénigrement de l’écologie, en ses multiples avatars, un véritable fonds de commerce (Luc Ferry, Pascal Bruckner, etc.), ainsi que ceux qui ont vu dans l’apparition de la collapsologie l’occasion de prolonger leur critique de la « raison apocalyptique » (Michaël Foessel et, forte d’une toute autre connaissance du sujet, Catherine Larrère). Mais le plus étonnant tient à ce que la collapsologie a réussi à agréger contre elle des auteurs d’horizons très différents, qui ne s’étaient nullement distingués jusque-là par une quelconque hostilité à l’égard du discours écologique et qui, pour certains, lui ont même apporté des contributions notables (Jean-Michel Harribey, Frédéric Lordon, Jean-Pierre Dupuy, Jean-Baptiste Fressoz, Paul Jorion, Daniel Tanuro, Yves Citton, Pierre Charbonnier).

Le but de l’ouvrage de Bruno Villalba est de présenter « sine ira et studio » cette vaste littérature critique, de qualité très variable, où, comme il en va toujours dans ces cas-là, le pire côtoie le meilleur. L’auteur prévient clairement son lecteur dès l’introduction : « Bien souvent, les ennemis des collapsologues tentent de discréditer leur intention générale, ou plusieurs de leurs propositions, accentuant le trait – au risque de la caricature –, n’oubliant pas parfois de porter atteinte à la crédibilité même des personnes. Le ton est fréquemment vif, sans nuances, comme s’il n’était pas vraiment nécessaire de perdre son temps à prouver l’amateurisme des collapsologues ».

Organisé en deux parties, l’ouvrage soumet d’abord à examen, sous la forme malicieuse d’un procès judiciaire, les dix chefs d’accusation levés à l’encontre de la collapsologie (irrationnalité, illégitimité, minimisation, psychologisation, religiosité, incapacitante, réactionnaire, dépolitisée et dépolitisante, occidentalocentrée, anthropocentrée), en faisant suivre la présentation de chacun d’une brève, mais souvent efficace, plaidoirie. La seconde partie est consacrée à une analyse critique plus approfondie de la contestation des théories collapsologiques, conçue comme une « critique de la paréidolie », en entendant par là cet exercice d’imagination qui consiste à identifier une forme familière dans un paysage, un nuage, de la fumée ou une tache d’encre. Bruno Villalba s’efforce alors d’élucider les schèmes interprétatifs qui animent ce qu’il n’hésite pas à appeler le « collapso-bashing », afin de mieux comprendre les raisons qui motivent la disqualification de la doctrine collapsologique.

Théorie collapsologique et pessimisme méthodologique

Bien que de format relativement modeste (un peu plus de 200 pages), l’ouvrage est dense et mérite de retenir toute l’attention pour la précision et la pertinence du propos. Avec patience, l’auteur restitue aux propositions des collapsologues toute leur complexité et leur subtilité, en soulignant la variété des postures et la pluralité des régimes d’énonciation de cette mouvance. Même s’il existe un certain nombre de points communs entre eux (l’insistance sur le dépassement des limites, et l’effondrement systémique de nos sociétés qui en découlera, l’utilisation massive des bilans scientifiques récents, etc.), les collapsologues divergent dans la manière d’expliquer les causes de l’effondrement, sur les priorités d’action, sur les modes d’action, sur les temporalités, et ils ne prônent pas toujours les mêmes solutions politiques.

Mais l’ouvrage ne se contente pas de rendre justice aux théories collapsologiques, il avance encore une thèse originale, que l’on pourrait tenter de résumer en ces termes : la collapsologie est une entreprise théorique fondée sur un pessimisme méthodologique, très proche dans son inspiration des idées de Günther Anders en ce qu’elle cherche à réduire, à grands renforts de scénarios d’effondrement, le décalage entre la situation écologique et la manière dont nous imaginons pouvoir la contrôler. Thèse originale, disions-nous, en ce sens où elle appartient réellement en propre à Bruno Villaba lui-même beaucoup plus qu'elle ne constitue une caractéristique de la littérature collapsologique dont son ouvrage propose un tour d'horizon. Force en effet est de reconnaître que le niveau d'élaboration théorique de la plupart des essais d'inspiration collapsologique (à commencer par les plus fameux d'entre eux) est souvent assez faible, que la compilation ad nauseam de données factuelles y tient fréquemment lieu de toute argumentation, qu'on n'y trouve tout simplement aucune trace de réflexion philosophique - et encore moins de référence à Günther Anders !         

Le pessimisme méthodologique, dont Bruno Villalba fait la théorie dans les intéressantes pages de conclusion, repose sur trois points. Le premier consiste à concevoir la politique à partir d’irréversibilités, non pas à venir, mais déjà effectives, de sorte que la question qu’il faut poser est de savoir comment « appréhender désormais les conséquences des conséquences ». Il se peut bien sûr que les collapsologues se trompent dans leurs prévisions, qu’ils exagèrent certaines tendances ou inversement qu’ils minimisent certains aspects, mais l’essentiel tient dans cette manière nouvelle de comprendre l’histoire à partir de l’idée que le pire, s’il n’est pas certain, est non seulement possible, mais probable, et qu’il convient en conséquence, non plus de différer le changement, mais d’inscrire la transition dans le temps présent.    

Le second point consiste à proposer un dépassement des oppositions classiques (entre dominants et dominés, humain et non-humain, local et global, nature et culture) pour tenter d’embrasser les termes ainsi distingués dans une perspective unificatrice ou totalisante. Touchant le thème de la domination, « la proposition politique de la collapsologie », écrit Bruno Villalba, est d’« identifier et de dénoncer d’autres formes de domination, tout aussi puissantes et structurantes, comme celle qui s’est construite au détriment des non-humains ou le système Terre dans son ensemble ». Et plutôt que de se demander s’il faut accroître la croissance ou plutôt la diminuer, les collapsologues s’interrogeront sur la pertinence de ces vieilles recettes en remettant en cause les principaux référentiels sur lesquelles elles reposent (progrès, croissance, confort, etc.).

Le troisième point consiste à promouvoir une nouvelle logique de l’agir qui sache restituer à chacun son autonomie en imaginant de nouveaux cadres d’interprétation de l’action et de la relation. « Comment renouveler l’individualisme moderne en fonction des capacités de tous à se construire, en équité, au regard des possibilités des limites du système Terre ? », demande l’auteur. « L’abondance est derrière nous. Comment dès lors élaborer des politiques de sobriété équitablement partagées, respectueuses de tous les Terriens ? ».

L’ouvrage s’achève sur ces remarques programmatiques qui esquissent des pistes de renouvellement du politique – lesquelles constituent autant de réflexions riches et stimulantes qui, n’en doutons pas, alimenteront le feu des prochains débats en écologie.