Les tensions actuelles entre la Chine et les États-Unis sur de nombreux dossiers dont Taïwan s'inscrivent dans un siècle de relations complexes.

Taïwan, les rivalités maritimes et spatiales ou encore la question des droits de l’homme sont autant de thèmes abreuvant l’idée d’un conflit inéluctable entre les États-Unis et la Chine. Pour saisir cette rivalité, il convient de sortir de clés de lecture occidentalo-centrées pour retrouver le sens de certains conflits du XXe siècle au prisme sino-américain. L’historien Pierre Grosser revient ainsi dans son dernier ouvrage sur ce duel mais rappelle aussi l’importance de la guerre de Corée, la violence des conflits qui se sont déroulés en Asie au cours de la guerre froide et le caractère protéiforme de cet affrontement.

L’idée d’un conflit entre la Chine et les États-Unis peut être abordée à travers plusieurs thèmes dont la guerre et les espaces de conquête en terminale ou encore la puissance en première.

Nonfiction.fr : Si le terme de guerre froide n’est pas forcément pertinent pour définir la confrontation entre les États-Unis et la Chine, le face-à-face demeure indéniable et plonge ses racines dans le début du XXe siècle. Ainsi, dès les années 1920, les États-Unis s’inquiètent de la propagande révolutionnaire diffusée par Moscou en Asie. Si vous parlez d’une guerre de trente Ans (1940-1975) du point de vue des États-Unis   , comment délimiteriez-vous les bornes chronologiques de ce « conflit » entre la Chine et les États-Unis ?

Pierre Grosser : La Chine a été importante dans la mobilisation du Comintern contre l’impérialisme, notamment à partir de 1925. Pourtant, les États-Unis n’étaient pas les premiers visés. S’ils ont été critiqués en Chine à l’époque, c’est pour leur politique de restriction draconienne de l’immigration chinoise (sans compter les violences, les discriminations et le racisme à l’égard des Chinois aux États-Unis mêmes), et pour n’avoir pas soutenu assez les positions chinoises contre celles du Japon lors de la conférence de paix de Versailles, en 1919.

Traditionnellement, les États-Unis se présentent comme une puissance différente des Empires ambitieux en Chine, britannique, français, russe et japonais. Premièrement, ils ont promu la « Porte Ouverte » depuis la fin du XIXe siècle, et non la prise de possession de territoires à bail. Deuxièmement, ils sont persuadés d’avoir aidé la Chine à se moderniser, par l’occidentalisation, notamment en formant certains membres de l’élite (diplomatique en particulier) dans leurs universités. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce sont les États-Unis qui cooptent la Chine comme membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, et réfléchissent avec des experts chinois au développement du pays. Troisièmement, ils estiment avoir protégé la Chine contre les ambitions de la Russie (puis de l’URSS) et du Japon, que ces deux Empires soient rivaux ou se taillent des sphères d’influence en Chine.

A Yalta pourtant, Roosevelt fait des concessions à Staline au détriment de l’allié chinois, pour prix de son entrée en guerre contre le Japon. En revanche, les États-Unis s’inquiètent bien, dès les années 1920, des réseaux révolutionnaires et anti-impérialistes dans leurs possessions du Pacifique (notamment les Philippines), et échangent des renseignements avec les services de sécurité des puissances coloniales européennes en Asie.

Tout change après 1949, lorsque les communistes conquièrent le pouvoir en Chine. D’une part, l’alignement du nouveau régime sur Moscou fait penser aux États-Unis qu’il est une « importation étrangère », et que la Chine est devenue un satellite de l’URSS. Les États-Unis savent que la libération de la Chine par les armes est impossible, mais ils préservent la « vraie » Chine (la République de Chine à Taiwan), la soutiennent un peu dans des opérations clandestines à la périphérie du territoire de la RPC, et espèrent que les Chinois du continent vont vouloir rejoindre le « sens de l’histoire » : ainsi des espoirs de démocratisation lors de la contestation étudiante de 1989. Dès lors, le régime communiste est encore persuadé que les États-Unis veulent à terme le faire disparaître (comme les régimes communistes d’Europe), d’autant qu’il a réussi, après les secousses maoïstes, à redresser le pays et à en faire une grande puissance concurrente.

D’autre part, l’Asie du Sud-est prend une grande importance dans la stratégie des États-Unis. Ces derniers ont vu à quel point la conquête japonaise dans la région a été rapide et a permis de renforcer le puissance économique et militaire du Japon. Celui-ci a utilisé la rhétorique anticoloniale, voire anti-blanche. Le communisme qui progresse en Asie du Sud-est, soutenu par la Chine (et des communautés chinoises), semble un nouvel avatar d’une conquête étrangère, la rhétorique anti-impérialiste servant à masquer la volonté de domination et d’expulsion du « Blanc ».

Avec le rapprochement sino-américain des années 1970, et plus largement la stratégie de Nixon, les Etats-Unis utilisent des pays asiatiques pour faire face à l’URSS et ses alliés. En 1979, la Chine, devenue quasi-alliée des États-Unis et qui les poussent à mettre fin à la détente, fait la guerre au Vietnam communiste, qu’elle avait massivement aidé contre les Français et les Américains, mais qui est devenu l’allié de Moscou et a envahi le Cambodge. A partir de 1969 (courte guerre sino-soviétique), et surtout de 1978, les guerres en Asie ont lieu entre pays communistes, et les alignements n’ont plus guère à voir avec l’idéologie. La guerre froide, sous sa forme idéologique, est d’une certaine manière terminée.

Si l’expression est peu utilisée en Chine, l’idée d’une confrontation avec les États-Unis y apparaît comme un élément majeur de la propagande. Comment le gouvernement chinois a-t-il perçu cette rivalité ?

L’hostilité à l’égard des États-Unis commence durant la guerre civile : ils sont accusés d’utiliser Tchang Kaï-chek pour dominer la Chine, et bien entendu de s’immiscer dans la guerre civile chinoise (accusation qui demeure aujourd’hui à propos de Taiwan). Durant la guerre de Corée, l’anti-américanisme devient constitutif de l’identité de la Chine communiste, le régime utilisant la guerre et la menace américaine (dont pourrait profiter les « contre-révolutionnaires » en Chine) pour se consolider. Les États-Unis semblent avoir « planté trois couteaux aiguisés dans le corps de la Chine », un dans la tête en provenance de Corée, un dans la taille en provenance de Taiwan et un dans les pieds en provenance du Vietnam, puisque les États-Unis commencent à aider la France dans la guerre d’Indochine.

A partir de 1954, Pékin essaye d’isoler les États-Unis (stratégie que nous constatons de nouveau aujourd’hui), en se portant à la tête du mouvement afro-asiatique et en tentant de séduire l’Europe de l’Ouest et le Japon (notamment en faisant miroiter son marché, pour contrer l’isolement économique orchestré par Washington dans le cadre du CHINCOM, organe de contrôle des exportations plus sévère que le COCOM pour le bloc de l’Est). La radicalisation maoïste, à partir de 1958 et surtout de 1962, place la Chine à la tête de l’anti-impérialisme, en concurrence avec l’URSS jugée trop molle. Dans la seconde moitié des années 1960, l’économie est mobilisée et les industries sont déplacées vers l’intérieur de la Chine pour faire face à une possible guerre contre les États-Unis et l’URSS, tandis que la Chine aide le Nord-Vietnam dans sa guerre, tout en veillant à ce que la guerre du Vietnam ne se transforme pas en guerre sino-américaine comme la guerre de Corée.

Le rapprochement avec les États-Unis à partir de 1971, outre qu’il permet à la Chine de prendre la place de la République de Chine aux Nations-Unies, est considéré comme une victoire sur les États-Unis qui reconnaîtraient leurs erreurs passées en abandonnant leur hostilité. Ils sont utiles face au Japon et surtout face à l’URSS, devenue l’ennemi principal qui masse ses troupes à la frontière et tente d’encercler la Chine par ses alliances avec l’Inde et le Vietnam, puis par son invasion de l’Afghanistan. A la fin des années 1970, c’est la Chine qui pousse les États-Unis à durcir leurs positions face à l’URSS, tout en misant sur l’ouverture économique pour se renforcer. Toutefois, à partir de 1983, la Chine constate que les États-Unis ont retrouvé leur puissance face à l’ennemi soviétique, et bientôt discutent avec lui, marginalisant la Chine. Celle-ci se rapproche donc petit à petit de l’URSS, tout en critiquant les politiques de Gorbatchev qui affaiblissent le camp communiste.

Le terme de guerre froide s’avère également peu adapté car entre 1946 et 1979, 80% des tués au cours des conflits l’ont été en Asie et 90% des morts de guerre américains ont perdu la vie dans cette région. Le conflit ne semble donc guère comparable à celui qui oppose les États-Unis à l’URSS ?

Si l’on regarde la guerre froide en Europe, elle semble figée au milieu des années 1950, avec deux blocs (la RFA entre dans l’OTAN en 1955 et le pacte de Varsovie est créé, tandis que la neutralité autrichienne est actée) ; de fait, malgré quelques crises (Berlin, les Euromissiles), la détente dure de 1955 jusqu’à la fin de la guerre froide. La compétition s’étend alors dans le Tiers-Monde. Mais en réalité, l’Asie est déjà embrasée, dans un système eurasiatique de rivalités, perçu comme tel à Moscou et Washington dès 1945. La guerre froide a bien sûr été chaude en Asie orientale. Comme pour l’Afrique australe, c’est là où guerre froide et décolonisation se rencontrent.

Tout commence en 1945, avec la capitulation soudaine du Japon, qui, à la différence de l’Allemagne, possédait encore un empire. Les questions de l’avenir de la Chine, de la Corée et du Vietnam se posent dès ce moment-là, notamment s'agissant de savoir en quoi le communisme monopolise ou non le nationalisme et la lutte anti-impérialiste. Le Vietnam connaît trente ans de guerres, et les questions coréennes et de Taïwan ne sont pas closes aujourd’hui.

Dans les trois pays, la guerre froide s’est greffée sur des guerres civiles et les a attisées. L’Asie s’inscrit dans une histoire mondiale des guerres civiles entre communistes (ou mouvements révolutionnaires soutenus par des puissances communistes) et anti-communistes, commencées dès 1917, en Europe, en Asie, ou en Amérique latine. Il existe des réseaux anti-communistes dans la région, face aux communistes, qui ne sont pas générés par les Etats-Unis, mais qu’ils soutiennent.

De même, il y a une circulation des modèles contre-insurrectionnels, pas seulement entre « Blancs » (Français, Britanniques et Américains). Les Coréens du Sud participent à la guerre du Vietnam, et on reparle régulièrement des atrocités qu’ils ont commises, même si la Corée du Sud (et notamment Samsung) est très présente économiquement aujourd’hui au Vietnam. La théorie des dominos est aussi une vision de Singapour ou de la Thaïlande (qui dès 1975 se rapproche toutefois de la Chine face aux ambitions vietnamiennes), et ces pays voient tout l’intérêt des combats américains, pour contenir la vague communiste et se concentrer sur leurs « miracles » économiques. L’historiographie prend au sérieux désormais l’histoire du Sud-Vietnam, ce qui apparaîtra dans la Cambridge History of the Vietnam War, qui va bientôt paraître, en trois volumes.

Depuis une dizaine d’années, on s’intéresse à la « paix asiatique » qui dure depuis 1979, date de la dernière guerre inter-étatique (Chine-Vietnam, qui, de fait, se poursuit dans les années 1980). La Chine, comme les autres pays de la région, donne la priorité au développement économique ; les interdépendances économiques régionales se densifient (et les États-Unis sont accusés aujourd’hui de les mettre à mal), Pékin abandonne progressivement les mouvements révolutionnaires en Asie du Sud-est et multiplie les normalisations diplomatiques avec tous ses voisins (jusqu’à la Corée du Sud).

A partir des années 1980, la région connaît aussi une démocratisation, avant tout des alliés autoritaires des Etats-Unis (Philippines, Corée du Sud, Taïwan). Les États-Unis considèrent que leur présence permet cette paix (c’est un segment de la « pax americana »), notamment parce qu’ils ont contré les ambitions vietnamiennes après 1975, nord-coréennes, et surtout soviétiques, puisque l’URSS a fortement accru sa flotte en Extrême-Orient, voire dans le Pacifique Sud, et pris le relais américain dans la base navale vietnamienne de Cam Ranh. Toutefois, c’est en Asie orientale que demeure la majorité des régimes communistes après 1989, notamment en Chine, au Vietnam, et en Corée du Nord.         

Coincée entre la Seconde Guerre mondiale et la guerre du Vietnam, la guerre de Corée (1950-1953) a souvent été considérée comme un « conflit périphérique ». Or, vous insistez sur le fait qu’elle a été déterminante par bien des aspects. Pourquoi ?

J’ai déjà indiqué qu’elle est importante pour la Chine, et notamment la consolidation du régime. Si Pékin en profite pour commencer sa domination du Tibet (consolidée militairement en 1959), Mao est obligé de renoncer à la conquête de Taiwan à cause de la guerre de Corée. Son intervention massive et ses victoires de l’hiver 1950-51 rendent Mao euphorique. Aujourd’hui, cette guerre est célébrée par la Chine (et dans le cinéma), parce qu’elle montre l’héroïsme chinois qui a résisté à la première puissance militaire du monde. Elle est considérée comme un avertissement aux États-Unis s’ils menacent les intérêts vitaux chinois.

En même temps, les États-Unis ont plus encore empêché l’entrée de la Chine « rouge » à l’ONU, et l’ont faite condamner comme « agresseur ». En 2020, les efforts de Trump pour obtenir une condamnation de ce type à cause du Covid a rappelé ce mauvais souvenir. Pour donner suite à la question précédente, les États-Unis et l’URSS ne se sont jamais combattus, alors que des soldats chinois et américains se sont entretués. C’est là que les États-Unis ont commencé à penser en termes de guerre « limitée » (pas pour la population coréenne, bien sûr), et au non-usage de l’arme nucléaire.

Plus globalement, la guerre de Corée a entraîné des conséquences majeures. Elle a provoqué un durcissement idéologique dans les deux camps, bien plus destructeur évidemment dans les pays communistes. Elle a militarisé la guerre froide. Depuis l’augmentation brutale de leurs dépenses militaires en 1950, les États-Unis considèrent qu’ils doivent désormais toujours être prêts à la guerre. Ils ne les réduiront plus vraiment, après leurs guerres, comme ils l’avaient fait après 1918 et 1945. Non seulement ils interviennent militairement, pour sauver l’ONU qui ne devait pas subir le sort de la SDN impuissance après une agression en Asie (le Japon en Chine), mais ils mettent la main dans l’engrenage indochinois en accroissant nettement leur aide à la France.

Les deux pays insistent sur leur combat commun contre l’expansion communiste, la France transformant sa guerre de reconquête coloniale en défense du Vietnam libre, à l’avant-garde du monde libre. Plus largement, les États-Unis construisent leur réseau d’alliances bilatérales, qui est en partie, comme en Europe, un « empire par invitation » (Gail Lundestad) : alliances avec le Japon, la Corée du Sud, Taiwan (jusqu’en 1979), l’Australie et la Nouvelle-Zélande (ANZUS), sans compter les Philippines et la Thaïlande. Sans compter l’OTASE, créée en 1954 après la conférence de Genève, comparée par la Chine communiste à une OTAN asiatique – bien à tort, vu la faiblesse du « Pacte de Manille ».

Les conséquences sont importantes en Europe également, où on craint une offensive soviétique comme en Corée (même si c’est Kim Il-Sung qui a demandé le soutien de Staline dans son entreprise de réunification). Le traité de l’Atlantique Nord d’avril 1949 devient une vraie organisation (militaire), qui s’étend au Sud (Grèce et Turquie, laquelle a engagé de nombreuses troupes en Corée). Les États-Unis (comme la France) ne peuvent abandonner l’Asie, mais donnent la priorité à l’Europe. Se battre en Asie montre une détermination globale. Aux États-Unis, les « Européistes » l’emportent sur les « Asiatistes » , concentrés sur la guerre qui a vraiment lieu.

Ce débat existe aujourd’hui, nombre de Républicains et « réalistes » déplorent l’aide à l’Ukraine alors que le défi principal est la Chine. Mais donner une leçon à la Russie sert d’avertissement à la Chine, comme combattre en Asie au début des années 1950 était un signal envoyé à Moscou. L’agression russe en Ukraine provoque un renforcement de l’OTAN, et un effort de réarmement des alliés américains en Asie, qui craignent une assertivité accrue de la Chine, voire une offensive sur Taïwan. Le jeu est renversé par rapport à la guerre de Corée   .

Vous montrez que la Chine a su tirer les leçons de la fin de l’URSS. Un des enjeux majeurs est de limiter tout isolement diplomatique. Ainsi, face aux critiques occidentales reposant sur les trois T (Tibet, Tian’anmen et Taïwan)   , Pékin met en avant son aide au développement envers les pays du Sud. Cette stratégie fonctionne-t-elle ?

La dimension Sud-Sud n’est pas une invention de la Chine communiste. Nombre d’intellectuels et nationalistes chinois comparaient leur pays aux pays colonisés, et imaginaient une solidarité asiatique contre l’impérialisme occidental (notamment entre les vieilles civilisations des Indes et de la Chine). Dès la fin des années 1940, il y a une division du travail entre Staline et Mao, les communistes chinois se chargeant de la révolution en Asie. La Chine est plus favorable que l’Inde à la conférence de Bandung, dans une entreprise de séduction, pour contrer l’ « encerclement » américain. Mais cette politique au Sud se joue contre l’Inde dès la fin des années 1950, puis contre l’URSS dans les années 1960.

La Chine mise sur l’afro-asiatisme (avec l’Indonésie), radical et à connotation antiblanche, contre le non-alignement mené entre autres par l’Inde, et plus modéré. La Chine se prétend plus révolutionnaire et anti-impérialiste, face à l’URSS, soutient des guérillas et forme des combattants. Elle fascine les radicaux du monde entier, notamment certaines franges du mouvement afro-américain. La Chine essaye de séduire les pays africains par des politiques d’aide qui lui coûtent cher, en restant humble pour ne pas reproduire l’arrogance soviétique. Elle vante son modèle de développement contre celui, plus industriel, des Soviétiques. Mais le maoïsme extrême n’attire guère, si ce n’est des groupes radicaux (au Pérou par exemple), ou le régime Khmer rouge. Dans les années 1970, la Chine épouse des causes moins populaires dans le Tiers-Monde, car l’objectif est de contrer l’URSS et ses alliés, notamment en Afrique, ou en Afghanistan. Cela n’empêche pas la Chine de continuer à se présenter comme un pays du Sud, notamment aux Nations-Unies.

Après la guerre froide, et surtout la répression de 1989, la Chine post-maoïste ne se présente pas comme un modèle, mais mène la résistance « culturelle » sur les droits de l’homme, et les valeurs asiatiques. La poussée au Sud, sous forme de commerce, d’investissements, de diplomatie (notamment avec les organisations régionales) et culturelle (avec les Instituts Confucius et l’accueil d’étudiants) date des années 2000, pendant que les États-Unis sont occupés par la guerre globale contre le terrorisme. Aujourd’hui, elle se présente comme une alternative au Sud, respectueuse de la souveraineté des États à la différence du globalisme et des ingérences des États-Unis ; même si elle accusée d’être une autre puissance impérialiste, à la recherche de richesses naturelles, utilisant son argent pour lier les pays ou obtenir des avantages, et tordant le bras de certains pays pour obtenir leurs votes à l’ONU.

Vous proposez une analogie stimulante avec la Grande Guerre à partir des travaux de Christopher Clark et Gerd Krumeich pour essayer de comprendre quels sont les freins à ce conflit potentiel alors que l’idée d’un conflit entre les deux puissances a connu une lecture téléologique avec le « piège de Thucydide » de Graham Allison. Sur quels éléments nuancez-vous son approche ?

Les ouvrages de l’historien Clark et du politiste Allison n’ont pas toujours été lus, mais sont utilisés comme des prophéties, pour le second (une guerre inévitable entre une puissance en déclin et une puissance montante) ou des avertissements, pour le premier (les élites somnambules entraînant le pays dans une catastrophe). Allison avance que la conscience du risque structurel peut éviter de jouer aux somnambules. Clark appartient à un moment historiographique qui a renversé le paradigme ex post de l’inévitabilité de la guerre, et met donc l’accent sur la crise de l’été 1914.

Allison ne s’inscrit pas dans grand-chose lorsqu’il analyse les causes de la Grande Guerre, puisque la dimension anglo-allemande n’a été prépondérante que dans l’historiographie du Royaume-Uni. Le problème allemand, c’était avant tout la sensation d’encerclement franco-russe, d’autant que la Russie connaît un redressement (notamment militaire) important après la défaite de 1905. L’Allemagne a connu nombre de revers dans sa Weltpolitik, agacé la plupart des puissances, et perdu la course aux armements navals face aux Britanniques dès 1912. Au Royaume-Uni dans les années 1980 et 1990, des historiens conservateurs ont critiqué le choix « libéral » de la guerre en 1914 (voire en 1940), alors que le Royaume-Uni, puissance financière, et l’Allemagne, puissance industrielle, semblent complémentaires dans l’UE comme ils pouvaient l’être au début du siècle. La guerre aurait donc été inutile, d’autant que le Royaume-Uni y a laissé en trente ans sa puissance et son empire.

En Chine, on préfère souvent se comparer aux États-Unis, qui ont succédé au Royaume-Uni comme puissance hégémonique sans guerre directe entre les deux pays, et qui sont devenus une puissance au XIXe « naturellement » : la montée en puissance économique a entraîné la constitution d’une zone réservée (l’Amérique latine, comme l’Asie pour la Chine aujourd’hui), une marine capable de se projeter dans toutes les mers (et appuyée sur des bases), et la prise de responsabilités mondiales, progressivement. Des « réalistes » expliquent en effet que la Chine agit comme une grande puissance normale, et non comme pays communiste.

Au-delà du conflit entre les États-Unis et la Chine, votre livre est une véritable invitation à la comparaison. Si vous insistez sur les limites de la transposition de l’affrontement entre l’URSS et les États-Unis à la rivalité sino-américaine, vous recourez à 1914, la crise de 1929, Pearl Harbor ou comparez la guerre actuelle en Ukraine à la guerre de Corée. Quels sont pour vous les avantages de ce « tour » du XXe siècle pour saisir les enjeux actuels ?

Mon objectif n’est pas vraiment de faire des transpositions, ou bien de tirer des prétendues « leçons » de l’histoire. Premièrement, je m’appuie sur l’usage des analogies par les analystes et décideurs aujourd’hui. Elles peuvent être instrumentalisées, mais fonctionnent souvent comme des filtres cognitifs. On peut certes juger leur utilisation du passé en fonction des recherches les plus récentes, des débats et renouvellements historiographiques. Mais si l’on veut dépasser les ricanements d’experts, il faut analyser ces filtres tels qu’ils sont (et mieux encore, rechercher comment et pourquoi ils se sont constitués), et comprendre quelles résonnances ils ont.

Deuxièmement, le raisonnement analogique n’est pas un mal en soi, s’il invite à la comparaison, et pas seulement à la condamnation et à la mobilisation. On lance le filet et on voit ce qui reste dans les mailles, quitte à se débarrasser de ce qui n’est pas utile. Pour cela, il faut éviter de réifier l’histoire a posteriori, parce que nous savons, nous, ce qui est advenu. C’est intéressant de lire les débats actuels sur la Chine (et la Russie) en fonction de ceux qui avaient eu lieu et ont encore lieu sur l’appeasement, ou bien à la lumière des débats sur les causes de la fin de la guerre froide. Être modeste sur ce qu’on peut savoir du passé est utile pour être modeste dans nos jugements sur les choix complexes d’aujourd’hui, tandis que la conscience de cette complexité aujourd’hui, lorsqu’on lit les informations au jour le jour et les changements rapides d’ambiance et de prévisions, rend modeste sur notre capacité à écrire l’histoire d’hier.

Troisièmement, faire des comparaisons fait avancer vers un degré de généralisation, qui est un peu le Graal des sciences sociales, même si les historiens sont agacés par les théorisations à la hache de nombre de politistes ou économistes. Là encore, on peut, par l’éventail des comparaisons, affiner des réflexions générales sur les causes et les effets, avec prudence.

Sur Nonfiction.fr:

Maya Kandel, « Les États-Unis, deux siècles de politique étrangère », novembre 2020.

Alice Ekman, « Le communisme chinois selon Xi Jinping », janvier 2021.

Yves Chevrier, « Une histoire du politique en Chine », octobre 2022.