Le philosophe s’inquiète du délabrement de nos démocraties délibératives. Il l’attribue principalement à la répercussion négative de la numérisation des médias sur l’espace public.

Parallèlement au deuxième volume d’Une histoire de la philosophie   , Jürgen Habermas publie ce petit livre composé de deux textes et d’une interview. Le philosophe y poursuit un double objectif. Il y répond d’abord, à l’occasion de la parution d’un ouvrage collectif consacré à la question, aux objections adressées à sa théorie de « la démocratie délibérative ». Il y actualise ensuite les analyses de son premier ouvrage, L’espace public   , qui, il y a soixante ans déjà, avait assis sa réputation.

Habermas a, on le sait, élaboré et consolidé, à travers de nombreux livres, une théorie des sociétés modernes et de leurs institutions politiques centrée sur l’activité communicationnelle et fondée, au plan normatif, sur une éthique de la discussion. L’espace public est au cœur de la théorie de la démocratie délibérative qui en résulte. Il est le lieu où, par la voie d’une délibération rationnelle, étayée sur l’échange d’arguments, se forment une opinion et une volonté politiques. Cette conception entend, d’un côté, se fonder sur les principes éthiques inhérents aux droits subjectifs individuels, de l’autre, s’étayer sur des procédures qui, à travers l’organisation de la communication et de la délibération, conduisent à des consensus, ou, plus modestement, des compromis, ayant le bien commun pour objet.

La démocratie délibérative, une conception idéalisante ?

Cette conception, le philosophe l’oppose, en particulier, à deux autres vues de la démocratie contemporaine. La première réduit la démocratie aux élections libres sur la base du pluralisme partisan. C’est, aux yeux de Habermas, une idée trop modeste de ce qu’elle peut et doit être. Il défend, par contraste, une conception normativement plus exigeante selon laquelle les élections pluralistes ne représentent que la phase finale d’un processus collectif de formation d’une opinion commune orientée vers la recherche de l’intérêt général.

La deuxième vue que l’auteur conteste est celle qui, insistant sur la complexité technique des questions politiques, voudrait, idéalement, que le pouvoir soit exercé par ceux qui en détiennent l’expertise. Mais ce serait là, selon Habermas, renoncer à ce principe fondateur de l’idée démocratique qu’est l’autonomie : n’avoir à obéir qu’aux lois auxquelles on a consenti. L’auteur affirme par ailleurs, au plan empirique, sa conviction que les questions les plus difficiles sont toujours susceptibles d’une traduction dans la langue quotidienne des citoyens ordinaires. D’une manière générale, Habermas cherche à faire prévaloir une synthèse entre deux conceptions unilatérales de la démocratie, l’une, républicaine, qui met l’accent sur la souveraineté populaire, l’autre, libérale, qui met l’accent sur le règne de la loi.

Convaincant sur ce  sujet, le philosophe éprouve plus de mal à répondre à ceux qui reprochent à sa conception délibérative de la démocratie d’être idéaliste. En se focalisant, dans la vie politique démocratique, sur le moment d’une discussion obéissant à des conditions normatives exigeantes, Habermas ferait fi, disent-ils, de son caractère essentiellement agonal, animé par des conflits et des luttes, obéissant à des rapports de force. À cette critique, Habermas apporte une réponse de nature philosophique. Sa méthode de pensée, fait-il valoir, loin de chercher à élaborer, à part de la réalité, des principes théoriques irrécusables, consiste à reconstruire rationnellement les principes à l’œuvre dans nos pratiques communicationnelles et politiques effectives. De ce point de vue, le philosophe ne se livre à aucune spéculation et n’invente rien, mais explicite les normes implicites, en acte dans nos manières de penser et de faire. Il met ainsi au jour ce à quoi elles doivent nous conduire si nous leur sommes fidèles.

Habermas ne nie pas la rivalité entre convictions contraires et la bataille entre opinions rivales, mais, fait-il valoir, la conflictualité inhérente à la vie politique démocratique est encadrée par l’adhésion partagée aux principes consignés dans une constitution, de telle sorte que, au bout du processus, tous seront disposés, mêmes minoritaires, à reconnaître le bien commun dans la décision majoritaire. Comment comprendre, dans cette perspective, que nos sociétés se satisfassent toujours plus difficilement de cette idée ? La description que Habermas donne du fonctionnement de nos démocraties est-elle suffisamment réaliste pour être à même d’en rendre compte ? Son idée normative de la communication et de la délibération politiques ne dépend-elle pas trop du modèle de discussion qui prévaut dans la communauté des scientifiques ou dans celle des philosophes   ?

La profonde ambivalence du média numérique

Dans le texte le plus long et le plus nourri de ce petit volume, Habermas revient sur la première brique de sa philosophie politique : la théorie de l’espace public. C’est que celle-ci doit être reconsidérée à la lumière de la transformation de la structure de cet espace – une véritable césure, juge-t-il – du fait de l’apparition du numérique qui, en quelques décennies, est devenu le média prépondérant.

Le nouveau média, fait valoir l’auteur, est profondément ambivalent. Il est porteur, d’un côté, d’une nouvelle liberté d’expression dans la mesure où il ajoute une dimension horizontale à une communication orientée,  jusque-là, verticalement, de haut en bas. Les individus ne sont plus, désormais, nécessairement cantonnés dans le rôle de récepteurs passifs de l’information. Ils deviennent tous des auteurs en puissance. Toutefois, de l’autre côté, cette promesse d’émancipation s’est dégradée avec l’apparition des réseaux sociaux, qui incarnent une dérégulation généralisée de la communication au détriment de la qualité. Aucun contrôle normatif ne s’exerce plus sur les opinions qui s’y expriment et s’y échangent. Les professionnels de l’information, qui pratiquaient jusque-là une médiation et une supervision bénéfiques, par la vérification scrupuleuse des faits et la mise en forme rédactionnelle, sont désormais largement court-circuités. À la responsabilité des journalistes se substitue l’irresponsabilité des plates-formes, aux mains d’acteurs économiques privés, où chacun peut laisser libre cours, sans se réfréner, à sa spontanéité expressive.

Avec la « nouvelle infrastructure médiatique », l’espace public est à la fois « décloisonné » puisque, déterritorialisé, il n’est plus spécialement lié à un cadre national, et « fragmenté », puisque les sous-espaces déconnectés les uns des autres se multiplient. De cette manière, analyse Habermas, l’espace communicationnel n’est plus pleinement public : il devient semi-privé, semi-public. Il y perd ainsi l’unité et la force d’intégration nécessaires à la formation du commun. L’espace public, telle est la thèse de l’auteur, s’en trouve déstructuré. Il ne suffit pas, en effet, qu’il y ait communication. Encore faut-il que celle-ci soit inclusive là où les réseaux sociaux tendent, aujourd’hui, à se constituer en isolats autoréférentiels ; encore faut-il que la formation de l’opinion et de la volonté soit informée et réfléchie, en un mot, éclairée. Ainsi, n’étant plus à même de remplir sa fonction politique d’inclusion et de filtre, cette évolution est lourde de menaces pour la démocratie.

Cette description de la transformation de l’espace public du fait de la technologie numérique n’est pas, pour juste qu’elle soit, originale. Habermas ne fait, ici, que synthétiser des analyses déjà disponibles. Ce qui, en revanche, retient l’attention du lecteur, est la manière dont l’auteur donne à comprendre, à la lumière de ce diagnostic et de sa théorie d’ensemble de la démocratie délibérative, la multiplication, dans nos sociétés, de crises politiques qui semblent en fragiliser les fondements mêmes.

Le processus enrayé de formation de la volonté démocratique

Selon le philosophe, les sociétés démocratiques obéissent, politiquement, à une dynamique fondée sur un rapport à la normativité ignoré des autres sociétés. Ce rapport est issu d’une révolution juridique fondée sur les droits de l’homme. Ces droits fondamentaux, analyse Habermas, ne sont pas de simples droits positifs, car ils comprennent, selon ses mots, un « excédent idéalisant ». Ils ne sont pas non plus de simples étoiles polaires sur lesquelles nous pourrions nous orienter sans jamais pouvoir les atteindre, car ils sont d’ores et déjà partiellement effectifs. Leur « teneur encore insaturée » est la source régulière de nouvelles revendications et fournit ainsi aux citoyens le motif d’une participation active à la politique.

Encore faut-il que les promesses implicites à ce principe normatif, avec son essentielle orientation vers l’avenir, soient tenues politiquement, que les citoyens puissent appréhender la législation et les décisions gouvernementales comme résultant de leur participation à l’espace public. Or, précisément, la politique ainsi comprise ne semble plus, aujourd’hui, pour des pans entiers de la population, tenir ces promesses. En d’autres termes, le processus démocratique de formation de l’opinion et de la volonté communes est enrayé, car l’écart entre ce qui sort du dispositif institutionnel et les attentes qui s’y expriment à l’entrée est devenu trop important, propre à saper l’adhésion des citoyens aux institutions. La communication des citoyens dans l’espace public, « supervisée par les médias de masse » et relayée par la délibération à proprement parler des représentants dans les assemblées, n’aboutit plus à des politiques gouvernementales répondant suffisamment aux préoccupations et aux attentes d’une part toujours plus grande des citoyens.

C’est là une explication éclairante. Suffit-elle, cependant, à identifier les causes de la crise politique chronique de nos sociétés ? Dans ces pages, Habermas entend, certes, se concentrer sur la déstructuration de la pièce maîtresse de la démocratie délibérative, l’espace public. Toutefois, le délabrement de celui-ci ne saurait se comprendre comme le seul résultat de la révolution numérique. L’auteur invoque donc, ne serait-ce qu’en passant, d’autres raisons au « quasi-épuisement de [la] force rationalisante des confrontations publiques »   . Il en rend compte, conjointement, par l’effet déstabilisant des crises récurrentes de l’économie capitaliste, l’accroissement des inégalités sociales résultant de la globalisation économique et l’adoption générale de politiques gouvernementales néolibérales.

Comment répondre, alors, à cette détérioration de nos sociétés démocratiques ? Habermas indique rapidement deux pistes. Il en appelle, en premier lieu, à une régulation politique beaucoup plus stricte du nouveau média. Il prône, en deuxième lieu, une intégration européenne plus poussée afin, fait-il valoir, de retrouver à l’échelle supranationale la marge d’action politique perdue au plan national.

Une conception procédurale de la démocratie

Cette explication de la crise des démocraties et les préconisations de l’auteur pourront paraître décevantes, voire banales, au regard de l’effort que demande au lecteur le travail conceptuel ardu et sans embarras stylistique de Habermas. Pourquoi donc, se demande-t-on, le dispositif institutionnel de la démocratie délibérative résiste-t-il si mal à la mondialisation ? Pourquoi les citoyens ont-ils investi, en si grand nombre, parmi les différentes possibilités ouvertes par Internet, celles qui trahissent l’éthique de la discussion ?  

La conception procédurale de la démocratie défendue par l’auteur, qui prétend se fonder normativement indépendamment de toute caractéristique sociologique substantielle de la société, apparaît bien fragile. Selon lui, rappelons-le, nos sociétés se sont tant pluralisées, en devenant, en particulier, pluriculturelles, qu’elles ne peuvent plus compter sur une « image du monde pourvoyeuse d’unité »   . De ce fait, « l’intégration des citoyens dans l’État […] s’est séparée des attachements nationaux […] prépolitiques »   . Dès lors, argumente le philosophe, « la cohésion sociale doit être […] garantie au niveau plus abstrait de la citoyenneté politique »   . Le ciment social, ne tenant plus aux manières communes de penser et de faire, doit désormais reposer sur l’adhésion générale aux principes d’une constitution démocratique, traduction politique des droits universels de l’être humain.

L’adhésion abstraite des citoyens aux principes constitutionnels, telle que la comprend Habermas, semble aujourd’hui, selon une analyse qui réintroduit un certain déterminisme technique, sérieusement affaiblie par l’introduction d’une nouvelle infrastructure médiatique. Elle l’est également par des politiques gouvernementales légitimées par des majorités étroites, incarnant donc des préférences insuffisamment communes, qui mécontentent des pans entiers de la société. On peut donc craindre que le parti pris de Habermas de définir la démocratie exclusivement par les normes formelles d’un processus enraciné dans des principes éthiques rationnels et universels, offre trop peu d’appui à la vitalité et à la stabilité des institutions démocratiques.

 

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Une précédente recension du même livre, par Jean-Pierre Gabrielli.