La théoricienne du populisme de gauche Chantal Mouffe estime que la gauche gagnerait à s’appuyer sur les sentiments que suscite la crise écologique.

Ce que Chantal Mouffe décrivait dans un précédent livre (Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018) comme « le moment populiste », marqué alors par les bons résultats électoraux de Podemos en Espagne, de Jeremy Corbyn au Royaume-Uni ou encore de Jean-Luc Mélenchon en France, a-t-il fait long feu ? Non, explique-t-elle ici en substance, à condition de mobiliser les affects et les passions collectives les plus à même de rallier une majorité d’électeurs.

Certes, la crise du covid-19 est passée par là, et la pandémie aurait fait naître chez de nombreuses personnes, explique-t-elle, un sentiment de vulnérabilité et un fort désir de sécurité et de protection. C'est sur ces nouvelles passions que surferaient aujourd’hui l’extrême-droite, mais également, par des voies différentes, les gouvernements qui l’instrumentaliseraient pour prôner un « néolibéralisme numérique autoritaire ».

L’affirmation aurait certainement mérité des développements supplémentaires (d’autant que l’on a vu depuis se développer d’autres formes d’autoritarisme qui ne s’embarrassent pas du consentement de la population), mais la conjoncture ne retient pas longtemps l’attention de l’autrice. Il importe pour la gauche de répondre à ces affects, tranche-t-elle, et celle-ci de rappeler à la suite ce qui oppose fondamentalement sa conception « agonistique » de la démocratie à la conception rationaliste, la plus répandue (elle qualifie aussi parfois ces deux conceptions opposées de dissociative et associative).

Le pouvoir des affects

Les affects communs, ou passions, jouent un rôle essentiel dans la constitution de formes collectives d’identification, explique-t-elle, et ils tiennent à ce titre une place de premier plan en démocratie. Contrairement à ce que voudraient nous faire croître des auteurs comme Jürgen Habermas, par exemple, dont elle fait une nouvelle fois sa cible privilégiée.

L’approche qu’elle défend, précise-t-elle, « voit dans la sphère publique le champ de bataille sur lequel se mobilisent les passions à travers la confrontation de projets hégémoniques sans possibilité de réconciliation finale »   . L'importance politique des passions implique également qu'« un projet politique doit s’adresser aux gens en partant de leurs expériences vécues et de leurs aspirations concrètes. Prenant ses racines dans leurs conditions d’existence réelles, il peut ensuite croître et désigner des adversaires qu’ils sont capables d’identifier »   . Comme souvent chez Chantal Mouffe, le propos manque toutefois singulièrement d’illustrations.

Les précisions qu’elle apporte pour justifier la place qu’elle attribue aux affects sont reprises mot pour mot, ou presque, de son précédent livre, où elle convoquait déjà pour cela la psychanalyse. Le processus d’identification, auquel se livre le sujet, se révèle comme élément constitutif de la vie socio-politique, commente-t-elle. Pour fonctionner, ce processus doit nécessairement associer une dimension cognitive/représentationnelle et une dimension affective : « les idées ont un pouvoir qui dépend de leur degré de connexion avec les affects »   .

La compréhension de la politique hégémonique inclut la possible substitution d’un affect à un autre, pour donner une perspective à une colère motivée par l’injustice et éviter ainsi de la voir se transformer en ressentiment contre tel ou tel groupe spécifique.

La révolution verte

Le dernier court chapitre qui reprend le titre du livre aborde l’urgence écologique due au changement climatique. On y retrouve la critique qu’elle faisait plus haut à la gauche, adressée cette fois aux écologistes, puisque bon nombre de partis écologiques, explique-t-elle, mettent en garde contre les tentations de politiser ces questions (ce qui est de moins en moins vrai).

Le New Deal vert soutenu par une fraction du parti démocrate américain tranche heureusement avec cette approche, exprimant des exigences de nature sociale aussi bien qu’écologique, en mettant en avant un certain nombre de propositions, dont, au premier rang, des créations d’emplois en lien avec la transition écologique. « En affirmant un positionnement politique précis et en désignant un adversaire, elles contribuent à politiser les sujets écologiques. »   . Le programme de la France insoumise (pour l’Union populaire) pour les élections présidentielles de 2022 est sur la même ligne, commente-t-elle.

Pour autant, note-t-elle pour finir, la question écologique ne saurait se limiter à la lutte contre le capitalisme, mais doit nous conduire à nous détacher de l’ambition de dominer la nature, en questionnant la place privilégiée qui a été accordée à une certaine conception de la liberté, comme nous y invite Pierre Charbonnier dans son livre Abondance et liberté, et en réaffirmant la position centrale de l’égalité, explique-t-elle.

Mais les idées ne suffisent pas et il est essentiel de réussir à les connecter à des affects de nature écologique et politique, qui puissent s’articuler autour d’un « signifiant » hégémonique ou d’un récit mobilisateur. Signifiant qui pourrait être celui de « révolution démocratique verte », susceptible de fédérer un grand nombre de personnes et toute une variété de mouvements et « de faire écho aux revendications de tous ceux qui attendent sécurité et protection tout en s’engageant pour l’égalité et contre les différentes formes d’oppression »   .

Les limites de l’exercice sautent tout de même aux yeux : en faisant comme si les deux questions – comment prendre le pouvoir et comment réussir la transition écologique – n’en faisaient plus qu’une seule, avec la démocratie en dénominateur commun, on fait peu de cas de la diversité des affects qu'elle dit vouloir mobiliser, et encore moins de la complexité du problème.

Un post-scriptum est l’occasion pour l’autrice d’essayer de réfléchir à quelques-unes des conséquences que pourrait avoir la guerre en Ukraine, qui a éclaté alors qu’elle venait de finir de rédiger ce livre, et notamment le fait, qui resterait à confirmer, que celle-ci pourrait conduire à une régression de la lutte contre le changement climatique. Tout en concédant que le retour de la guerre en Europe « met en évidence le rôle dangereux qui peut-être celui des affects »   , elle dit rester convaincue qu’ils peuvent être mobilisés au service d’une orientation progressiste. Sans doute, mais pas sans les peser alors soigneusement...

 

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