En s’appuyant sur la critique d’ouvrages nord-américains des années 1950-1960, Antoine Chollet entend démontrer que les critiques du populisme sont fondamentalement hostiles à la démocratie.

Le terme de populisme est actuellement omniprésent. Désignant tant les dérives autoritaires de politiciens charismatiques comme Donald Trump et Jair Bolsonaro que des nouveaux partis comme la France insoumise ou Podemos, il est, du fait de cet usage particulièrement large, très exposé à la critique.

Dans cet essai engagé, le politologue Antoine Chollet   s’oppose à l’antipopulisme qu’il voit à l’œuvre dans un vaste pan de la science politique contemporaine et revendique un concept de populisme démocratique. Pour l’auteur, l’usage trop large du concept vise en effet à assimiler, afin de les délégitimer, des idées fondamentalement démocratiques avec des mouvements d’extrême droite n’ayant rien de commun avec elles. Cet essai vise donc à démontrer que les discours antipopulistes contemporains masquent une profonde hostilité à la démocratie, laquelle est, selon l’auteur, intrinsèquement populiste.

Comment aborder le populisme ?

Le vaste éventail de phénomènes politiques auquel est appliqué le terme de populisme rend sa définition difficile. Pour l’auteur, cette difficulté a conduit les discours antipopulistes contemporains à utiliser un concept de plus en plus vague et englobant. La principale caractéristique du populisme serait finalement la menace que représentent les mouvements ainsi désignés pour les partis traditionnels, renvoyant ainsi dos-à-dos extrême gauche et extrême droite.

Tenant compte de cette difficulté, Antoine Chollet choisit une voie différente pour aborder le concept. Au lieu de chercher à en produire une définition, de dire ce qu’est le populisme, il préfère une analyse des discours sur le populisme et donc, plus précisément, des discours antipopulistes. Cette critique des analyses contemporaines est en outre motivée, en arrière-plan, par une autre compréhension du terme, qui reparaît à plusieurs moments dans cet essai. Pour l’auteur, les critiques contemporaines ne sont pas seulement problématiques parce qu'elles travaillent avec un concept de populisme vague et imprécis, mais aussi parce qu’elles ignorent ce qu’il considère comme le populisme authentique : celui qui s’est développé avec le People’s Party à la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis, auquel il a consacré d’autres travaux   .

Le premier enjeu de cette critique de l’antipopulisme est de mieux cibler les menaces actuelles visant la démocratie. Il s’agit, comme le souligne l’auteur, d’une question stratégique d’importance. En assimilant sous le terme de « populisme » des mouvements très différents, l’antipopulisme contemporain met dans la même catégorie la droite radicale, qui vise à détruire les démocraties libérales, et des mouvements qui critiquent ces dernières au nom d'une démocratisation plus avancée de la société et de ses institutions.

Un autre enjeu est de mieux distinguer les différentes nuances de ces mouvements, occultées par la dénomination commune de populisme. À juste titre, l’auteur souligne que la campagne de Bernie Sanders aux État-Unis ou les débuts de Podemos en Espagne se distinguent des tendances centralisatrices à la personnalisation de la France insoumise ou du mouvement 5 étoiles, et encore davantage de l’autoritarisme de Hugo Chávez au Venezuela.

En définitive, Antoine Chollet indique qu'il serait préférable de combattre l’extrême droite à partir d’une position reconnaissant les insuffisances démocratiques des régimes actuels, plutôt qu’en utilisant une rhétorique antidémocratique condamnant toute alternative aux partis établis. C’est cette rhétorique qui est la cible principale de l’ouvrage.

L’anti-populisme des années 1950-60

La majeure partie du livre est consacrée à un passage en revue de plusieurs exemples de la littérature antipopuliste américaine des années 1950-1960, car, selon l’auteur, cette critique du populisme anticipe les principaux éléments de la rhétorique antipopuliste actuelle.

Les « classiques de la pensée antipopuliste » abordés sont The Age of Reform de Richard Hofstadter, paru en 1955, The Torment of Secrecy, de Edward Shils, paru en 1956, et Political Man, de Seymour Martin Lipset, paru en 1960. Développant des thèmes devenus des poncifs de la rhétorique antipopuliste, on trouve au cœur de ces essais une hostilité à la participation politique, l’idée que les sociétés modernes sont trop complexes pour être réformées et améliorées, la menace que représente l’égalitarisme, un fond nationaliste et parfois xénophobe, et enfin la réduction des revendications dites « populistes » à des troubles psychologiques.

L’auteur reprend et résume ces thèmes chez ces différents auteurs, tout en les mettant en rapport avec le développement de la science politique. Ils ne représenteraient en effet pas des exemples isolés, mais iraient de pair avec le développement du behaviorisme, une approche empirique des comportements humains comme réponses à des stimuli, et le renouveau d’une tradition élitiste en sociologie compatible avec un libéralisme politique hostile à la participation des citoyens à la politique.

Antoine Chollet reproche à ces auteurs leur manque de rigueur scientifique et leur absence de maîtrise de la littérature existante : une accusation qui semble un peu faible dans la mesure où elle cible des essais ouvertement polémiques – et est formulée depuis une position elle-même polémique. La condamnation du behaviorisme et, plus généralement, du « scientisme », est également surprenante, dans la mesure où elle se retrouve aussi, à l’époque, chez des auteurs ouvertement conservateurs.

Le populisme démocratique

Plus convaincante est la critique politique qui voit apparaître dans cette littérature des années 1950-1960 des motifs antidémocratiques, auxquels s’oppose le parti pris assumé de l’auteur. Brièvement développé, ce parti pris repose sur un concept resserré de populisme et sur une conception particulière de la démocratie. Selon l’auteur, les attaques antipopulistes trahissent en effet l’incapacité de concevoir la démocratie comme un véritable autogouvernement du peuple : c’est pourquoi elles confondent des acteurs politiques dont le projet est véritablement de défendre et de développer la démocratie et des projets césaristes, voire fascistes, qui n’ont qu’une relation instrumentale au peuple. Pour les antipopulistes, la démocratie doit se limiter aux élections, d’où le rejet comme « populiste » de tout mécanisme de démocratie directe, tels que les référendums, les assemblées populaires ou encore le mandat impératif.

Toutefois, on peut défendre la participation directe du peuple au gouvernement tout en reconnaissant qu’elle est confrontée à des problèmes politiques et institutionnels. Le livre ne s’étend pas sur ces questions, pourtant soulevées dans le débat contemporain. En particulier, la conception de la démocratie comme davantage fondée sur les droits que sur l’autogouvernement, défendue par Catherine Colliot-Thélène, est très rapidement écartée. Une réponse à ces critiques contemporaines du populisme aurait permis une défense plus solide de la démocratie directe. Mais l’objectif central du livre est plutôt l’affirmation d’un autre concept de populisme, le populisme démocratique, défendu par l’auteur.

Antoine Chollet examine tout d’abord la réutilisation de la notion de populisme dans le cadre de la critique du libéralisme de Christopher Lasch, afin de montrer que ce dernier ne s’intéresse en aucun cas à la dimension démocratique du populisme, mais cherche avant tout à l’utiliser pour défendre sa propre position conservatrice. Ce constat d’échec se retrouve dans l'examen du populisme défendu par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Dans la mesure où ces deux auteurs ont exercé une grande influence sur le concept de populisme revendiqué par plusieurs mouvements politiques, comme la France insoumise et Podemos, on aurait pu s’attendre à ce qu’une attention plus importante leur soit accordée. Mais Antoine Chollet rejette à nouveau cette variante du populisme, en raison de la place trop grande qu’elle accorderait à la constitution du peuple par un chef, une accentuation de la verticalité qui trahit une tendance antidémocratique au césarisme.

En définitive, rares sont les exemples illustrant le concept de populisme démocratique. À partir des travaux de l’historien Lawrence Goodwyn, l’auteur rappelle sa préférence pour le mouvement populiste américain de la fin du XIXe siècle. Seul cet exemple semble permettre de lier solidement populisme et démocratie. Sont également brièvement mentionnés des mouvements démocratiques suisses du XIXe siècle, ainsi que le mouvement d’occupation des places et les Gilets jaunes. Tous illustrent une conception de la démocratie mettant l’accent sur l’autogouvernement et revendiquant un populisme défini ici de manière restrictive.

Diversité des critiques du populisme

Paradoxalement, L’antipopulisme ou la nouvelle haine de la démocratie traite d’une haine assez ancienne. N’abordant la littérature contemporaine sur le sujet que rapidement, il se concentre avant tout sur une critique du populisme datée, développée il y a désormais plus d'un demi-siècle, dont les arguments sont finalement peu subtils et facilement attaquables. Implicitement, le livre part du principe que cette critique équivaut à la critique actuelle, sans toutefois véritablement le démontrer. Ce faisant, il fait l’impasse tant sur des conceptions plus complexes de la démocratie que sur des interprétations plus nuancées du concept de populisme.

Si l’on considère le populisme comme l’équivalent de la démocratie, toute critique du populisme devient antidémocratique, et la catégorie antipopuliste devient elle-même très large. C’est pourquoi le livre tend à qualifier d’antipopulistes une multitude de positions ayant parfois peu en commun, alors que des critiques contemporaines de certaines dimensions du populisme défendent justement la mise en place d’institutions permettant l’autogouvernement   .

Cette critique néglige aussi le fait que les critiques actuelles du populisme attaquent souvent des positions se réclamant d’un populisme particulier – en particulier celui de Laclau et de Mouffe –, que l’auteur refuse de qualifier de populisme véritable, coupant court à une analyse des enjeux politiques actuels. Il serait néanmoins tout-à-fait possible de défendre, d’un point de vue systématique, une conception démocratique du populisme, mais ce serait un autre livre. En l’état, celui-ci ne permet pas véritablement de clarifier les enjeux du débat contemporain, bien qu’il offre des clefs de lecture utiles quant à ses antécédents historiques.

Quant à l’idée de fond défendue par Antoine Chollet, selon laquelle certains arguments antipopulistes sont antidémocratiques, elle n'en reste pas moins convaincante.

 

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