Une philosophie comparée des conceptions du sens et des fins de l'histoire, et plus largement, des enjeux de la temporalité dans la pensée politique, d'après Voegelin, Löwith, Jonas, Strauss et Rosa.

Dans ce vaste essai, Bruno Godefroy étudie la manière dont les communautés politiques attribuent un sens à l'histoire, ainsi que l'importance et les dangers que cela comporte. Pour ce faire, il analyse minutieusement les philosophies d’Eric Voegelin et Karl Löwith, mais aussi celles d’Hans Jonas et de Leo Strauss, ou encore celle, plus contemporaine, d’Hartmut Rosa. Dès l’introduction, l’auteur entreprend de nous démontrer que, de fait, nous n’en avons jamais fini avec l’idée d’une Histoire orientée.

C'est ce dont témoigne La Fin de l’Histoire de Francis Fukuyama qui entend montrer, après l’effondrement de l’URSS, que l’histoire est directionnelle pour justifier la croyance en une « évolution universelle en direction de la démocratie libérale ». La thèse de la fin de l’Histoire, comprise comme un « processus unique, cohérent, doté d’une évolution », implique en effet de démontrer à la fois l’existence d’une direction et la présence d’un but défini. Ainsi, Fukuyama s’appuie d'une part sur le constat d’un accroissement du nombre de démocraties libérales en regard de l’instabilité des régimes qui s’y opposent pour penser quelque chose comme une histoire universelle, dont la démocratie libérale serait le telos ; d'autre part, il fait fond sur le postulat anthropologique que la reconnaissance est un profond désir de l’homme et en déduit que la démocratie permettrait de le satisfaire.

À cette présentation, l’auteur confronte la critique formulée par Jacques Derrida dans Spectres de Marx. Si cette reconstruction d’une fin de l’histoire paraît crédible, c’est moins en raison de démonstrations empiriques, que d'un genre omniprésent dans la culture occidentale à laquelle elle appartient : l’eschatologie chrétienne. Aussi est-il nécessaire aux yeux de Derrida, pour contrer ce discours, d’en critiquer le genre – genre que Lyotard baptisera « métarécit », désignant par là le discours de légitimation propre au savoir « moderne », et face auquel la postmodernité peut se définir comme « l’incrédulité à l’égard des métarécits ».

L’importance de donner sens au temps pour la politique

L’auteur montre qu’à toutes les époques, il est indispensable d’assurer la continuité et la stabilité du rapport au temps d’une société. En effet, il faut préserver cette dernière de la conscience qu’elle peut avoir de son caractère historique, c'est-à-dire transitoire et périssable. C’est pourquoi, moderne ou non, l’ordre politique doit se positionner par rapport au temps   . L’auteur en conclut que les métarécits ne peuvent pas être réduits à un phénomène moderne, mais peuvent au contraire être considérés comme une constante du rapport entre temps et politique.

Ce qu’il y a de moderne en revanche aux yeux de l'auteur, et qu'on retrouve de façon exemplaire dans le fascisme, c’est la temporalisation du politique accompagnée d’une politisation du temps :

« La temporalisation désigne la tendance à concevoir l’ordre politique comme fondamentalement lié à la dimension temporelle, et donc comme un processus indépendant de normes permanentes. La politisation du temps renvoie quant à elle à l’attribution d’une valeur politique au déroulement du temps, ce qui explique également que l’annonce de la fin de l’histoire ait pu devenir un énoncé politique. »

La politisation du temps désigne l’application d’un sens politique au temps : le déroulement des événements, leur situation « avant » ou « après », voire le moment présent, prennent en tant que tels une valeur politique.

« C’est par exemple le cas quand un modèle politique est considéré comme le produit nécessaire d’un développement dans le temps : le futur devient promesse d’achèvement, tandis que le présent est évalué en fonction de sa position dans l’évolution supposée. La temporalisation du politique désigne un processus complémentaire par lequel la conception du politique est subordonnée au temps. Le politique n’est pas rapporté à un modèle intemporel du bon ordre, mais vu comme devant s’adapter à la situation, à un "ordre du temps" sur lequel il n’a pas prise ».

Les recherches de l’historien Roger Griffin montrent que chercher à sortir de la temporalisation du politique peut mener à ce que ce dernier appelle l’« éternité nationalisée » de la temporalité fasciste. Selon lui, le fascisme (terme par lequel il faut entendre le fascisme italien et le national-socialisme) est caractérisé par une temporalité hybride qui articule la dimension eschatologique (l’élan révolutionnaire vers un futur donnant sens au cours de l’événement) à une dimension de recréation intervenant après la fin d’un cycle et qui doit, dans le cas présent, mettre fin à l’anarchie relativiste du nihilisme.

Après avoir compris la nécessité de la prise en compte du temps en politique, l’auteur met au jour la condition à laquelle le temps peut être porteur de sens. Pour assurer la continuité d’une communauté, le temps ne peut se réduire à sa conception newtonienne, c'est-à-dire objective. Seuls les temps psychologiques et cosmologiques peuvent être facteurs d’un ordre doté de sens. Aussi, la mise en sens politique du temps s’applique-t-elle moins directement au concept de temps lui-même qu’à celui d’Histoire.

Rappelant une définition de l'historien J. G. A. Pocock   , l’auteur en tire l’idée que l’histoire se déroule toujours dans le temps ; elle n’est pas identique au temps, mais y est inclue. Il remarque également que si l'histoire est politique, la politique est plus historique que temporelle, et que parce que l’Histoire est organisée en récit, elle peut produire du sens. Il écrit ainsi : « c’est parce que l’histoire prend la forme d’un récit qu’elle peut – sans que ce pas soit nécessaire – acquérir un sens qui variera suivant la conception du temps que ce récit présuppose ».

Et l’auteur suit la généalogie établie par l'historien Reinhart Koselleck pour expliquer quels processus ont permis de concevoir l’Histoire comme porteuse d’un sens général – c’est-à-dire comme propre à son usage politique. Cela implique d’abord qu’elle absorbe tous les récits particuliers rassemblés jusqu’au XVIIIe siècle sous le terme « histoire », souvent au pluriel. L’histoire désignait alors la pluralité des événements sans que ceux-ci ne soient rattachés à un ensemble qui les relierait tous. En outre, parce que l’idée d’une unité épique présente dans le domaine littéraire déborde dans le domaine politique, on attend désormais de l’histoire qu’elle aussi fasse preuve d’unité et de cohérence   .

Ainsi, un seul et unique terme a fini par désigner collectivement un ensemble d’événements et les transforme en un tout, organisé selon un processus linéaire. Ce faisant, l’histoire (au sens de Geschichte) absorbe et remplace l’ancienne notion d’histoire (Historie), héritée de la pensée classique, qui correspond à la description des événements passés, et est porteuse d’une signification radicalement différente. En somme, l’histoire comme singulier collectif est une condition nécessaire à l’émergence du sens de l’histoire.

De la nécessité du politique à la réflexion sur son lien à l’histoire : Löwith et Voegelin

Karl Löwith, élève notamment de Heidegger, met l’accent dans ses premiers écrits sur « l’être-les-uns-avec-les-autres » inhérent au Dasein humain. L’« être-dans-le-monde » caractérisant le Dasein implique de concevoir le monde comme Mitwelt, et la vie comme « vie-ensemble ». Le monde commun, immédiatement présent, est donc rapporté aux semblables. Être-dans-le-monde implique être-l’un-avec-l’autre, ce qui est synonyme pour Löwith de « vivre ensemble ». Il n’existe donc pas de statut primordial ou authentique de l’homme comme un étant isolé, replié sur sa propre existence, il est au contraire d’emblée confronté à un monde social dont il fait partie. C’est pourquoi l’ordre politique est un élément déterminant de son existence.

Pour une autre raison, mais tout aussi importante, le politique est au cœur de la philosophie de Voegelin. Pour lui, celui-ci fait une partie intégrante de l’existence humaine en tant qu'il constitue une réponse à des expérience telles que celles de la vie et de la mort, de l’anxiété, du désir. Le passage du temps apparaissant comme une épreuve pour l'homme, le politique contribue à former quelque chose qui résiste à ce passage. La définition de l’ordre politique chez Voegelin a donc pour cœur la dimension temporelle, l’ordre politique étant conçu comme une réponse au caractère éphémère de l’existence humaine.

De ce point de vue, l’ordre de l’histoire semble dépendre de chaque époque et n’est pas posé comme un absolu, puisque chacune d'elles a soin de créer, selon des conditions concrètes, un ordre dans lequel l’existence prend sens. Cette démarche se répète à chaque nouvelle période sous des conditions différentes et trouve son expression dans la création de symboles. Ces derniers varient au cours de l’histoire mais sont équivalents d'un point de vue fonctionnel, puisqu'ils expriment la même expérience. La dimension historique de la nature de l’homme, son appartenance indissociable non à une histoire dotée de sens mais à l’historicité, implique que cette nature est toujours en mouvement, mais aussi qu’elle ne peut être saisie que dans et par l’histoire.

Löwith et Voegelin analysent tous deux la question du sens de l’histoire. Ils décrivent un modèle proche de la façon dont de nombreux auteurs ont historiquement pensé la fin de l'histoire. Tous deux insistent fortement sur « la tradition chrétienne porteuse d’une eschatologie atemporelle, étrangère au sens de l’histoire, qui, au sein de la problématique du sens de l’histoire, joue néanmoins un rôle important dans la mesure où elle cause la destruction du cadre de pensée antique où la limitation cosmologique rendait impossible l’apparition d’une sphère de l’histoire indépendante et dotée de sens ». En effet, le christianisme ne s’intéresse que peu aux événements d’un monde terrestre dévalué, pour se concentrer sur l'action divine.`

Les deux auteurs mettent en évidence le rôle d'Augustin qui, séprant les deux niveaux (humain et divin), ne voit aucun salut possible dans l'horizon de l'histoire faite par les hommes, et semble interdire tout millénarisme. À l'inverse, il rendent Joachim de Flore responsable de la transformation de l’eschatologie chrétienne – en soi nécessairement apolitique –, lui qui, dans sa conception, fait de l'histoire un processus immanent – et donc politisable.

Il faut cependant noter que, pour Löwith, ce développement n’est pas en soi étranger au christianisme, mais représente la prolongation et la déformation d’une tradition qui lui est inhérente. Autrement dit, le christianisme ne conduit pas nécessairement à la conception d’une histoire porteuse de sens, mais il fournit un matériau favorable pouvant lui servir de base.

Contre le sens de l’histoire

Löwith et Voegelin argumentent de façon similaire contre la thèse d’un sens de l’histoire. Cette dernière présuppose que l’histoire peut être considérée dans son ensemble, comme une connaissance incluant non seulement les événements passés et présents, mais également les événements futurs ; elle présuppose donc aussi la fin de l’histoire, car seule une histoire finie, dont le processus est connu et la fin un accomplissement de l’ensemble du processus, peut être un objet d’expérience. Les critiques de Voegelin et Löwith s'articulent à partir de variations sur ce même argument.

Chez le premier, elle s'insère dans la critique, centrale chez lui, du processus d’« immanentisation ». Selon lui, ni la philosophie antique ni le christianisme ne peuvent être considérés comme attribuant une unité à l'histoire, comme parlant d’un eidos de l’histoire : le christianisme, notamment, pose certes un accomplissement de l’homme et de l’humanité, mais celui-ci ne peut être atteint que dans le domaine du surnaturel, soit hors de l’histoire. Or, Voegelin considère qu'avec la modernité s'est opéré un transfert de l'ordre surnaturel vers l'ordre historique : la fin qui était jusqu'alors envisagée dans un ordre transcendant l'action des hommes se trouve désormais projetée au cœur de cette action. C'est ce qu'il appelle l'« immanentisation » et qui rend possible, à ses yeux, la conception téléologique de l'histoire.

Pour Voegelin, ce processus est illégitime. Reprennant la conception augustinienne selon laquelle seule l’histoire divine a un sens et suit une direction eschatologique – l’histoire profane n’ayant de sens qu’en tant qu’attente passagère –, Voegelin déplore que les conceptions téléologiques de l'histoire abolissent la tension entre l’histoire et ce qui la transcende, en ramenant le sens au seul présent immanent. Contre les auteurs qui soutiennent qu'on peut trouver un telos dans l'histoire, par l'un ou l'autre moyen, Voegelin considère qu'il est impossible pour les hommes de connaître le terme de l'histoire.

Löwith, pour sa part, pense qu’il est plus légitime de parler d’une signification (Bedeutung) que d'un sens (Sinn) des événements historiques. Le second présuppose en effet l’idée d’un but futur ayant valeur d’accomplissement, laquelle n'apparaît qu'avec la notion d'espérance introduite par la tradition judéo-chrétienne. À la différence de Voegelin, Löwith ne rapporte pas la source du sens de l’histoire à l’immanentisation, mais à la pensée biblique elle-même. « Löwith, résume l’auteur, ne cherche pas à préserver une interprétation authentique du christianisme qui n’aurait un rapport avec le sens de l’histoire que par l’intermédiaire de sa perversion immanentiste ». De plus, encore à la différence de Voegelin, « Löwith ne considère pas la question du sens de l’histoire comme une constante de l’esprit humain, mais comme historiquement et culturellement déterminée ». Il cherche à historiciser la question du sens de l’histoire afin d’en montrer le caractère construit. Il écrit ainsi :

« Le fait que nous posions à l’histoire dans son ensemble la question du sens ou du non-sens est lui-même déterminé historiquement : la pensée juive et chrétienne ont créé cette question incommensurable. Poser sérieusement la question du sens ultime de l’histoire dépasse tout pouvoir de connaissance et nous coupe le souffle ; cela place dans un vide, que seuls l’espoir et la foi peuvent combler. »

En conclusion, si le sens de l’histoire est avant tout une notion idéologique, dont aucune variante n’est plus légitime qu’une autre, toute nouvelle affirmation d’un sens de l’histoire ne représente que l’entrée d’un nouveau combattant dans l’arène de la lutte idéologique.