Dans son deuxième ouvrage, Pierre Charbonnier, jeune philosophe disciple de Descola et Latour examine les idéaux modernes du point de vue environnemental.

Notre liberté, celle des sociétés occidentales modernes, est-elle indissociablement liée à l’abondance matérielle ? Ne jouissons-nous des libertés caractéristiques des régimes démocratiques que parce que nous vivons également dans des sociétés très riches ? Poser ainsi la question, c’est introduire un soupçon à l’égard des idéaux des Temps modernes. En effet, affirme Pierre Charbonnier, la modernité occidentale a prétendu incarner le projet d’autonomie, selon une expression que l’auteur reprend à Castoriadis. Cet idéal, pleinement formulé par les Lumières, est celui d’un peuple souverain qui, après s’être émancipé de l’absolutisme de l’Ancien régime, entend se réaliser dans l’égalité et par une liberté à la fois individuelle et collective. Or, fait valoir Charbonnier, ce projet ne s’est pas incarné pleinement selon son intention déclarée. Son effectuation a révélé une ambivalence, si ce n’est une duplicité, profonde, car, mettant en avant la seule liberté, elle a posé un voile hypocrite sur les conditions matérielles de sa réalisation.

Telle est la manière dont Charbonnier introduit à son enquête. Il s’agira de revisiter l’histoire des idées politiques modernes en prenant en compte ce qu’elles ont largement négligé, l’environnement naturel des sociétés, qui, toujours, a été considéré comme extérieur aux hommes. Non pas, certes, que les Modernes aient tout à fait ignoré la nature : toute société doit la prendre en compte dès lors qu’elle fait face au problème de sa subsistance. Mais, focalisés sur les relations entre les hommes, ils auraient refoulé la question des échanges avec leur environnement comme le manifeste le caractère toujours secondaire ou subordonné qu’il occupe dans les théories politiques   . Plus encore, la pensée politique occidentale, dans son courant dominant, n’a pas envisagé la nature comme source possible de problème, mais seulement comme une ressource disponible, exploitable ad libitum. Or, cette manière d’appréhender les choses n’est plus tenable – elle est même dangereuse – à l’âge des périls écologiques, tout particulièrement quand l’humanité se trouve menacée par le réchauffement climatique.

L’histoire environnementale des idées, un nouveau champ d’étude

Un nouveau champ d’investigation, l’histoire environnementale des idées politiques, que l’auteur désigne également comme une « histoire matérielle de la liberté », appelle une définition. En quel sens les conceptions politiques peuvent-elles être considérées du point de vue de l’environnement ? Cela doit être compris comme l’appel à un décentrement : pas plus que la Terre n’est au centre de l’univers et que les autres astres ne tournent autour d’elle, l’être humain n’est au centre de la nature ou n’y occupe une place privilégiée, au sommet de sa hiérarchie. Nouvelle révolution copernicienne, l’écologie inviterait donc à se placer en surplomb pour appréhender la nature dans sa totalité, de telle sorte que l’homme y apparaisse comme un élément composant dont le sort dépend de l’ensemble. En l’absence de causalité directe de l’environnement sur les idées des hommes, qui sont sociales, cette histoire consistera à pointer puis analyser comment les théoriciens de la politique ont pris en compte dans leurs conceptions les facteurs environnementaux, en un mot la nature.

Ainsi, l’intention de Charbonnier se précise. Il ne s’agit pas d’une histoire des précurseurs de l’écologie politique, travail effectué récemment par Serge Audier   . Il ne s’agit pas non plus d’attirer l’attention, négativement, sur l’absence, par oubli ou indifférence, de la nature dans la pensée politique moderne. De manière plus fine, Charbonnier veut mettre en évidence la manière dont la nature a toujours été, nécessairement, prise en compte par les idées sur la société, et sous quelle forme et selon quelles modalités elle l’a fait. C’est, bien entendu, par le biais de la subsistance, partant par les activités d’ordre économique, que la nature fait le plus souvent irruption dans une idéologie qui, spontanément, tend à la négliger. Retenant classiquement le 17e siècle comme point de départ de la dynamique de la modernité, Charbonnier consacre l’essentiel de son livre à mettre en relief, sur quatre cents ans, une dizaine de paradigmes théoriques associant société et nature. Les auteurs mobilisés à cette fin dépassent largement le cadre de la pensée politique à proprement parler. On y trouve aussi bien des économistes que des juristes, des sociologues que des anthropologues. Peu de philosophes y apparaissent en revanche bien que l’auteur annonce une enquête aussi bien philosophique qu’historique. Où la philosophie prend-elle alors place dans ce parcours ?

C’est un point que Charbonnier ne prend pas la peine d’expliciter. Son ouvrage semble entrer classiquement dans la catégorie de l’histoire des idées politiques, économiques et sociales. Si l’on insiste cependant à le considérer d’un point de vue proprement philosophique, il offre un aspect nettement hégélien. Le philosophe est, dans ce cas, celui qui saisit l’esprit d’une époque, qui en formule synthétiquement la signification essentielle et met en évidence l’enchaînement historique des figures successives. De ce point de vue, le récit de l’auteur prend régulièrement un tour dialectique : chaque paradigme manifeste, dans sa manière de prendre en compte l’environnement, un moment dont les insuffisances appellent chaque fois un dépassement dans une nouvelle théorie. Toutefois, c’est par son ambition conceptuelle que le livre est le plus philosophique. Charbonnier ne se propose pas moins, en effet, que de reconfigurer radicalement notre schème conceptuel, de refondre l’ensemble de nos catégories les plus fondamentales, celles par lesquelles nous articulons au niveau le plus général le monde et notre situation en son sein   .

Sus aux grands partages !

Quelles sont donc les grandes lignes de cette révision de fond ? Elles se dessinent à travers la description critique des différents paradigmes théoriques distingués par Charbonnier. Celui-ci emprunte très largement, pour ce faire, à l’anthropologue Philippe Descola et au sociologue Bruno Latour, deux auteurs qui, au demeurant, ont constaté leurs convergences. Pour commencer, l’auteur met en cause, selon une expression à laquelle recourent largement Descola et Latour toute une série de « grands partages » caractéristiques de l’idéologie des Occidentaux, des traits généraux de leur représentation du monde   . C’est, en particulier, la dichotomie, par laquelle les Européens se distinguent et s’opposent radicalement à tous les autres, peuples, sociétés ou civilisations, qui se trouve ainsi contestée. A cette manière de présenter les choses, Charbonnier oppose l’idée qu’il n’existe pas d’exception européenne, reprenant ainsi la formule mot d’ordre de Latour « Nous n’avons jamais été modernes ». Toutefois, le grand partage conceptuel que Charbonnier se préoccupe particulièrement de renverser est celui qui trace une frontière stricte entre culture et nature, société et environnement, ou encore, selon l’idiome commun à l’auteur et ses deux maîtres, entre humains et non-humains.

Cette ontologie caractéristique des Occidentaux, Charbonnier la nomme, après Descola, naturalisme, choix curieux si l’on veut bien se souvenir que le terme désigne habituellement, en philosophie, la thèse selon laquelle il n’y a de réalité que naturelle. Quoi qu’il en soit, ce qui est ainsi mis en question est la représentation selon laquelle les hommes vivent dans des sociétés relativement auxquelles la nature est essentiellement extérieure. La nature est ainsi conçue comme un dehors qui ne concerne pas directement les affaires proprement humaines. Pour celles-ci, la nature n’est qu’un ensemble de ressources dont les hommes disposent et dont ils usent pour leurs propres fins. Ainsi, la nature n’est, pour eux, qu’un simple moyen, mobilisé pour leurs intérêts ou leurs plaisirs. En un sens, toute pensée écologiste est formulée en réaction contre cette appréhension de la réalité. Pour elle, la nature ne doit pas être considérée comme un simple moyen, mais aussi comme une fin, car elle a une valeur en soi, indépendamment de celle que lui accordent les hommes. Dans cette perspective, qui n’est jamais qu’une extension de l’éthique kantienne à la nature, l’homme a des devoirs envers cette dernière, il doit la respecter et la protéger, d’autant plus qu’elle est devenue vulnérable.

Cette conception implique bien, en effet, de redécouper radicalement le réel, en d’autres termes, d’élaborer une nouvelle ontologie dans laquelle les entités pertinentes sont « hybrides », selon le terme de Latour. Elles composent des humains et des non-humains et sont rassemblées dans des classes qui tantôt réunissent tantôt séparent ce que nous tenions jusqu’ici pour séparé ou réuni. Cette recomposition a aussi pour fonction d’éliminer, selon un autre concept de Latour, les « asymétries » constitutives des grands partages opérés par les Occidentaux. C’est que ces dichotomies représentaient autant de hiérarchisations dans lesquelles s’exprimait un puissant sentiment de supériorité de la part des Européens. Il est donc question d’effectuer divers mouvements de « symétrisation » propres à rétablir l’égalité et la réciprocité des parties jusqu’ici distinguées et opposées.

Une telle conception a nécessairement des conséquences pratiques. Pour s’en tenir aux rapports des hommes à la nature, elle aboutit étrangement à faire de celle-ci et des êtres qui la composent des « agents » et des « partenaires » avec lesquels il conviendrait de signer des « pactes » et de passer des « alliances ». Dans le cadre du nouveau schème conceptuel, ces termes ne sont plus pris comme de simples métaphores, mais au pied de la lettre. Ainsi, une nouvelle mythologie tente de se mettre en place, caractéristique du courant d’idées auquel se rattache Charbonnier. Celui-ci trouve son origine, en France, dans l’idée d’un « contrat naturel », formulée par Michel Serres il y a déjà trente ans   . Cette proposition théorique laisse perplexe. Ne conviendrait-il pas plutôt d’adopter une conception stratifiée de l’homme comme être à la fois biologique, psychique, social et culturel ? Ce n’est pas, en effet, parce que l’homme est indéfectiblement enraciné dans la nature et dépendant d’elle qu’il n’est pas également, seul en son genre, un être culturel. L’être humain n’est-il pas plutôt le lieu d’émergence d’un ordre de faits sui generis, les faits institutionnels, qui n’existent pas hors de lui ?   . De ce point de vue, tout ce qu’il pense et fait est surdéterminé par cette strate d’être qui fait bien exister une essentielle asymétrie entre lui et tout le reste, sans avoir à penser pour autant, comme certains auteurs, qu’il se soit « arraché » à sa condition naturelle. Dès lors, il ne s’agirait pas tant de redécouper le réel de façon à constituer des ensembles composés d’humains et de non-humains, par exemple des pêcheurs bretons et des coquilles Saint-Jacques selon une étude de Michel Callon   ou encore d’envisager une réciprocité pratique horizontale entre les premiers et les deuxièmes, mais une relation complexe entre deux pôles, l’homme et la nature, qui sont tantôt homogènes tantôt hétérogènes dans leur mode d’être.

En quel sens les Modernes sont-ils autonomes ?

Les différents paradigmes conceptuels que Charbonnier s’efforce de dégager de son immense matière historique mettent l’accent, tour à tour, sur les modalités techniques et économiques, juridiques et politiques du rapport des collectifs humains à la nature. L’ensemble de ces aspects font de cette relation un fait social total qui, chaque fois, se configure d’une manière particulière. Un fil rouge parcourt cette histoire, le projet d’autonomie. Selon l’auteur, en effet, l’histoire des Modernes s’est déroulée sous les auspices d’une alliance entre liberté et abondance, entre autonomie et richesse, de telle sorte qu’elles sont devenues, pour eux, indissociables. Charbonnier oscille entre plusieurs sens du terme autonomie et jamais sa thèse n’est, sur ce point, stabilisée et clairement identifiable. D’une part, il soutient que les Modernes ont posé et visé leur idéal de liberté sans assumer les conditions matérielles de sa réalisation. Ils ont alors non seulement négligé la question environnementale, mais l’ont aussi mis en œuvre dans la contradiction et la duplicité. Les Occidentaux ont en particulier, affirme l’auteur, très largement projeté vers l’extérieur les conditions de leur liberté par la conquête et l’établissement d’empires coloniaux, dont ils ont exploité sans vergogne les ressources naturelles au prix de la liberté des colonisés. D’autre part, Charbonnier soutient également que les Modernes ont conçu leur autonomie comme une émancipation à l’égard de toute contrainte matérielle. L’abondance aurait donc été constitutive de leur idée de la liberté. Ainsi, dans un cas, le projet d’autonomie vient buter contre son universalisation et se réalise contre ses propres principes. Dans l’autre cas, l’autonomie est synonyme de sphère de la liberté au sens où Marx oppose celle-ci à une sphère de la nécessité. Pas d’autonomie sans qu’aient été accumulées suffisamment de richesses. Plus, cette quête d’abondance est, par nature, illimitée et, par conséquent, franchement anti-écologique.

Charbonnier ne distingue donc pas entre l’autonomie comme indépendance et l’autonomie comme pouvoir démocratique de légiférer. Au sens philosophique classique, le projet d’autonomie est celui d’un régime politique dans et par lequel les hommes vivent selon les lois qu’ils se sont explicitement données, nullement celui de la transparence à soi   . De ce point de vue, cette visée est, aussi bien dans ses conditions de possibilité que dans son sens, indépendante de la recherche d’abondance. Plusieurs contre-exemples l’attestent. Selon l’anthropologue Marshal Sahlins, les sociétés primitives étaient, en général, des sociétés d’abondance, organisées de telle sorte qu’elles ménageaient un important temps libre à ses membres   . Dans les cités de la Grèce ancienne, les premières à s’être instituées démocratiquement, une masse de paysans pauvres participaient activement aux institutions politiques dans une société économiquement sobre. Faute d’avoir clarifié suffisamment son concept d’autonomie, le propos de Charbonnier est, donc, jusqu’à la fin, ambivalent. Dans ses conclusions encore, il fait valoir que les idéaux modernes doivent être conservés, mais reformulés pour devenir compatible avec le respect de la nature et animer la politique que les immenses défis écologiques du temps présent exigent. Mais, il affirme dans le même temps qu’aucun concept d’autonomie n’est disponible pour ce faire, tout en prônant plus loin un « découplage de la liberté à l’égard de l’abondance »   .

L’auteur n’a certes pas tort de pointer les ambivalences de l’idée de liberté des Modernes. Mais dès lors qu’il l’identifie au concept d’autonomie, il aurait été plus pertinent d’en rendre compte au moyen du contraste établi par Benjamin Constant entre la liberté des Modernes, orientée vers la jouissance dans les affaires privées, et la liberté des Anciens, orientée vers la citoyenneté active. En se tournant vers Castoriadis, il aurait aussi trouvé un concept d’autonomie inséparable de celui d’autolimitation. Faute de cela, Charbonnier illustre le « paradigme des limites » en convoquant le célèbre rapport du Club de Rome de 1972, Halte à la croissance !, et conclut de ce que ses avertissements n’aient guère été pris en compte à l’échec d’une solution formulée en termes de limites.

La conclusion de l’ouvrage, « Réinventer la liberté », reste très allusive. Elle s’en tient à prendre position pour une écologie politique à même, à la fois, de relancer les idéaux démocratiques et de relever le défi du changement climatique. Il s’agit, est-il précisé, de « politiser l’écologie » en écartant la tentation d’un retour au « pacte conservateur de la société avec la nature ». Le fil conducteur du nouvel imaginaire que Charbonnier appelle de ses vœux pour ce faire, est celui d’une « solidarité entre humains et non-humains » orientée par la finalité englobante de « l’autoprotection de la Terre », qui nous reconduit à une pensée mythique.

Il n’est certainement pas sans risque de se lancer dans un projet aussi ambitieux que celui qu’annonce l’auteur en introduction, celui d’esquisser une nouvelle conception d’ensemble du monde qui bouleverse tous nos repères et toutes nos catégories. Le résultat, excessivement touffu, est, dans son ensemble, décevant. En outre, le style de l’ouvrage, qui brasse de très nombreux concepts venus d’horizons divers, est souvent jargonnant, en dépit d’heureuses formules ici et là. Surtout, la conceptualisation est régulièrement flottante et instable, du fait, probablement, d’une fluidification générale qui tend à effacer toutes les frontières nettes entre notions et entre domaines.