Jürgen Habermas revient dans cet ouvrage sur le concept d'« espace public » en prenant en compte l'influence des réseaux sociaux et la manipulation qu'ils peuvent exercer sur la société civile.

Jürgen Habermas théorise depuis longtemps ce qu'il nomme l’« espace public » : un ensemble de personnes privées rassemblées pour discuter des questions d’intérêt commun. Cette idée prend naissance dans l’Europe moderne, lorsque se constituent des espaces publics bourgeois, en contrepoids des pouvoirs absolutistes. Dans les démocraties, cet « espace public » est – ou devrait être – au centre de la vie politique. Avec ce nouvel ouvrage, Habermas s'efforce ainsi de penser une « démocratie délibérative », caractérisée par une méthode de décision politique exercée en commun : une méthode par laquelle la volonté politique commune résulte d'une délibération organisée dans l'espace public.

L'horizon de cette proposition est que seule une formation démocratique de la volonté commune peut permettre au citoyen de se forger une opinion individuelle qui atténue la tension éventuelle entre les intérêts personnels des citoyens de la société et l'intérêt général des citoyens de l’État. Les citoyens, en effet, doivent pouvoir reconnaître leur propre volonté dans les lois et les libertés mises en œuvre à partir d'une formation de la volonté démocratique pluraliste. L'équilibre fragile susceptible d'être remis en cause par les guerres ou les catastrophes sanitaires ne tient, comme le répète Habermas, qu'au maintien à tout prix d'une formation commune de l'opinion et de la volonté dans l'espace public politique.

Démocratie et délibération

Cette conception de la politique délibérative se heurte à plusieurs objections que l'auteur rapporte avant de les réfuter. La première objection se réfère au concept empiriste et sociologique de puissance. Pourquoi délibérer si la puissance du pouvoir est la plus forte ? En recourant à la force, le détenteur de cette puissance croit pouvoir imposer sa volonté. Or, dans les démocraties modernes, une décision majoritaire appuyée sur une procédure constitutionnelle est toujours requise : « L'État de droit démocratique doit légitimer de lui-même, sans pouvoir recourir à de telles sources métasociales de la légitimation, l'exercice des fonctions de pouvoir ». Un ordre politique reposant sur les droits de l'homme habilite chaque citoyen à obéir exclusivement aux lois qu'il s'est données lui-même, sur un même pied d'égalité juridique.

La seconde objection dénonce une « vision idéaliste de cet État de droit démocratique qui conduirait à son surmenage ». Il existerait ainsi d'autres alternatives. L'une procède d'un pluralisme apparent : l'électorat brut exercerait une volonté directe, spontanée et indemne de toute manipulation. L'approche « pluraliste » suppose que des votes agrégés sur un mode statistique par cumul et départage des voix refléteront une vraie volonté commune authentique. Mais en considérant le mode de formation de l'opinion et de la volonté comme l'affaire privée de l'individu, cette approche ignore la tâche intrinsèque des citoyens de l’État démocratique : « intégrer leurs intérêts individuels respectifs – ceux des personnes privées – s'avère être dans l'intérêt commun de tous les citoyens ».

L'autre alternative fait confiance à l'expertise d'une élite politique qui serait indépendante du suffrage électoral et de l'opinion publique. Cette approche « expertocratique » sous-estime le temps nécessaire au citoyen ordinaire trop accaparé par sa vie professionnelle et privée pour prêter attention à des systèmes complexes et spécialisés et surtout pour assimiler l'information qu'ils développent. La participation des citoyens, réduite ici à une personnalisation des candidats sans assimilation réelle des programmes de partis, conduit à une perte d'autonomie politique.

Pourquoi, du reste, se demande Habermas, des considérations supposées complexes ne pourraient-elles pas être traduites dans la langue du quotidien ? Face au risque de l'expertise, Habermas défend le bienfait de la controverse et même d'une sorte d'« agonistique » respectueuse des opinions de chacun : qui argumente contredit. L'adversaire politique n'est pas un ennemi, ce qui constitue « le potentiel épistémique du langage ». Dans toute discussion, dans toute négociation, les arguments de l'autre sont susceptibles de modifier les préférences des participants et de favoriser le consensus final recherché.

Habermas oppose ici deux formes d'antagonisme : l'un est constitutionnellement encadré et aboutit – en démocratie du moins – à des décisions juridiquement contraignantes, les citoyens acceptant d'obéir uniquement aux lois qu'ils se sont données eux-mêmes dans ce cadre institutionnel. L'autre relève d'une communication informelle telle qu'elle se déroule dans un espace public, avec ses conflits, ses divisions, ses antagonismes. Ce réseau libre fonctionne comme un « système de détection et d'alerte » permettant à des expériences privées parfois contestataires ou violentes de s'exprimer dans l'espace public politique. Puis, en toute justice, l'usage public de la raison doit l'emporter, s’exerçant comme « une vertu politique », selon l'expression de John Rawls cité par Habermas. .

Habermas module en fait le discours optimiste tenu dans l'ouvrage de 1962, et précise à présent sa conception de l'espace public. Il propose ici de réfléchir au changement structurel provoqué par les nouvelles technologies dans les dispositifs médiatiques, et invoque la « fragmentation de l'espace public ». Ce nouveau mode de communication semi-public, en privilégiant les réseaux sociaux, altère la perception de l'espace public politique, rendant d'autant plus nécessaire une politique délibérative et une théorie de la discussion.

Loin d'être un idéal tiré par les cheveux, cette exigence est une condition de l'exercice démocratique : « plus les styles de vie individuels gagnent en hétérogénéité, plus l'absence d'un consensus d'arrière-plan...doit être compensée par une formation commune de l'opinion et de la volonté publiques ». Cette exigence suppose « une citoyenneté active » reposant sur une culture politique construite au fil des années ainsi qu'une proportion significative d'égalité sociale. C'est à cette condition que de nouvelles opinions publiques concurrentes mais pertinentes et efficaces pourront s'exprimer librement dans l'espace public politique.

Du rôle des médias dans l'espace public

Il convient alors de se demander dans quelle mesure la numérisation a transformé le système médiatique qui supervise cette communication de masse. L’infrastructure de l'espace public décide en effet de la portée et de la qualité délibérative de l'offre d'information et des débats publics. « C'est le degré d'inclusivité de la formation de l'opinion publique et le degré de rationalité des opinions avancées dans l'espace public qui devraient décider de la réponse apportée à cette question ». Le bouleversement des technologies de communication va universaliser les flots d'information, permettant à chacun de communiquer désormais avec qui il le souhaite, quel que soit le lieu.

Néanmoins, cette force explosive, ainsi que la nomme Habermas, est ambivalente puisqu'elle oppose une organisation étatique de l'espace public et un élargissement de possibilités communicationnelles sans frontière : la médiation journalistique ou éditoriale ne joue plus son rôle, tout utilisateur potentiel devenant un auteur autonome. La communication publique en est bouleversée car la relation décentralisée entre ces utilisateurs de nouveaux médias est réciproque et symétrique. Le danger est là : les contenus ne sont plus régulés. Certes, tous les citoyens font ainsi entendre librement et plus activement leur voix, certes les opinions spontanées s'expriment, mais ce potentiel est aussi détourné et perverti par les consortium du numérique régnant sur le monde.

« De la même façon que l'imprimerie avait fait de tous des lecteurs potentiels, la numérisation fait de tous des auteurs potentiels. Mais combien de temps a-t-il fallu pour que tous apprennent à lire ? »

Ces plates-formes numériques favorisent la production spontanée d'univers fermés fonctionnant en vase clos comme des « espaces publics concurrents ». En prenant de la valeur, ces nouveaux médias obligent en même temps les anciens à s'adapter, non sans un certain désarroi devant des modèles économiques concurrents et beaucoup plus performants. L'adaptation à la concurrence touche la capacité rédactionnelle et transforme le travail journalistique, en lui imposant d'adopter des postures divertissantes ou émotionnelles.

Au-delà des tendances à la dépolitisation qu’entraîne l'offre des réseaux sociaux, Habermas s'intéresse aux destinataires et à leurs modes de réception de l'espace public politique : dans quelle mesure ceux-ci sont-ils transformés par les réseaux sociaux ? Ces plateformes, quels que soient les avantages qu'elles apportent aux utilisateurs, sont-elles de nature à stimuler des échanges politiques au point d'influencer la perception de l'espace public ?

« Si la distinction conceptuelle jusqu'alors habituelle entre sphère privée et sphère publique devait perdre de son évidence, alors cet état de fait aurait des conséquences considérables sur la manière dont les consommateurs du Net s 'envisagent eux-mêmes comme citoyens de l’État. »

Il existe un « seuil » déterminant entre affaires publiques et privées, comme le montrent à leur manière les mouvements sociaux qui cherchent, en créant des espaces publics alternatifs, à sauvegarder un espace inclusif et communicationnel commun à tous les citoyens. Ce seuil s'efface à partir du moment où apparaissent, facilités par les réseaux sociaux, des espaces « plébiscitaires » à l'accès libre et sans médiation. Ce ne sont ni des espaces publics ni des espaces privés, mais une « sphère de communication » intimiste, jusqu'ici réservée aux relations épistolaires privées. L’espace public, ne parvenant plus à être inclusif, ne se distingue plus de ces « semi-espaces publics se faisant concurrence sur un pied d'égalité ».

Prenant pour exemple l'accumulation des fake news au moment des élections présidentielles américaines, Habermas note que c'est moins leur quantité qui interroge que la difficulté à les identifier comme telles à partir de la perspective des participants. Lorsque l'infrastructure de l'espace public ne peut plus garantir la formation d'opinions publiques concurrentes qui seront ensuite filtrées et évaluées collectivement, le système démocratique se détériore. Maintenir une structure médiatique permet à l'espace public de rester un espace inclusif, de conserver son caractère délibératif, et relève d'un impératif proprement constitutionnel et non pas d'un simple choix politique.

En mettant à jour le concept d'espace public et en le confrontant à la puissance des réseaux sociaux, Jürgen Habermas réaffirme sa confiance dans la démocratie délibérative et dans ce qu'il nomme la formation de la volonté démocratique.  Après avoir entièrement centré son concept initial d’espace public sur la raison, où l’argumentation primait sur la persuasion ou la séduction, il a su saisir et analyser le bouleversement entraîné par les nouvelles technologies et les nouvelles formes de médiatisation pour en reconnaître les atouts mais aussi alerte sur les risques qu'elles font courir à l'espace démocratique.