Emilio Gentile décortique, dans deux biographies parallèles, les vies de deux historiens spécialistes du fascisme - Mosse et Felice.

Outre ses recherches sur le fascisme italien et le totalitarisme, l'historien Emilio Gentile s'est attaché, ces dernières années, à évoquer ses "maîtres", ceux ayant eu une influence déterminante sur son travail, et plus largement sur l'historiographie contemporaine. Il y eut d'abord, en 2003, une biographie de Renzo de Felice, dont Gentile a été l'élève. L'ouvrage est sorti au mois de mai 2008 en France, sous le titre Renzo De Felice. L'Historien dans la cité. Il y a un an, c'est à l'historien américain d'origine allemande George Lachman Mosse que Gentile a consacré un livre, Il fascino del persecutore. George L. Mosse e la catastrofe dell'uomo moderno   . Deux études passionnantes mais inégales – la biographie de De Felice demeure au final moins aboutie que celle de son homologue américain.

 
Admiration et points communs
 
Bien que n'appartenant pas à la même génération d'historiens, Mosse (1918-1999) et De Felice (1929-1996) se sont tout au long de leur vie témoignés une admiration réciproque. Gentile parle "d'estime, d'amitié et de syntonie historiographiques [...] qui contribuèrent beaucoup à la formation et à l'orientation d'historiens des nouvelles générations"   . Dans les années 1970, l'œuvre mossienne a ainsi pu être reçue avec un très grand intérêt en Italie grâce, notamment, au soutien important de De Felice. Ce dernier parle à l'époque de The Nazionalization of the Masses comme d'un livre aussi fondamental que Les rois thaumaturges de Marc Bloch. De son côté, le chercheur américain décrit son collègue italien comme celui grâce à qui l'histoire du fascisme a pu être libérée des mythes qui avaient jusqu'alors obscurci une bonne compréhension de la période.

Les points communs dans le parcours des deux historiens sont nombreux. Ni l'un ni l'autre ne semblait devoir se destiner, dans un premier temps, à la recherche historique. De Felice, après une scolarité moyenne, s'inscrit en jurisprudence, avant de s'orienter vers la philosophie. C'est à cette époque qu'il suit les cours du professeur d'histoire moderne Federico Chabod, rencontre décisive pour son avenir professionnel. George L. Mosse a toujours affirmé, pour sa part, avoir choisi de suivre des études d'histoire "presque par hasard"   , au cours de ses années universitaires en Angleterre (Cambridge) puis aux États-Unis (Haverford et Harvard).

Tous deux ont, par ailleurs, choisi au début de leur carrière de se consacrer à l'histoire moderne. L'historien américain s'intéresse à l'Angleterre des Tudor et des Stuart, aux luttes entre le souverain et le parlement, et à la Réforme protestante. De son côté, De Felice se concentre, jusqu'au début des années 1960, sur le jacobinisme italien, le mysticisme révolutionnaire, ou encore le problème juif au XVIIIe siècle. Ces deux chercheurs influencés par le marxisme - adhésion rapidement éteinte chez De Felice, davantage affirmée chez Mosse - se tournent cependant bientôt vers des problèmes historiques plus contemporains. Les raisons de cette évolution semblent pour chacun être d'ordre privé. George Mosse, juif homosexuel ayant fui l'Allemagne nazie, a voulu, à sa manière, exorciser son passé en étudiant les origines du nazisme: c'est "une manière de comprendre mon passé personnel" indique-t-il dans son autobiographie Confronting History   . Pour sa part, De Felice, qui a commencé ses recherches quelques années après la chute du fascisme, a, selon Gentile, cherché à "contribuer, en tant qu'historien, à la  reconnaissance du réel"   alors que l'Italie traverse une nouvelle crise du système démocratique, à la fin des années 1950, accompagnée d'une résurgence de l'antisémitisme et de la progression du néofascisme.
 

Histoire culturelle et totalitarisme
 
Les travaux auxquels s'attèlent dès lors De Felice et Mosse vont être révolutionnaires. Les idées de l'historien américain, parfois floues, s'articulent autour de l'hypothèse que les origines du national-socialisme et de l'antisémitisme en Europe doivent être recherchées à l'intérieur de l'histoire culturelle du continent, dès la fin du XIXe siècle. Cette approche historique a été jusqu'alors délaissée par les historiens. Mosse, avec The Culture of Western Europe. The 19th and 20th centuries. An introduction, fait une première synthèse de ces idées inédites, en 1961.
 
Selon lui, l'homme moderne qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, doit vivre dans une réalité de plus en plus mouvante et incertaine provoquée par le "progrès", en appelle à "une autorité qui fasse référence, qui puisse réaliser une vie meilleure et un futur plus heureux"   . Ce refus de la réalité amène toute une partie de la population à accueillir l'irrationnel à travers des courants comme le romantisme, le nationalisme ou encore le racisme, qui se sont notamment développés au XIXe siècle. Ce sont eux qui, selon Mosse, nourrissent l'évolution vers le totalitarisme. Il considère à ce propos la crise de la fin de cette époque, où la révolte néo-romantique découla du refus des valeurs bourgeoises, comme le moment le plus important pour l'orientation de la culture européenne vers le nazisme et le fascisme. La Première Guerre mondiale sert de catalyseur à ce déroulement.
 
De Felice, pour sa part, se concentre pendant plus de trente ans sur une œuvre qui tourne autour de deux axes: "définir l'individualité historique du fascisme en tant que phénomène supranational [ainsi que] les caractère spécifique du fascisme comme mouvement et régime italiens"   . Deux fils conducteurs qui se contredisent parfois, et n'ont pas connu la même ampleur d'élaboration.
 
Il n'y a pas, selon De Felice, de fascisme unique bien qu'un "petit dénominateur commun"   existe, marqué, entre autres, par une crise de transition - morale, politique et économique - qui amène au pouvoir le fascisme, conception de la politique fondée sur l'activisme irrationnel et le mépris de l'individu ordinaire. De Felice met lui aussi en avant l'importance des aspects culturels pour définir le fascisme, et invoque souvent, à ce propos, les idées de Mosse.
 
Mais l'historien italien s'attache surtout à la recherche historique sur le fascisme italien. C'est dans ce but qu'il publie, à partir du milieu des années 1960, ce qui constitue l'œuvre de sa vie, la monumentale biographie de Benito Mussolini (huit volumes de près de 800 pages chacun), bien que De Felice ait toujours tenu à discerner fascisme et mussolinisme. Le duce s'y trouve décrit comme un homme "authentiquement révolutionnaire"   . Le même qualificatif est donné au fascisme des origines, jusqu'en 1920. Ces affirmations font sensation dans le milieu de la recherche. De Felice voir par ailleurs Mussolini comme un chef qui n'a "rien d'un grand"   , sans aucun projet politique, du moins avant les années 30. Il n'existerait alors en Italie qu'une "fascisation de parade de la bureaucratie et de la vie publique"   , avec un régime qui ne pratique qu'une politique de démolition. L'historien italien revient plus tard sur une telle description. Il met alors davantage en avant la transformation du régime, vers 1927-1928, avec la volonté de Mussolini d'imposer le totalitarisme à la société italienne. Un projet qui se termine néanmoins par un échec. De Felice hésitera longtemps à définir le fascisme italien comme un régime totalitaire. S'il s'y résout, c'est en précisant qu'il fut "le moins avancé sur la voie d'une totalitarisation complète de l'État et de la société"   .

 
Violentes polémiques
 
Si leurs analyses ont donc évolué avec les années, l'image de De Felice, comme celle de Mosse, sont toujours restées celles de précurseurs qui ont bouleversé l'historiographie de l'époque. L'opposition à laquelle tous deux doivent faire face, dès leurs premiers écrits, n'en a été que plus violente. Tel est notamment le cas pour l'historien italien, dans un contexte où les interprétations traditionnelles du fascisme sont alors liées à l'orthodoxie antifasciste, très (trop) engagée. Les réactions aux travaux "iconoclastes" de De Felice dépassent alors le cadre des seuls historiens et impliquent des journalistes, des politiciens et des intellectuels.
 
En décrivant le fascisme italien comme un "totalitarisme de gauche", en affirmant qu'il s'inscrivait dans la tradition des Lumières et de la Révolution française parce qu'il avait sa propre vision du progrès et aspirait à inventer un "homme nouveau", De Felice se retrouve accusé "d'avoir voulu réhabiliter le fascisme et son chef"   . Ces polémiques et ces attaques - rejetées par Gentile - continuent jusqu'à sa mort. En 1995, le scandale éclate ainsi de nouveau après que l'historien qualifie de "phénomène de minorité"   la résistance italienne. Ces "événements" contribuent parallèlement à créer le "personnage" De Felice, qui devient mondialement connu.
 
George L. Mosse ne doit pas affronter une telle animosité. Mais les critiques de la part d'autres historiens se font souvent vives. Lors d'un séminaire sur les origines intellectuelles à l'université de Stanford, en 1963, une grande partie de l'assistance "tire à boulets rouges sur ses théories"   . En 1988, l'historien français François Furet refuse de publier un article de son homologue américain sur le fascisme et la Révolution française. Mosse y parle d'une influence possible des événements de la fin du XVIIIe siècle sur ceux commencés en Italie en 1922. Furet y voit avant tout des différences, mettant en opposition les principes de 1789 et l'idéologie fasciste.
 
Emilio Gentile exprime lui-même des réserves quant à "l'approche culturelle" de Mosse. Il regrette le trop peu d'attention portée par le chercheur aux causes politiques (la crise du régime libéral), économiques (à commencer par la crise de 1929) et sociales qui ont permis l'émergence du totalitarisme. "Si Mosse n'avait pas été lui-même victime du nazisme, peut-être aurait-il été accusé d'être un historien révisionniste, dans le sens péjoratif du terme"   va-t-il jusqu'à déclarer. Et Gentile de comparer, pour ces raisons, Mosse...à De Felice.

 
Hommage au métier d'historien
 
S'il n'oublie pas de critiquer leurs idées, Emilio Gentile rend cependant hommage aux deux chercheurs et plus particulièrement à leur conception du métier d'historien. George L. Mosse donnait à celui-ci deux devoirs essentiels : "Publier et bien écrire"   . L'historien, explique-t-il, se trouve au service d'une science dont la connaissance "ne doit pas être une fin en soi mais contribuer à la formation d'un conscience civique de l'homme moderne, pour le mettre dans les conditions de savoir faire face à la séduction des mythes, des stéréotypes, de la démagogie"   . En résumé : mieux comprendre le passé pour mieux agir dans le présent.
 
De Felice va dans le même sens. Inspiré par Marc Bloch ou  Edward H. Carr, il prône l'exigence et combat les généralisations, "pour passer au concret"   . Comme l'historien français, il en appelle aux intellectuels afin d'éloigner les dangers que peuvent rencontrer les démocraties. L'historien, dans cette optique, doit savoir réunir les conditions pour arriver à une bonne reconstruction historique, bien que toujours perfectible. En d'autres termes parvenir à valoriser la recherche documentaire, privilégier le spécifique, les données précises et laisser parler les faits. Pour mener à bien cette mission, De Felice (comme Mosse) n'hésite pas à faire appel à d'autres sciences, telle l'anthropologie.
 
Emilio Gentile, tout en évoquant le parcours de ces deux "personnages" passionnants, en profite donc pour rédiger un hymne convaincant à la gloire de la recherche historique. Il s'agit pour lui de répéter l'indispensable nécessité du chercheur dans les sociétés actuelles. À ce titre, De Felice et Mosse ont valeur d'exemples pour les nouvelles générations.


* À lire également sur nonfiction.fr :

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Une mise au point nécessaire sur un sujet qui ne souffre aucune approximation.

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Un livre qui défriche de façon intéressante (et bilingue !) un champ de recherche.

- la critique du livre de Jean-Yves Dormagen, Les logiques du fascisme italien (Fayard), par Antoine Aubert.
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- la critique du livre de Daphné Bolz, Les Arènes totalitaires. Hitler, Mussolini et les jeux du stade (CNRS), par Emmanuelle Loyer.
Une étude sur le rapport ambigu entre sport et politique à la lumière des instrumentalisations du premier par le second dans l'Allemagne et l'Italie des années 1930.

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