Le poids de la logistique dans le monde n’est pas sans conséquence. Dans son livre « Flux », le sociologue Mathieu Quet interroge la logique qui la gouverne.

La logistique a pris dans le monde une place considérable, justifiant l’emprise de la raison gestionnaire dans tous les domaines. Si nous vivons, comme le suggère le sociologue Mathieu Quet, dans un monde de flux, comment leur rationalisation n’irait-elle pas de soi ? Organiser les circulations et cela dans le seul objectif marchand, comme c’est aujourd’hui massivement le cas, est à l’origine de sérieux problèmes environnementaux et sociaux. Pour espérer sortir de cette situation, il faut concevoir différemment la mobilité.

Raison gestionnaire et raison logistique se confondent-elles totalement, et sont-elles toutes les deux motivées uniquement, comme l’auteur semble le soutenir, par la recherche de gains ? Et les problèmes, relevant de la gouvernementalité, auxquels nos sociétés sont confrontées ne tiennent-ils qu’à la circulation et à la manière dont celle-ci est organisée ? Probablement pas.

Mais si tout n’est pas logistique, beaucoup de choses le sont. C’est tout l’intérêt de ce livre d’attirer l’attention sur ce point, cela au lendemain de deux crises sanitaire et géopolitique (même si la seconde est postérieure à sa publication), qui sont indiscutablement, sous différents aspects, des crises logistiques.

Un monde de flux

Le besoin de transporter et également d’entreposer ou de concentrer en différents endroits d’énormes quantités de biens et d’hommes est apparu avec les guerres. Il a franchi un cap supplémentaire au moment de la Seconde Guerre mondiale, stimulant le développement de réflexions, d’outils et de techniques. Ils ont par la suite été appliqués très largement à toutes sortes d’activités – la numérisation jouant ici un rôle toujours croissant –, du commerce international de marchandises, dans le cadre du fort développement de la mondialisation, aux services publics non marchands (santé, éducation, etc.), en passant par la gestion des migrations (avec pour ne prendre que cet exemple l’installation des hot spots). Loin de consister dans une simple pratique d’organisation du transport, la logistique est bel et bien engagée, nous explique l’auteur, dans un effort de conceptualisation et d’intervention sur le monde social et naturel, qu’elle vise ainsi en permanence à fluidifier.

Tout est logistique ?

La suite, bien qu’intéressante, emporte moins directement la conviction. Par exemple, lorsque l'auteur explique que la logistique redéfinit également notre manière d’user des signes, en minorant dans ceux-ci la dimension symbolique, autrement dit les enjeux de l’interprétation et de la représentation, au profit d’un rôle essentiellement logistique et opérationnel, jusqu’à privilégier parfois la simple circulation de ceux-ci (« transmettez-moi ! »). Ou lorqu'il explique que la logistique s’étend également aux affects, qu’elle automatise, lorsqu’elle convertit des expériences de vie en données comportementales appropriables et circulables, ou en organise le traitement par le biais de plateformes de services… Ou encore qu’il nous expose ce que la logistique fait à la monnaie. On peine en effet à relier ces considérations aux applications beaucoup plus concrètes que le livre donne à voir par ailleurs.

Un management des circulations

La logistique, comprise comme la gestion des stocks et l’organisation des flux en vue d’un objectif, fournit le principe d’un gouvernement des activités humaines, dont il faut tenter de préciser les enjeux, explique l’auteur.

Celui-ci s’y emploie à partir d’exemples de ce « management des circulations » dont l’objectif est, dans tous les cas, dicté par l’objectif marchand de faciliter l’accès aux biens de consommation, mais se traduit aussi par un renforcement du contrôle, qui vient sanctionner l’arrêt et la mauvaise circulation.

Susceptibles d’opérer à des niveaux très différents, les « opérations » considérées consistent fondamentalement dans une optimisation des mouvements. Cette dernière conduit à une intensification du travail, comme le montre à l’envi l’exemple des plateformes, mais aussi, dans une dimension géographique ou géopolitique, à une captation des flux. Finalement, comme le montre M. Quet, la « pensée logistique » se signale par une densification marchande à l’échelle mondiale, au détriment du monde social et naturel.

Dysfonctionnements et zones d’ombre

Le royaume des flux n’est toutefois pas à l’abri des dysfonctionnements, montre l’auteur, que ceux-ci résultent d’actes de malveillance, de pannes ou d’accidents ou de défauts intrinsèques. Ses zones d’ombre comprennent aussi toutes les circulations « informelles » qui prolifèrent dans les pays en développement, mais parfois aussi dans les pays les plus riches (car les espaces non soumis au contrôle sont plus nombreux qu’on ne le pense). Mais également les dégradations diverses dont la logistique est à l’origine ou encore tous les débordements, trop-pleins de marchandises ou de déchets, toutes les permutations que les flux tolèrent, les raréfactions que ceux-ci ne savent pas éviter, les erreurs système ou embolies liées à des défauts de conception, l’ignorance de paramètres importants, etc.

Vers la crise logistique

Plus gravement encore, la Covid-19 a montré les pénuries ou les problèmes d’approvisionnement auquel l’univers logistique pouvait être confronté, sans parler des restrictions de mouvements qu’ont dû instaurer les gouvernements, qui sont venus contredire et pour partie délégitimer la logique du système. A la crise sanitaire a ainsi correspondu une immense crise logistique.

Certains secteurs, dont en premier lieu les géants de la logistique et des plateformes, s’en sont très bien sortis, et les cabinets de conseils n’ont pas manqué de se proposer depuis aux autres pour les aider à optimiser leur organisation.

Cela dit, peut-on se satisfaire de l’efficacité avec laquelle les dispositifs politiques et marchands contemporains permettent d’allouer des biens aux citoyens du monde, alors même que les capacités industrielles permettant de les produire existent ?

D'autant que, par ailleurs, cette approche de la logistique ignore délibérément la dimension environnementale globale des problèmes auxquels la société contemporaine est confrontée.

Faire barrage

Par le passé, le monde des transports fut très souvent le théâtre des conflits du travail. Les salariés du transport et de la logistique constituent toujours un groupe clé de travailleurs à l’avant-poste des luttes de travail dans le monde. Le blocage des sites logistiques est par ailleurs un moyen de se faire entendre pour d’autres activistes, et il est également possible, et courant, de détourner certains flux, avec le même objectif.

Plus anodin, la promotion des circuits courts contrevient aussi à l’orientation visant fondamentalement à fusionner au plan mondial les circulations de biens, de personnes, d’argent, de ressources environnementales au sein de circuits homogènes, note l’auteur.

Finalement, « l’omniprésence de la logistique peut se heurter à une insatisfaction grandissante, à une forte capacité de révolte et à de puissants désirs d’émancipation »   . La force de celle-ci resterait toutefois à démontrer.

Dérouter l’adversaire ?

Le dernier chapitre traite d’alternatives relatives à la manière de concevoir la mobilité. En vérité, comme le note l’auteur, la tâche est colossale. L’histoire et l’étude des autres civilisations peuvent nous procurer matière à réflexions et expérimentations renouvelées. Il est toutefois extrêmement difficile, à nouveau, de relier les exemples que M. Quet emprunte à des auteurs comme T. Ingold ou B. Morizot au monde que nous connaissons.

Finalement, cet essai lui-même est quelque peu déroutant par les styles d’écriture et d’argumentation qu’il mêle, parfois soutenu, parfois relâché et métaphorique, même si cela donne lieu à des formules frappantes.

 

A lire également sur Nonfiction :

« Les mondes logistiques. De l'analyse globale des flux à l'analyse située des pratiques de travail et d'emploi », revue Travail et Emploi, par Jean Bastien