E. Gentile, spécialiste du fascisme, évoque les projets architecturaux entrepris par Mussolini à Rome pour asseoir son pouvoir.

Fascismo di pietra, paru en Italie en 2007, permet à l'historien Emilio Gentile d'évoquer Rome sous le fascisme. Il s'agit pour lui d'analyser de quelle manière la "ville éternelle" a été transformée pour répondre à la volonté mussolinienne d'imposer le mythe de la romanité dans son pays. Ainsi qu'il l'explique, "on ne comprend pas le fascisme et son histoire, ce qu'il a signifié en Italie, en Europe et au XXe siècle, si on ne comprend par l'origine et la nature"   de ce mythe. C'est-à-dire d'où vient la volonté de Mussolini d'édifier un Empire romain fasciste qui rejoindrait puis dépasserait l'Empire des Césars. Le duce a cherché à réaliser son souhait en lançant notamment de grands travaux architecturaux. Dans toutes les villes italiennes, mais avant tout, bien sûr, dans la première d'entre elles, symbole de la puissance du monde des Césars.

Afin de montrer comment Rome a vécu ces événements, Gentile s'applique à faire parler les principaux protagonistes, à commencer par Benito Mussolini. L'historien rédige même le dernier chapitre de son livre en imaginant un monologue intérieur du duce, en janvier 1942, qui s'interroge sur ses réalisations, procédé critiquable pour un historien. Pour illustrer son propos, Gentile accompagne également son analyse de nombreuses photos détaillant les transformations de la capitale italienne. Le tout forme une étude vivante et surtout essentielle pour mieux entendre les années du fascisme italien.


Rome, ville honnie des fascistes

Parler de Rome, juste après la Première Guerre mondiale, c'est d'abord évoquer une ville détestée par les fascistes. La Rome antique devient, certes, au début des années 20, une référence. Mais la "Rome réelle", telle que l'appelle Gentile, représente pour les hommes de Mussolini cette Italie libérale et bourgeoise, responsable  de tous les maux dont souffre, à leurs yeux, leur pays. Parmi ces griefs, l'humiliation causée par le traité de Versailles – la "victoire mutilée" où l'Italie n'obtient pas ce qu'elle espérait en tant que pays vainqueur – se trouve au premier plan.

L'attitude des Romains ne fait qu'accentuer cette haine. En novembre 1921, lorsque les fascistes s'étaient rassemblés à Rome pour leur congrès national "l'accueil de la population avait été indifférent, méfiant, méprisant ou ouvertement hostile"   . Au final, si le consensus existe au cours des années 30 entre la ville et le régime, il n'y a en revanche jamais de conversion totale de Rome à l'idéologie fasciste.

Après la prise de pouvoir, la capitale italienne devient pourtant le centre du fascisme italien. Le Partito nazionale fascista, à peine créé, y installe son siège en 1921. La décision appartient au seul Benito Mussolini. Elle est fortement critiquée par les membres les plus radicaux du mouvement. Pour le duce, centraliser le pouvoir à Rome constitue une manière d'asseoir définitivement son pouvoir et de mettre fin à la "révolution fasciste" que les plus extrêmistes voulaient faire perdurer. Mussolini peut dès lors s'appliquer à lancer son grand projet, devenu à partir de 1921 "la principale physionomie symbolique du fascisme"   : créer l'Empire romain fasciste.


La Rome antique sacrifiée

Pour atteindre cet objectif il lui faut, d'abord, détruire ce qui ressemble selon les fascistes à une "ville de province, mais sans véritable et authentique vitalité provinciale"   . Mussolini s'implique personnellement pour réaliser rapidement la construction de la "nouvelle cité" dont il rêve. C'est le début des grands travaux dans la capitale italienne.

Le chantier préserve et isole, dans un premier temps, les édifices construits dans l'Antiquité. Il s'agit avant tout d'en finir avec la Rome vieille et pittoresque. Des maisons, des églises et des palais datant du Moyen Âge et de la Renaissance sont à cette occasion rasés. Plus grave encore, des milliers de familles de la petite bourgeoisie, de l'artisanat ou du monde ouvrier, sont obligées de se rendre en périphérie, dans de vétustes masures. Mussolini sacrifie ainsi une partie de la population romaine – la plus pauvre – pour réaliser son dessein.

Bientôt, le duce n'hésite plus à faire même démolir les vestiges de la Rome des Césars qui "obstruent la réalisation de l'espace fasciste"   . Une grande partie des forums impériaux, près du Colisée, sont ainsi recouverts pour la construction de l'immense Via dell'Impero (la rue de l'Empire). Pour les fascistes, Rome ne doit plus être un musée. Les nouveaux édifices expriment la modernité et la puissance de l'Italie.


"La moitié de Rome est en démolition !"

Parmi les symboles de ce renouveau architectural, Gentile s'attarde sur la cité universitaire et, surtout, sur le Foro Mussolini, immense édifice qui doit accueillir les institutions "qui former[ont] physiquement et idéologiquement les nouveaux dirigeants de l'organisation, soit la plus grande expérience d'éducation par l'État que l'histoire aur[a] connu"   . Le Foro Mussolini illustre le caractère utilitaire des monuments fascistes : il se trouve au service de l'homme nouveau que le régime cherche à créer. Sur le plan du style, comme la plupart des autres constructions fascistes, l'ensemble est à la fois classique et moderne. Le marbre blanc ou rouge pompéien prédomine.

La "ville éternelle" devient un chantier permanent. Au début des années 30, la "moitié de Rome est en démolition"   . Les inaugurations se multiplient, tout comme, à cette occasion, les défilés. À travers eux, les fascistes célèbrent surtout l'avènement du régime totalitaire voulu à la même époque par Mussolini. Les architectes, "fascinés par l'expérience du totalitarisme"   , parfois plus que le chef fasciste lui-même, travaillent dans ce sens. Les constructions adoptent une fonction religieuse, "dans le cadre de la sacralisation politique opérée par le fascisme"   . La conquête monumentale par les hommes du duce se réalise. Rome se transforme en une métropole aux dimensions européennes, en pleine expansion. Elle devient surtout la capitale politique, morale et intellectuelle de la péninsule.


Un tournant : la campagne éthiopienne

Si l'architecture aide à la construction de l'Empire mussolinien, manque la véritable conquête. La campagne d'Éthiopie rend la romanité fasciste réelle. Les combats commencent le 3 octobre 1935. Le duce en fait l'annonce à la foule, la veille, depuis le balcon du Palazzo Venezia flanqué du faisceau du licteur. C'est du même lieu qu'il proclame, au soir du 9 mai 1936, à 22 heures 30, "la réapparition de l'Empire sur les collines fatales de Rome"   . Rome est en fête, l'Italie unie, malgré un scepticisme général de ses habitants pendant la guerre.

Il s'agit d'un tournant dans l'histoire du régime. Gentile évoque à ce propos le changement dans l'attitude de Mussolini. Ses collaborateurs notent la "pétrification de son image"   . Un véritable culte du duce impérial voit le jour, alimenté par les travaux des intellectuels de l'époque. Les plus grands historiens de la Rome antique célèbrent le chef fasciste comme le nouvel Auguste. Le Vatican participe aussi à cette évolution où il voit la possibilité de construire une nouvelle Rome, fasciste et catholique.

La conquête éthiopienne permet surtout à Mussolini de donner "un coup d'accélérateur à l'expérience totalitaire"   . L'alliance avec les nazis, illustrée par l'accueil triomphal réservé à Adolf Hitler, à Rome, en mai 1938, va dans ce sens. Le duce s'engage plus que jamais pour réaliser ses projets les plus grandioses. Il veut désormais une nouvelle Rome entièrement fasciste. Une "capitale du futur"   sur le point de sacrifier l'ensemble des vestiges antiques.


"Traces indélébiles"

Le projet est également lié à l'idée de porter Rome candidate à l'exposition universelle de 1942, pour les 20 ans de la "révolution fasciste". Les expositions constituent pour les fascistes "des événements de culte, l'expérience concrète de la sacralisation de la politique"   . L'organisation de la première exposition de la Révolution fasciste, en 1932, avait déjà été l'occasion de montrer la nouvelle romanité fasciste à travers sa monumentalité futuriste, sans aucune trace de traditionalisme néoclassique. L'exposition universelle ne voit cependant jamais le jour après le début, en 1939, de la Seconde Guerre mondiale. Mais les monuments construits pour l'occasion, comme le Palazzo della Civiltà, surnommé le "Colisée carré" par les Romains, font que, désormais, "la Rome fasciste est une réalité monumentale destinée à durer"   .

La guerre, on le sait, signe le glas de Mussolini et de l'idéologie fasciste. La romanité s'est "monumentalisée" au cours de ces quelque vingt ans. Mais le totalitarisme et l'idéologie fasciste n'ont jamais pu conquérir totalement l'Italie. Mussolini a eu beau marcher sur Rome, l'échec de sa politique demeure au final patent, comme en témoigne le mécontentement des Romains, relevé tout au long de ces années par l'administration fasciste. De cette période, restent aujourd'hui les monuments et les rues, ces "traces indélébiles"   visibles dans la capitale italienne, aux côtés des vestiges antiques, des églises médiévales et des palais de la Renaissance.


* À lire également sur nonfiction.fr :

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- la critique du livre de Peter Longerich, Nous ne savions pas. Les Allemands et la Solution finale (Héloïse d'Ormesson), par Anne Pédron.
Un livre majeur sur la question complexe de savoir ce que les Allemands percevaient de l’extermination des Juifs. Une belle réussite.

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Une mise au point nécessaire sur un sujet qui ne souffre aucune approximation.

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Un livre clé sur la prise du pouvoir, l'installation et la radicalisation du national-socialisme à Vienne.

- la critique du livre dirigé par Michel Cullin et Primavera Driessen-Gruber, Douce France? Musik-Exil in Frankreich / Musiciens en Exil en France 1933-1945 (Böhlau), par Jérôme Segal.
Un livre qui défriche de façon intéressante (et bilingue !) un champ de recherche.

- la critique du livre de Jean-Yves Dormagen, Les logiques du fascisme italien (Fayard), par Antoine Aubert.
L'Italie fasciste fut-elle totalitaire ? Oui, répond l'auteur, de façon peu convaincante.

- la critique croisée de deux livres d'Emilio Gentile, Il fascino del persecutore. George L. Mosse e la catastrofe dell'uomo moderno (Carocci), et Renzo De Felice. L'Historien dans la cité (Le Rocher), par Antoine Aubert.
Emilio Gentile décortique, dans deux biographies parallèles, les vies de deux historiens spécialistes du fascisme - Mosse et De Felice.

- la critique du livre de Daphné Bolz, Les Arènes totalitaires. Hitler, Mussolini et les jeux du stade (CNRS), par Emmanuelle Loyer.
Une étude sur le rapport ambigu entre sport et politique à la lumière des instrumentalisations du premier par le second dans l'Allemagne et l'Italie des années 1930.


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