Dans quelle mesure la discipline historique a-t-elle été ébranlée par les remises en cause issues de conceptions radicales des sciences humaines et sociales ?
Proposant une impressionnante synthèse des débats subsumés sous le label de « tournant linguistique », cet ouvrage se fait l’écho des inquiétudes légitimes d’historiens face à des positionnements qui en viennent à douter de la possibilité même d’une connaissance objective du passé. Nul doute que beaucoup de lecteurs sauront gré à Sabina Loriga et à Jacques Revel, d’une part de nous aider à appréhender clairement les critiques exprimées par divers courants de pensée plus ou moins extrémistes, et d’autre part de nous faire saisir les enjeux qui en résultent pour la recherche, en histoire tout particulièrement.
Nécessaires repérages au sein d’une nébuleuse
Près des deux tiers du livre s’emploient à évoquer une kyrielle de mouvements qui, depuis la fin des années 1960, ont prétendu renverser bien des certitudes. Le défi, pour les auteurs, était de nous aider à nous y retrouver parmi cette multitude d’orientations peu ou prou liées.
Il est donc largement question ici de courants (à commencer par le postmodernisme, le poststructuralisme) et de « tournants » (linguistique au premier chef, mais aussi culturel, performatif, etc.). A ceux-ci se rattachent de célèbres penseurs et d’autres moins connus. L’un des intérêts du livre est de nous proposer des portraits d’universitaires qui sont intervenus dans ces débats, en tentant de retracer les logiques de leur itinéraire intellectuel. L’index des noms en fin de volume donne une idée de l’ampleur de l’exercice.
Il importait aussi d’aborder ces écrits critiques en rapport avec différentes disciplines (philosophie, sémiotique, études littéraires, anthropologie, sociologie…), bien que le dernier tiers du XXe siècle ait correspondu de plus en plus à une remise en cause des frontières entre elles et à une fragmentation des savoirs. Il s’agit là d’un phénomène dont les deux auteurs traitent du point de vue de « l’émergence des studies » (études féministes, des minorités raciales, sexuelles, et ainsi de suite, sur fond militant de revendications identitaires).
En complément, des passages évoquent des revues (généralement créées pour servir de caisse de résonance à de nouvelles préoccupations), ou encore un genre littéraire tel que la métafiction historique postmoderne, qui revient sur de célèbres affaires (Rosenberg, JFK…) en s’efforçant de susciter un malaise à travers un assemblage de thèses contradictoires. Bien sûr, il est encore fait état de grands allers-retours transatlantiques : la fameuse French Theory aux visées déconstructrices recevant un accueil enthousiaste sur certains campus américains avant de revenir en Europe (quelque peu transformée), non sans se heurter souvent à un profond scepticisme.
Il n’est évidemment pas dans les ambitions de ce succinct compte rendu d’entrer dans le détail des polémiques. Toutefois, il importe de souligner le caractère central de la réflexion sur ce que véhicule le langage, en termes de pouvoir (Foucault), d’impensés (Derrida), d’essentialisme… Nullement un « medium neutre », il en est venu à être foncièrement déconstruit et reconstruit, ce qui ne saurait qu’affecter la manière de concevoir la production des discours à prétention savante.
Les historiens à l’ère du soupçon
Certains des raisonnements s’inscrivant dans la problématique du « tournant linguistique » vont si loin qu’ils débouchent sur des interrogations vertigineuses à propos des notions de « réalité », d’« objectivité » et de « vérité ». C’est ce dont il est question dans la dernière partie du livre qui concerne de manière plus centrale l’écriture de l’histoire.
Celle-ci s’ouvre sur un chapitre consacré à Hayden White, considéré comme l’historien ayant poussé jusqu’à leurs extrêmes limites les analyses déstabilisatrices. Il est proposé une lecture serrée de ses argumentations. L’un des problèmes majeurs que pose le relativisme extrême de l’auteur de Metahistory, réduisant toute reconstitution du passé à des dimensions idéologiques et rejetant la « vérité historique » au nom de la coexistence de récits rivaux, est notamment qu’il ne permet plus de répondre efficacement aux thèses négationnistes. Si « récits rivaux » il y a, ils se devraient quand même d’être jugés à l’aune de preuves étayées par des sources fiables.
Une manière différente d’aborder le sujet (faisant l’objet d’un autre chapitre) consiste à s’intéresser aux métamorphoses de l’histoire sociale. Au grand dam d’historiens (néo-)marxistes, le concept de classe sociale et les déterminismes de nature socio-économique en viennent à être évacués. Des chercheurs s’intéressant à la manière dont des ouvriers, mais aussi toutes sortes de catégories « dominées » ont perçu l’ordre social, engendrent des visions de plus en plus éclatées, mettant l’accent sur des subcultures et non sur la société envisagée comme un ensemble. Méthodologiquement, on attache dorénavant de l’intérêt à la diversité des discours, tout en se montrant méfiant à l’égard des approches macro-analytiques et quantitatives d’antan.
Au regard de leurs intitulés respectifs (« Fin de l’histoire ? » et « Après la bataille »), l’on pouvait s’attendre à ce que les deux derniers chapitres prennent assez vigoureusement position dans ces débats, mais ce n’est finalement guère le cas. Le ton demeure largement celui du reste du livre : érudit, multipliant les citations d’auteurs. Contrairement à ce que laissaient entendre le titre et la teneur de sa quatrième de couverture, le tournant linguistique se révèle au final davantage présenté comme une parenthèse que comme un moment extrêmement inquiétant. Il est souligné par ailleurs que la France aura été l’un des pays les moins réceptifs à cette « crise épistémologique ». Néanmoins, au vu de l’atmosphère « wokiste » régnant actuellement dans certaines universités et grandes écoles, doit-on vraiment estimer que ces radicales remises en cause sont derrière nous ?
Au sortir de la lecture de l’ouvrage, le sentiment qui prévaut est qu’il tient surtout du vaste catalogue, faisant brillamment le tour du sujet en évoquant toutes les facettes du débat. La démarche aurait peut-être gagné à être plus tranchée parfois, non pas au sens de choisir dogmatiquement un camp, mais d’une nette mise en évidence de coupures capitales. On en donnera deux exemples.
Le chapitre I (intitulé « Postmodernes ») aurait ainsi pu opérer une césure plus marquée entre postmodernité (constat avéré de la sortie de logiques « modernes » confiantes envers le futur, d’une démultiplication sans fin des conventions, etc.) et idéologie postmoderniste s’en prenant à toutes les suprématies, avide d’exalter les cultures « opprimées ». Un peu trop souvent, on éprouve une impression de juxtaposition de vues, sans que des phénomènes de fuite en avant, quand même essentiels, soient franchement signalés.
La seconde illustration a trait à l’anthropologie. Clifford Geertz, figure majeure de l’approche interprétativiste (dans la lignée de Dilthey et Weber entendant dissocier sciences de la nature et sciences humaines), a ouvert le chemin en recontextualisant le savoir occidental et en soulignant l’importance d’aborder les cultures dans les termes qui sont éminemment significatifs pour elles. Or la génération suivante (celle de James Clifford et de George Marcus qui sont également cités) ira jusqu’à blâmer les représentations mêmes de communautés indigènes données par des « ethnologues blancs », en relation avec la question de l’impérialisme. Il s’agit là d’un saut absolument gigantesque que l’on ne ressent pas tellement, au regard de la façon dont il est exposé ici .
Il n’en demeure pas moins que cette belle compilation sera à coup sûr très utile pour quiconque s’intéresse, serait-ce accessoirement, à ces grandes querelles intellectuelles.