Sous le Second Empire, dans un Paris transformé, le restaurant avec ses us et coutumes devient peu à peu un lieu emblématique de la capitale.

Le restaurant reste un lieu symbolique du Paris haussmannien par sa dimension sociale mais aussi son rapport aux lieux et au temps. L’historien David Michon présente dans son dernier ouvrage la journée typique d’un restaurant parisien. Par ce prisme, il montre les activités de ce genre d’établissement, réfléchit à sa clientèle et la façon dont il reflète les modifications connues par la capitale.

Au Lycée, le restaurant, et plus particulièrement le repas français, est étudié dans le cadre du patrimoine, au prgramme de la spécialité HGGSP. La gastronomie participe incontestablement à l’influence et au rayonnement de la France à travers l’Europe et le monde, depuis le début du XIXe siècle.

 

Nonfiction.fr : Votre dernier livre fait le pari de retracer la journée d’un restaurant, Chez Gustave. Si l’établissement est fictif, le cadre temporel et géographique s’avère lui des plus concrets. Sur quelles sources vous êtes-vous appuyé ?

David Michon : Le choix d’une entité fictive a été évident à partir du moment où je n’ai pas voulu faire l’histoire d’un lieu précis : il y a de belles entités comme les établissements Riche ou Magny, parfois étudiés lors de mes recherches doctorales, mais choisir un lieu fictif permettait d’offrir une forme de liberté : en faire une sorte d’hybride de ce que pouvaient être les restaurants en vue en 1867.

Un premier travail a été de procéder à un état de l’art à propos de l’histoire des restaurants, du XIXe siècle à nos jours. J’ai repris les sources qui ont pu me servir pour constituer un cours que je donnais il y a un peu plus de 10 ans (Histoire de la cuisine et des restaurants, du XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle). J’ai plus précisément annoté tout ce qui se rapportait au Second Empire dans une quarantaine d’ouvrages de référence et mis à jour cette bibliographie. Après ce travail de plusieurs mois, il m’apparaissait nécessaire de retourner aux sources primaires : photographies, cartes, guides touristiques, menus, peintures et romans contemporains, puis éplucher la quinzaine de titres de journaux jour par jour, notamment entre mai et juillet 1867.

Je veux que le lecteur s’arrête à cet été 1867 pour se mettre quelques instants à la place de ce Parisien qui évidemment ne connait pas l’avenir. J’espère que ce choix ancre pleinement le lecteur dans cette capitale en pleine effervescence où les restaurants sont devenus des lieux incontournables.

 

Vous plongez votre lecteur dans le Paris de 1867, celui du baron Haussmann et de la seconde Exposition universelle. Pourquoi avoir privilégié cette date ?

Cette date a mis quelques semaines à se fixer. Il était question de traiter le restaurant au XIXe siècle, mais ce lieu évolue tellement qu’il fallait donner un repère temporel plus restreint. Je ne voulais pas d’un restaurant naissant, d’établissements décadents ou inconnus de la plupart des Parisiens. Alors à quelle période donne-t-il sa pleine mesure ? Sous le Second Empire, au milieu de fortes transformations (architecturales, urbaines, culturelles et sociales), le pari devenait intéressant. Bien sûr, mon restaurant « Chez Gustave » n’est pas accessible à tous mais il existe alors à cette période des restaurants pour toutes les bourses.

Il fallait choisir précisément une année et 1867 présentait deux atouts. Un aspect pratique déjà : de nombreux travaux sont terminés (percement d’avenues surtout) il est donc plus facile de s’y retrouver dans ce Paris « moderne », le lecteur peut facilement suivre le cuisinier qui déambule dans la capitale ou quand les convives parlent de tel magasin ou de rues emblématiques. Dans un deuxième temps, 1867 est parcouru par la seconde Exposition universelle (parisienne) qui rend la capitale plus attirante que jamais, lumineuse, au centre de ces élites européennes qui se tournent vers la France, où elles viennent profiter des théâtres, des lieux festifs et des restaurants. En outre, les sources photographiques étaient évidemment plus nombreuses qu’au début de l’empire et j’ai eu accès à des fonds liés à l’exposition universelle qui rendaient cette année pertinente pour situer l’action de mon livre.

 

Vous ouvrez logiquement votre journée sur les Halles et en livrez un récit des plus vivants, en présentant une géographie de produits présentés, l’organisation des lieux mais aussi la place de l’abattage. En quoi les Halles sont-elles un poumon de la capitale sous le Second Empire ?

Poumon et même ventre depuis le formidable roman de Zola Le Ventre de Paris, qui ne fait que confirmer l’extraordinaire exposition - on dirait aujourd’hui « médiatisation » - de ce « poumon » qui marque un point de départ important dans l’organisation alimentaire de la capitale. Ce lieu est vivant, pour ce qui s’y passe mais aussi pour ce qu’il est en lui-même : des pavillons ferment ou sont détruits, alors que d’autres sont inaugurés ou assignés à de nouvelles fonctions. C’est ici une ville dans la ville, un spectacle quotidien, le royaume des formes, couleurs et senteurs puis un lieu de rencontres. Des marchands, des maraîchers, des serveurs et des cuisiniers s’y côtoient donc au quotidien. L’expression d’aujourd’hui « de la fourche à la fourchette  » pourrait prendre tout son sens, même si on ne produit rien au cœur des Halles.

Les Halles regroupent une quantité jamais vue de marchandises, du Bassin parisien, des provinces mais aussi plus exotiques. Elles sont centrales car de nombreux corps de métiers s’y retrouvent, vont, viennent et parfois restent. Si les marchandises s’échangent, les informations aussi : on prend le temps de commenter les dernières nouvelles, des plus importantes en lien à leur travail aux simples anecdotes qui n’auraient aucun autre moyen (et lieu ?) pour se diffuser.

Les marchés de quartier ne disparaissent pas, aussi les producteurs vont parfois directement aux portes des restaurants pour fournir les cuisines mais les Halles sont déjà un spectacle qui attire moins de curieux que de consommateurs et de professionnels. Grâce aux nouvelles possibilités en matière de transports, ils assistent à des arrivages de produits de plus en plus frais (« la marée »), voient des produits encore assez peu connus (par exemple les dizaines de variétés de fromages) et le lieu gagne en réputation grâce à un bouche-à-oreille qui attire : une surprise culinaire démarre souvent par une trouvaille venant des Halles.

 

Le terme de restaurant n’a pris que tardivement le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Comment s’est pensé et construit le lieu aux XVIIIe et XIXe siècles ?

Au XVIIIe siècle, le terme « restaurant » est appliqué avant tout pour le fait de « se restaurer », répondre à un besoin primaire. Le dénommé Boulanger annonçait sur son enseigne en 1765 : « Boulanger débite des restaurants divins ». Si le mot « restaurateur » est officialisé en 1771 par le Dictionnaire de Trévoux, ce n’est que le plat destiné aux « restaurés ». En cette fin de siècle, le lieu se développe, d’ailleurs le Dictionnaire de l’Académie française, en 1835, intègre le mot « restaurant » et montre, sûrement avec un peu de retard, que ce n’est pas qu’une mode puisque selon eux : « Il se dit par extension de l’établissement d’un restaurateur. »

Brillat-Savarin allait déjà plus loin dans sa Physiologie du goût : « Celui dont le commerce consiste à offrir au public un festin toujours prêt, et dont les mets se détaillent en portion à prix fixe sur la demande des consommateurs. » Le lexique culinaire se diffuse grâce à la publication de nombreux ouvrages et des restaurants, des cuisiniers commencent à gagner en notoriété. Les auberges, à la cuisine simple et collective, dominent encore largement le paysage et les cafés se contentent souvent de débiter des boissons.

La France culinaire de la Restauration et de la Monarchie de Juillet reste aux mains d’anciens acteurs des cuisines princières et seigneuriales qui ouvrent des lieux publics, proposent des conditions nouvelles : une décoration -nouvelle grammaire culinaire- flatte les commensaux, les horaires d’accueil s’étendent, les prix s’affichent et les restaurants sont de plus en plus nombreux. En ce début de XIXe siècle, des femmes et des hommes proposent une nourriture qui gagne en qualité constante et une grande variété d’établissements répondent aux besoins, et bientôt désirs, de différentes classes sociales. Rapidement, dîner (mais aussi déjeuner au restaurant) devient un marqueur social fort et une pratique qui dépasse largement le simple fait de se nourrir. Le surinvestissement social des plaisirs de la table et donc du temps passé au restaurant vient s’accélérer par mimétisme et effet de mode.

 

La France reste alors associée à l’image du chef cuisinier. Au début du siècle, Antonin Carême a ainsi contribué à la renommée de la gastronomie française en apportant la cuisine dans les foyers   , mais aussi en menant des recherches à la Bibliothèque royale pour la présentation de ces plats   . Comment définiriez-vous le chef cuisinier sous le Second Empire ?

Sous le Second Empire, les chefs sont respectés car leur cuisine sort de leurs établissements par le biais d’ouvrages qui ancrent leurs pratiques et finalement les transmettent. C’est une tradition essentiellement française et un des marqueurs de notre identité culinaire : nous en avons des traces écrites, l’inscrire sur le papier la fige et empêche son oubli mais ouvre aussi vers de possibles variations. Le chef cuisinier de 1867 est conscient de sa place dans l’histoire, d’autant plus qu’il opère à Paris et s’inscrit parfois à la tête d’une véritable entreprise. Ils s’appellent Urbain Dubois auteur d’une « Cuisine classique » (1856), puis au service de princes et empereurs qui va l’amener à largement promouvoir le « service à la russe », Jules Gouffé notamment chef au Jockey Club et qui modernise la blanquette ou encore Adolphe Dugléré, en poste au Café Anglais et inventeur de nombreux plats en l’honneur de célébrités de son temps.

Le chef est connu, il est respecté, certains clients le suivent parfois car on assiste à des jeux de chaise musicale entre les chefs les plus renommés, ni plus ni moins grâce à des salaires offerts, qui pour l’époque sont déjà mirobolants. Ils accèdent à ce statut car ils savent dénicher des produits de plus en plus exotiques comme l’ananas, connaissent un répertoire culinaire très étendu, sont capables de devenir de véritables architectes pour quelques menus d’apparats et surtout, ils savent soigner leurs formidables relais médiatiques que sont les artistes en vogue ou chroniqueurs mondains. Notons aussi que le chef est parfois une cheffe, il y a encore beaucoup à faire à propos du rôle des femmes dans les restaurants de premier et deuxième ordres.

Mais attention, nombre de chefs sont en retrait car il existe aussi des restaurants déjà mythiques, certains lieux bénéficient d’un poids historique considérable et si les chefs passent, le restaurant reste : Riche, Véron, Procope, Ledoyen...

 

Le restaurant est aussi le marqueur d’un nouveau temps, celui du déjeuner, moment au cours duquel les clients se restaurent mais échangent aussi sur les affaires courantes. Vous montrez également que les intellectuels sont moins présents que sous la Deuxième République. Peut-on parler, en assumant l'anachronisme, des débuts du « déjeuner d’affaires » ?

Il semblerait que ce soient davantage des affaires courantes, des traces du quotidien, notamment parce que ce temps du déjeuner vient offrir une pause au milieu d’une journée de travail. On ne sait pas exactement ce qui a pu se dire ou se passer lors de ces déjeuners. Au-delà de quelques anecdotes précisant que telle ou telle affaire s’est conclue « à table », il a été bien difficile de saisir ce qui s’est dit. Je ne crois pas à une dichotomie associant le temps du déjeuner à un temps de travail et celui du dîner au plaisir et à des mondanités disons, privées.

On sait que la mode du déjeuner vers midi surprend, mais finalement entre dans ce que Grimod de La Reynière nomme une « seconde Révolution », on le constate également à propos de la lente disparition du duo dîner-souper. Même au déjeuner, fréquenter un restaurant marque socialement son pratiquant. Brillat-Savarin se fait le témoin de cette sociabilité : « Un esprit général de convivialité s’est répandu dans toutes les classes de la société. » Le sacre du goût et du plaisir partagé n’est donc pas réservé aux noctambules et au monde des théâtres, désormais les affaires se traitent toujours dans des conversations privées… mais dans un cadre public.

 

Sans parler de culture de masse, vous montrez que le restaurant devient un lieu de brassage relatif, puis le marqueur d’un temps personnel plus long et d’une certaine culture du plaisir. Le restaurant est-il un lieu populaire, et qu’est-ce qui le distingue dans ce cas de l’auberge ou du café ?

Oui, c’est exact, j’ai tenu à ne pas parler de culture de masse. Si les prix sont encore élevés au milieu du XIXe siècle, payer pour ce plaisir à la mode devient un choix courant, d’autant que certains établissements sont peu chers (par exemple avec l’invention des bouillons Duval). J’ai essayé de rappeler la catégorisation nette dans les écrits des contemporains, probablement beaucoup moins dans les représentations des gastronomes, et encore moins dans les pratiques. Ces écarts sont passionnants à étudier. Des restaurants pour tous, oui, nous n’en sommes pas loin mais tout le monde ne va pas au restaurant.

En effet, l’auberge n’a pas le même historique, elle se situent parfois éloignées des centres urbains et elles répondent avant tout à la nécessite d’assouvir un besoin primaire : manger. Mais ce serait réduire le lieu à cette seule fonction, alors qu’il s’agit aussi d’un lieu de sociabilités et de commerce où les échanges dépassent le cadre de l’assiette. En parlant de cadre, celui du café (je ne parle pas des cafés qui se transforment en restaurants) se concentre avant tout sur son rôle de débit de boissons sans s’interdire de servir un plat simple et ne met souvent pas l’accent sur le service ou l’individualisation d’une prestation connue et ancienne.