Entre pénurie, suralimentation et rapports de force, l'alimentation a toujours eu une place dans la géopolitique. Cette place s'est accentuée depuis la fin du XXe siècle.

Burgers, Coca-Cola, Monsanto, véganisme et régime méditerranéen sont autant de marqueurs du poids géopolitique de l’alimentation. Si la crainte d’une pénurie alimentaire est une cause de conflit, la gastronomie occupe aussi une place majeure dans la diplomatie comme en témoigne le congrès de Vienne (1815). Les transformations des systèmes alimentaires se sont néanmoins accélérées depuis les années 1970. La crise sanitaire a aussi ravivé cette crainte, que l’on pensait révolue, de pénurie tout en révélant les limites et les dangers de l’abondance.

Le géographe Pierre Raffard revient sur ces questions à l’occasion de la sortie de son livre. Dans le cadre du thème « Identifier, protéger et valoriser le patrimoine : enjeux géopolitique » (Terminales), le repas gastronomique à la française doit être compris et peut faire l’objet d’un Grand Oral.

 

Nonfiction.fr : Du rôle du préfet de l'annone, dans la Rome antique, à la crainte de pénurie pendant le confinement de 2020, force est de constater que le pouvoir a toujours porté une attention particulière à l’approvisionnement en nourriture du peuple. En quoi, l’alimentation est-elle une question géopolitique ?

Pierre Raffard : Il est vrai que les premières semaines de confinement ont été un révélateur fascinant de la dimension politique de l’alimentation. Dans les régions développées, les ruptures de stocks, réelles ou simplement redoutées, comme les files interminables devant les commerces, ont fait prendre conscience que l’abondance et la diversité de l’offre alimentaire disponible étaient loin d’être des données immuables. L’explosion brutale de la demande globale, corrélée aux décisions de la majorité des gouvernements de limiter au maximum les flux, a rappelé combien le contenu de nos assiettes était le résultat de choix politiques, économiques et logistiques, mais aussi du travail peu visible quoique bien réel des acteurs d’amont comme d’aval.

Dans les régions en développement ou confrontées à des problèmes structurels profonds, la situation a pris d’autres formes, puisque la pandémie a encore accru la vulnérabilité des systèmes en place. C’est le cas de pays comme le Soudan du Sud ou le Yémen qui, déjà en proie à des situations alarmantes de sous-nutrition et de famine, ont connu un stade supplémentaire de détérioration de leurs systèmes alimentaires. Ce constat est aussi valable dans les pays dits développés où les populations les plus vulnérables ont été les premières victimes de la pandémie. Le sujet est très préoccupant et a même amené les représentants du Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations Unies à évoquer une « pandémie de la faim » dont les conséquences pourraient, à terme, être plus mortelles que celle de la covid-19.

Plus généralement, et indépendamment de la situation sanitaire actuelle, l’alimentation est l’objet d’une myriade de « rivalités de pouvoir sur des territoires » (Yves Lacoste) à chaque strate des chaînes agricoles et alimentaires. Lorsque la Chine décide d’acquérir des terres arables au Mozambique, au Nigéria, au Cambodge ou en Argentine, un rapport de force est instauré avec une partie des populations locales, mais aussi avec les autres pays producteurs. Lorsque les consommateurs se tournent vers les plateformes de commande et de livraison en ligne, une lutte acharnée se met en place entre ces entreprises et les acteurs traditionnels du secteur de la distribution et de la transformation. Du côté de la consommation aussi, la géopolitique alimentaire se niche dans les plus minces interstices de nos pratiques quotidiennes : le lobbying agressif des sociétés spécialisées dans la production de viande végétale annonce une future bataille économique, politique, sociale et culturelle avec les professionnels de l’élevage et de la boucherie.

 

Vous proposez une typologie des systèmes alimentaires qui frappe d’abord par ses profondes inégalités, du petit paysan au système industrialisé. Ce dernier système, malgré ses lacunes certaines, semble remédier aux questions de pénurie. Est-ce une illusion ?

La typologie que je propose cherche tout d’abord à complexifier la notion de système alimentaire souvent mentionnée comme un tout dans la presse grand public ou la littérature spécialisée. Il n’existe pas un système alimentaire global, mais une infinité de systèmes ayant un fonctionnement propre. Ceci étant dit, il est désormais essentiel de comprendre que les systèmes alimentaires, même ceux se présentant comme locaux, s’appuient désormais sur une infinité de territoires en réseaux, parfois très éloignés les uns des autres. Je visitais récemment une coopérative laitière dans la petite ville turque de Tire, considérée comme un modèle de par sa volonté à s’ancrer dans le tissu économique local et à soutenir les éleveurs de la région. Toutefois, comme me l’expliquaient ses responsables, malgré toute la bonne volonté possible, leur activité ne peut plus se cantonner à leur territoire immédiat. De l’achat de ferments lactiques élaborés au Canada aux emballages plastique produits en Chine en passant par les machines de production et de conditionnement d’origine allemande, la petite coopérative laitière de Tire est dans l’obligation de s’inscrire dans un système réticulaire globalisé.

Concernant, ensuite, le modèle agro-industriel que vous évoquez, il est de plus en plus difficile de l’aborder de manière dépassionnée. D’un côté, activistes et groupes militants sont partis en croisade contre un modèle jugé responsable de tous les maux possibles et imaginables. Oubliant de remarquer que la sécurité alimentaire pérenne qu’ont atteint un nombre croissant de pays, tout comme l’innocuité quasi-totale des aliments consommés ont justement été rendues possibles par la modernisation de l’agriculture, de la transformation et de la distribution.

De l’autre côté, industriels et acteurs du secteur agroalimentaire se contentent bien souvent de justifier leur action en se retranchant derrière un argumentaire technique insistant sur le strict respect des normes édictées par les pouvoirs publics (normes qui seront d’ailleurs peut-être retoquées par la suite). Là encore, le discours est insuffisant pour répondre aux questions légitimes que se posent les consommateurs sur le contenu de leurs assiettes. D’où viennent les aliments que nous consommons quotidiennement ? Comment ont-ils été produits et transformés ? Par qui ? Quelles sont leurs conséquences sur l’environnement ou le devenir des communautés rurales ou paysannes ? Autrefois limitées à quelques cercles militants, ces interrogations fondamentales intéressent aujourd’hui un spectre toujours plus large de consommateurs.

 

Paradoxalement, certains pays sont passés de la pénurie à l’abondance avec des régimes alimentaires trop riches en calories. Quels sont les dysfonctionnements du modèle alimentaire dominant ?

Le paysage alimentaire des pays développés, mais aussi de ceux dits émergents, est aujourd’hui profondément marqué par ce que j’appelle le paradigme de l’abondance. Il n’est que de voir combien les consommateurs baignent dans un environnement où la profusion réelle comme symbolique de l’offre alimentaire est constamment mise en avant. Linéaires de supermarché débordant de denrées en tous genres, campagnes publicitaires et promotionnelles agressives, succès de l’offre discount, etc. ont fait oublier que les difficultés d’approvisionnement, voire la pénurie étaient, il y a quelques décennies encore, la réalité quotidienne de l’écrasante majorité des populations. Rendu possible par la modernisation des techniques de production, de transformation et de transport, ainsi que par l’assouplissement progressif des règles du commerce international, ce basculement de paradigme a longtemps été perçu comme une avancée majeure dans l’histoire de l’humanité. Terminée en effet la crainte de l’insécurité alimentaire, place à un modèle où l’abondance est désormais devenue une valeur cardinale.

Aujourd’hui, les regards tendent néanmoins à changer. Si dans les pays émergents, le modèle agro-industriel demeure encore synonyme de succès économique, le tableau est plus nuancé dans les pays développés. Épuisement des ressources, gaspillage se comptant chaque année en milliards de tonnes, effets néfastes pour l’environnement, désorganisation des structures productives et sociales traditionnelles, explosion des pathologies liées à la surconsommation (obésité, diabète, maladies cardiaques, etc.), affaiblissement du système immunitaire dû à la consommation répétée de produits transformés, etc., la liste est longue des externalités négatives pointées du doigt par les détracteurs du modèle agroalimentaire industriel. La prise de conscience est donc bien réelle, mais la route est encore (très) longue pour que le système dominant se transforme en profondeur et/ou que des modèles alternatifs le fassent réellement vaciller.

 

« De la fourche à l’assiette », le système est dominé par quelques entreprises et des lobbys aux méthodes douteuses. Quel pouvoir offre le contrôle de l’alimentation ?

Pour bien comprendre en quoi l’alimentation peut se transformer en outil de pouvoir, il est utile de rappeler une évidence : manger est un besoin physiologique essentiel. Ce constat explique à lui-seul l’importance politique, économique et stratégique que revêt l’alimentation depuis des millénaires dans l’organisation des sociétés humaines… et le rôle stratégique qu’elle peut souvent revêtir. Ce lien étroit entre pouvoir et alimentation est particulièrement visible dans les situations de conflits armés où les ressources alimentaires deviennent des cibles de choix pour les belligérants. On l’a vu en Éthiopie où, lors de la famine de 1984-1985, le gouvernement de Mengitsu Haile Mariam utilisa à son profit l’aide alimentaire internationale pour mater la rébellion des régions septentrionales du Tigré et du Nord Wollo. Plus récemment, c’est dans le nord syrien que les troupes de l’armée régulière décidèrent de bombarder et brûler les champs céréaliers des régions tenues par l’État Islamique pour couper l’approvisionnement et les sources de revenus des groupes rebelles.

A première vue moins « violentes », nombreuses sont les guerres commerciales à s’appuyer elles-aussi sur l’argument alimentaire comme moyen de pression. De Cuba à l’Iran, de l’Irak à la Russie, les différents embargos ont tous pour ambition (plus ou moins réussie) d’isoler et de désorganiser les réseaux de distribution, notamment alimentaires, de pays considérés comme des adversaires. Ces décisions économiques s’ajoutent la plupart du temps à des situations géopolitiques déjà conflictuelles. Récemment, la décision unilatérale de Moscou de s’approprier le terme « champagne » pour désigner ses vins effervescents – au grand dam des producteurs français désormais obligés de commercialiser leurs produits sur le marché russe comme de simples « vins à bulles » – s’inscrit dans un contexte déjà tendu entre la Russie et l’Union Européenne.

De manière peut-être moins visible mais tout aussi puissante, la réorganisation contemporaine du secteur agroalimentaire mondial tend aujourd’hui à concentrer ressources et richesses dans les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’entreprises et d’investisseurs. Derrière la myriade de marques et d’enseignes, la réalité économique et financière du secteur est que, dans les pays les plus développés, plus de la moitié de l’offre agroalimentaire est aujourd’hui aux mains de six entreprises. Ces évolutions structurelles posent question : quelles conséquences à moyen et long termes aura cette hyper-concentration pour les producteurs, mais aussi les consommateurs ?

 

À l’initiative du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Laurent Fabius, un repas gastronomique « à la française » a été proposé dans les différentes ambassades françaises en mars 2014. D'Antonin Carême à Alain Ducasse, la France est-elle la championne de la gastro-diplomatie ?

Pour répondre à cette question, il est tout d’abord nécessaire de s’accorder sur ce que l’on entend par « gastro-diplomatie ». S’il s’agit de considérer la cuisine et la table comme des éléments du protocole diplomatique, il est vrai que la France fait toujours office de modèle. Il n’est que de voir l’intérêt que suscitent les cuisines de l’Élysée dans les médias nationaux comme internationaux à l’occasion des dîners d’État pour saisir la force symbolique de la table française sur l’échiquier international. De même, la récente victoire du chef français Davy Tissot à la cérémonie des Bocuses d’Or montre que la gastronomie française continue à occuper une place enviable dans le monde de la haute cuisine.

A l’inverse, si l’on considère, dans la lignée des travaux de Paul Rockower, que la gastro-diplomatie désigne les stratégies d’influence élaborées par des acteurs locaux pour séduire le grand public et promouvoir leurs intérêts politiques et économiques – ce que certains observateurs nomment le place branding –, la position dominante française m’apparaît beaucoup plus discutable. En effet, là où des pays comme la Thaïlande, la Corée ou le Pérou ont fait le choix de s’adresser au plus grand nombre, la France continue à se complaire dans une approche élitiste et finalement excluante de sa cuisine. Qui a pu bénéficier de ces repas gastronomiques « à la française » que vous mentionnez si ce n’est la poignée d’habitués des ambassades françaises ? Quelles mesures sont concrètement mises en place pour augmenter le nombre de restaurants français à l’étranger ? Pourquoi aucune réflexion n’est menée sur la manière d’investir les nouveaux modèles de consommation comme la street food par exemple ? Les scripts de consommation comme les systèmes de valeurs des mangeurs ont profondément changé. Si elle veut conserver son rayonnement, la cuisine française et les acteurs qui la font vivre sont dans l’obligation d’innover et d’élaborer de nouveaux outils stratégiques.

 

Vous présentez quelques pistes de modèles alternatifs au système dominant. Lequel vous semble le plus prometteur ?

Je ne prends pas beaucoup de risque en disant que le succès de l’agriculture biologique, des circuits courts, de la référence locale ou de la vente directe devrait encore se renforcer dans les années à venir. Ceci étant dit, plusieurs questions se posent face au succès indéniable et croissant de ces modèles. Tout d’abord, peut-on encore les désigner comme « alternatifs » ? Dans les pays développés, les études récentes s’accordent à dire que ceux-ci sont paradoxalement devenus des références de plus en plus importantes dans les systèmes de valeurs des mangeurs. Non que la majorité d’entre eux privilégie désormais des produits bio, s’approvisionne directement auprès du producteur ou ait développé des stratégies locavoristes. Les modèles et les gammes de produits conventionnels demeurent encore très largement supérieurs en termes de volumes d’achat. Néanmoins, ces modèles émergents tendent aujourd’hui à remporter la bataille symbolique : face à un système industriel brocardé de toutes parts, ces derniers se voient désormais parés – parfois bien rapidement – de toutes les vertus, qu’elles soient gustatives, environnementales, sociales ou encore éthiques. Marques et enseignes ont compris ce basculement des représentations, elles qui rivalisent d’ingéniosité pour « verdir » leur offre, insistant sur la référence locale, le soutien aux producteurs ou encore la faible utilisation de produits phytosanitaires. Aujourd’hui, même les entreprises traditionnellement positionnées sur le segment discount travaillent au réenchantement de leur offre et de leur communication.

La seconde question concerne la croissance de la demande et la capacité de ces modèles à y répondre. A titre d’ordre de grandeur, rappelons que le marché mondial des produits biologiques est passé selon l’Agence Bio de 15 à 95 milliards de dollars entre 1999 et 2018. Si une telle augmentation se confirme, éleveurs comme agriculteurs pourront-ils relever les défis productifs qui ne manqueront pas de se poser ? Décréter que l’humanité doit désormais se détourner du système agro-industriel est un programme certes séduisant, mais qui fait parfois fi de la réalité du terrain. Doit-on accepter que certains produits, certes étiquetés bio, parcourent plusieurs milliers de kilomètres avant d’être commercialisés ? Pour les agriculteurs souhaitant se tourner vers la vente à la ferme, comment faire pour embaucher une ou plusieurs personnes chargées de la clientèle, alors même que beaucoup d’exploitations sont en proie à des problèmes économiques récurrents ? Les consommateurs sont-ils prêts à abandonner définitivement l’abondance alimentaire à laquelle ils se sont finalement habitués ?

Nous sommes aujourd’hui à un point de bascule pour les acteurs de ces systèmes alimentaires émergents. Souhaitent-ils se développer à tout prix et in fine, se retrouver dans l’obligation d’appliquer les recettes éculées des acteurs hégémoniques traditionnels ? Ou souhaitent-ils au contraire construire un modèle radicalement différent s’appuyant sur un maillage de petites structures indépendantes et assumant ses limites productives ?

 

La crise sanitaire a placé au premier plan les questions alimentaires, certes pour l’approvisionnement mais aussi pour les questions d’obésité et de diabète. Voyez-vous une prise de conscience émerger en trame de fond ?

La prise de conscience a déjà eu lieu ! Les conséquences néfastes de la surnutrition sont connues, largement documentées et ne sont pour ainsi dire plus un sujet de débat. Même chose pour les solutions : depuis plusieurs dizaines d’années, médecins, nutritionnistes, psychologues, etc. travaillent la main dans la main pour proposer des solutions aux acteurs de l’agroalimentaire et aux pouvoirs publics. Le réel problème est plutôt la mise en place concrète et opérationnelle de mesures pour limiter la surconsommation de produits gras, sucrés, transformés ou hyper-transformés. Il n’est que de voir la levée de boucliers de certains industriels européens contre l’affichage – pourtant non-obligatoire – du Nutri-score sur les emballages pour comprendre que le chemin sera encore long. 

Ne soyons pas totalement naïfs. Si, à l’échelle mondiale, l’explosion de la prévalence de l’obésité et des maladies qui lui sont associées représente une catastrophe sanitaire indéniable, pour certains entrepreneurs, celle-ci constitue au contraire, de manière très cynique, de nouvelles opportunités commerciales. Dans une étude publiée en 2012, la banque d’investissement américaine Merrill Lynch remarquait ainsi la « très bonne santé » d’un marché de l’obésité estimé à plusieurs milliards de dollars. Cliniques privées spécialisées, médicaments, prothèses, produits cosmétiques amincissants, programmes de régime ou de remise en forme, compléments alimentaires, etc., les produits et les services qui se développent dans le sillon de cette pandémie ouvrent aussi un nouveau marché pour le moins prometteur.