Le destin d'Antonin Carême représente un modèle d'ascension par la gastronomie mais offre aussi un tableau de l'Europe du début du XIXe siècle.

Le pâtissier, puis chef, Antonin Carême a connu un destin exceptionnel. Par la pâtisserie et sa créativité, il s’est progressivement forgé une réputation dans la capitale française en travaillant pour Napoléon et ses proches. Sa renommée franchit les frontières puisqu’il servit le tsar Alexandre Ier et travailla en Angleterre. Son parcours a pour trame de fond l’Empire, la Restauration et les relations internationales d’une Europe bouleversée. Par la cuisine, il participa à la puissance française. L’historienne Marie-Pierre Rey livre dans son dernier ouvrage une biographie passionnante de cet homme au parcours atypique.

Le Thème 5 de Terminale traite du patrimoine et notamment de la place du repas gastronomique des Français. En tant que premier chef, Antonin Carême initie cette spécificité hexagonale.

Nonfiction.fr : Spécialiste de l’histoire russe, puis des relations entre Paris et Moscou, vous avez notamment publié sur les Russes en France ou encore une biographie d’Alexandre Ier. Comment avez-vous rencontré Antonin Carême et pourquoi avoir décidé d’y consacrer une biographie ?

Marie-Pierre Rey : C’est en travaillant à mon ouvrage 1814, un Tsar à Paris que j’ai pour la première fois croisé la route d’Antonin Carême.

Le 30 mars 1814, Alexandre Ier entre en vainqueur dans la capitale française. A cette date, Napoléon vaincu est sur le point d’abdiquer mais les Bourbons ne sont pas encore revenus à Paris. Il y a donc une vacance du pouvoir dont Talleyrand va profiter au moment même où les négociations sur le destin de la France vaincue s’engagent.  Le prince sait que le souverain russe, artisan majeur de la chute de Napoléon, y jouera un rôle clef. Il faut donc le mettre dans de bonnes dispositions.

Au motif que le Palais de l’Elysée est dangereux car peut-être miné, Talleyrand accueille Alexandre et ses généraux chez lui rue Saint-Florentin et durant deux semaines, (par la suite le tsar s’installera à l’Elysée où il demeurera jusqu’à la fin mai), il se dépense sans compter pour le séduire. Et pour ce faire, en particulier, il orchestre tous les soirs des dîners d’apparat, où autour d’une table étincelante, se conjuguent mots d’esprit brillants, vins enchanteurs et mets exquis.  Dans cette tâche, il a pu compter sur son personnel de cuisine habituel, mais plus encore sur Antonin Carême, jeune étoile montante de la gastronomie française qu’il connait bien : dès 1803-1804 en effet, ce dernier a commencé à concocter pour la table du ministère des Relations extérieures, des pièces montées monumentales dont les plus éblouissantes, de plus d’un mètre, peuvent requérir jusqu’à 72 heures de travail.  Au printemps 1814, lui-même conscient des enjeux du moment, l’artiste culinaire répond favorablement à la demande de Talleyrand. Son talent ainsi que l’énergie qu’il déploie à préparer des mets délicieux et inventifs feront merveille et ne seront pas pour rien dans les dispositions plutôt bienveillantes du premier traité de Paris de mai 1814. Ma curiosité piquée, j’ai voulu en savoir plus sur ce personnage hors norme. 

 

Si les archives sont peu nombreuses pour éclairer le parcours d’Antonin Carême, vous présentez de nombreuses sources imprimées du XVIe au XIXe siècle portant sur la gastronomie. Antonin Carême lui-même a publié de nombreux ouvrages, dont certains ont été traduits en anglais. Comment expliquez-vous cet intérêt ?

Pour mener à bien ma recherche sur Carême, j’ai pu m’appuyer sur quelques archives très intéressantes dont plusieurs documents d’état civil et des actes notariaux (parmi lesquels son contrat de mariage) et des sources retrouvées dans les archives personnelles de James de Rothschild et le fond Alexandre Ier, auxquels se sont ajoutés les brefs Souvenirs inédits de Carême qui furent édités après sa mort. Mais globalement de fait, les sources archivistiques sont peu nombreuses et pour prendre la mesure des innovations apportées par Carême en matière d’usages et de pratiques culinaires, elles sont insuffisantes. Il m’a donc fallu étudier en détail les différents ouvrages qu’il a publiés et dont plusieurs ont été traduits en plusieurs langues étrangères (anglais, russe...) et ont connu des rééditions régulières tout au long du XIXe siècle.  Le succès des livres de Carême et en particulier de son magistral Art de la Cuisine française au XIXe siècle, tient d’abord au fait que pour les 1500 recettes recensées, ont été indiqués de manière plus précise que dans tout autre ouvrage précédent ou contemporain, les quantités des ingrédients, les temps de cuisson et le déroulé précis des opérations à suivre. En outre, les ouvrages de Carême ne se bornent pas à délivrer des recettes. Ils constituent de véritables encyclopédies qui fourmillent d’anecdotes, de détails sur tel ou tel ingrédient, sur tel ou tel produit et l’art de bien le choisir. Enfin Carême rend également compte d’observations tirées de ses voyages : ainsi il s’émerveille des rôtissoires anglaises actionnées par une machine, déplore la manière dont la viande est saignée et découpée en Russie, admire en revanche la qualité des étals de poisson à Londres et à Vienne.  Toutes ces remarques ouvrent le lecteur sur d’autres horizons, le font voyager par l’imagination et singularise Carême par rapport à ses prédécesseurs comme à ses contemporains. D’où son succès.

 

De la jeunesse de Carême, nous ignorons presque tout. Abandonné à Paris par son père, en 1793, vous avez trouvé peu d’éléments sur sa jeunesse. À quel moment commence-t-il à travailler dans la pâtisserie ?

Né en juin 1783, prétendument abandonné par son père mais plus certainement placé par ce dernier à l’âge de dix-douze ans chez un aubergiste de la barrière du Maine, Carême y découvre les rudiments de la cuisine avant d’entrer quelques mois plus tard comme marmiton chez un boulanger de la rue Saint-Honoré. Là, il apprend à cuisiner des petits pains au lait ainsi qu’à lire et écrire. Vers 1800-1801, âgé de 17-18 ans, il entre chez Bailly, alors un des pâtissiers les plus en vue de Paris.

Engagé comme apprenti, Carême passe second tourier au bout de huit jours et premier tourier dès la fin de son premier mois de travail. Il révèle une grande maestria dans l’art de « tourer » la pâte, c’est-à-dire de la travailler sur une large table en hêtre, appelée « tour » et de la plier et de la replier plusieurs fois sur elle-même à l’aide d’un rouleau pour aboutir à un feuilletage d’une exquise légèreté. Cette maîtrise exceptionnelle devait par la suite conduire Carême à inventer le vol au vent d’une part et d’autre part « le millefeuille avec un feuilletage à douze tours. Chez Bailly, le jeune homme ne se fait pas seulement remarquer par ses capacités techniques ; il affirme très vite un sens aigu de l’esthétique et surtout de l’architecture qu’il découvre en fréquentant le cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale. Sa vie durant, Carême éprouvera toujours une passion pour l’architecture au point qu’il se dira « architecte par goût, par émulation, pâtissier par état et de profession ». Dès 1802-1803, ses croquembouches c’est-à-dire ses pièces montées aux agencements les plus savants, ses compositions de gros nougats et de meringues croquantes à base d’amandes, de sucre et de miel, donnent naissance à des colonnes et des temples grecs, des pagodes chinoises, des pyramides égyptiennes, qui émerveillent la clientèle et font bientôt sa notoriété. Il devient à la mode et repéré par l’intendant du prince de Talleyrand à partir de 1803, il se voit confier la confection de vertigineuses pièces montées qui ne tardent pas à apporter du lustre à la table du ministre des Relations extérieures.

 

S’il construit sa réputation à Paris par sa créativité et sa capacité de travail, il quitte la France sous Louis XVIII pour aller en Angleterre, puis en Russie alors que les propositions généreuses se multiplient depuis toute l’Europe. Pourquoi considère-t-on Antonin Carême comme Le premier des chefs ?

C’est le baron James de Rothschild son dernier employeur qui le premier usera du terme « chef » dans ses livres de comptes à partir de 1826.

Dix ans plus tôt, en 1816, Carême a été sollicité pour servir le régent d’Angleterre à Londres ; auparavant il avait travaillé pour Talleyrand au ministère des Affaires extérieures et rue Saint-Florentin, pour Joachim et Caroline Murat à Paris et à Naples, et pour le tsar Alexandre Ier durant les deux séjours que le souverain russe effectue dans la capitale française en 1814 puis en 1815. Par la suite, le tsar engagera Carême durant son séjour au congrès d’Aix la Chapelle à l’automne 1818 puis à Saint-Pétersbourg. Enfin par deux fois à Vienne, en 1819 et 1821, Carême sera recruté par l’ambassadeur britannique en poste dans la capitale autrichienne. Ces places successives finissent d’asseoir sa renommée internationale et contribuent à faire de lui le plus célèbre cuisinier d’Europe. Toutefois, malgré tout son talent, chez Talleyrand comme chez les Murat, Carême est resté un domestique. A contrario, chez les Rothschild, il était traité avec respect voire sympathie et, signe des temps, une certaine familiarité finira même par s’installer entre le baron et son chef de cuisine. Cette sympathie s’étendait aussi aux hôtes des Rothschild car après le repas dont il avait régalé la compagnie, Carême était souvent invité à rejoindre les invités au salon ; il y conversait alors avec eux, recueillait leurs impressions et leur ressenti, comme un chef restaurateur le ferait aujourd’hui avec ses clients ; de la sorte, les Rothschild ont  contribué à faire de leur cuisinier un personnage public, voire une célébrité et véritablement le premier « chef » de l’histoire de la gastronomie européenne.

 

La table est bien sûr le lieu central du livre, on observe d’ailleurs les différences de comportements entre Napoléon et Talleyrand lors des repas. Pourtant, au fil de l’ouvrage on appréhende le Directoire, l’Empire, la Restauration et aussi l’histoire diplomatique en Europe. De façon anachronique, peut-on dire que la gastronomie était déjà un outil géopolitique ?

Consul puis Empereur, Napoléon ne fut jamais féru de cuisine ; il mangeait à n’importe quelle heure, et toujours très vite. Il ne se souciait donc pas de faire bonne chère, mais a contrario, il fut très tôt convaincu que la table pouvait constituer un précieux instrument de pouvoir et d’influence et ce de deux manières : d’abord en tant qu’instrument destiné à célébrer par de grand-messes culinaires, la gloire du régime. Le sacre de l’Empereur, son mariage, la naissance du roi de Rome, les noces de son frère Jérôme ou telle ou telle victoire militaire, constituèrent autant d’occasions pour chanter la gloire de Napoléon et celle du régime au cours de grands banquets où l’on régalait le peuple de victuailles et de vin. Parmi ces opérations que l’on osera qualifier « de masse » tant le nombre des convives pouvait être élevé, on peut mentionner le banquet du 25 novembre 1807 qui, offert par la ville de Paris pour célébrer le retour dans la capitale de la garde impériale, réunira 10 000 soldats installés sous des tentes sur les Champs-Élysées.

Ensuite et plus encore, en tant qu’outil d’influence. Par une table raffinée destinée à des convives triés sur le volet, il s’agissait d’éblouir, de séduire pour mettre en confiance, promouvoir des fidélités, sceller des alliances, installer des liens de vassalité. Dès les débuts de son accession au pouvoir, Napoléon déclare à Cambacérès, prince archichancelier et à Talleyrand, ministre des Relations extérieures : « Ayez bonne table, dépensez plus que vos appointements, faites des dettes, je les paierai » ; et peu après, il somme Talleyrand d’acquérir un beau domaine, afin « que vous y receviez brillamment le corps diplomatique et les étrangers marquants, qu’on ait envie d’aller chez vous, et que d’y être prié soit une récompense pour les ambassadeurs des souverains dont je serai content ». Ce sera Valençay que Talleyrand achète en mai 1803 avec le soutien de l’Etat.  Dès l’année suivant, le ministre est en mesure d’y recevoir les ambassadeurs de Prusse et de Naples. Un an plus tard, il y accueille le prince Guillaume de Wurtemberg ; en 1806, c’est au tour du diplomate britannique Lord Lauderdale d’être reçu en Berry ; enfin, de mai 1808 à 1814, c’est dans cette « prison dorée », que Talleyrand hébergera le prince des Asturies. Gastronomie, diplomatie et géopolitique ont désormais partie liée.

 

Un critique anglais a écrit qu’Antonin Carême a réussi à conquérir l’Europe   . Comment parvient-il à ériger Paris en capitale européenne de la gastronomie ?

Pour Carême, la meilleure cuisine au monde, la cuisine « moderne », c’est celle qui, au terme d’un long processus amorcé au milieu du XVIIIème siècle et réaffirmé au lendemain de la Révolution française, a su, sous l’Empire, perfectionner certains savoir-faire hérités de l’Ancien Régime et en concevoir de nouveaux, guidée par le souci de l’harmonie des saveurs, de la justesse des assaisonnements qui doivent rester mesurés et du respect des ingrédients. Il écrit ainsi « La création des grandes maisons de l’Empire donna des jours d’or à notre art. On créa des choses parfaites. C’est seulement à ce moment que quelques maisons surent dépenser juste et assez. Les sauces devinrent plus veloutées, plus suaves ; les excellents potages et fonds pour braiser, furent adoptés. Les nouveautés les plus judicieuses parurent de toutes parts. »

Ce message, il eut à cœur de le marteler dans ses ouvrages qui connurent de grands tirages pour l’époque, et d’en faire la démonstration dans les différentes places qu’il occupa à l’étranger. Fervent patriote culinaire, il contribua ainsi à assurer un rayonnement international à la gastronomie française et à faire de Paris la capitale incontestée de cette dernière. Ce qui ne l’empêcha pas de se montrer ouvert au goût des autres : il est en effet, de tous les auteurs culinaires du XIXème siècle, celui qui dans ses ouvrages accorda la place la plus large aux recettes venues d’ailleurs, en particulier d’Italie.  

Enfin il a également participé, en contribuant à la diffusion d’expressions et de mots français passés tels quels en anglais ou en russe, à faire de la langue de Molière, la langue internationale de l’art culinaire.  Un autre de ses succès à n’en pas douter et un incontestable outil de « soft power » avant l’heure.