Des domestiques parfois extrêmement bien rémunérés et jouissant d’avantages annexes non négligeables sont-ils susceptibles de faire l’objet d’analyses en termes de domination ?

S’appuyant sur un nombre respectable d’entretiens auprès de personnels de maison et de leurs employeurs, mais encore sur de méritoires expériences d’observation participante, Servir les riches entend fournir un panorama de la condition de domestique œuvrant au sein des familles les plus aisées. On ne saurait que saluer les efforts induits par une telle enquête, qu’il s’agisse des habituelles difficultés d’accès à ces milieux sociaux ou de l’ampleur de la recherche de terrain.

Les domestiques aujourd’hui : un sujet de plus en plus étudié

Pour bonne part, cet ouvrage offre d’excellentes illustrations de thématiques ayant déjà été relativement traitées dans la littérature académique sur le sujet : les dimensions fonctionnelles et symboliques de la domesticité, sa visibilité ostentatoire ou sa quasi-invisibilisation, le rapport au corps, à l’espace partagé ou dédié, etc. L’auteure revient également, entre autres, sur la question des prénoms imposés, celle des caprices significatifs des maîtres(ses) et sur les problèmes liés à la division du travail, parfois très poussée.

Cela dit, son livre contient indéniablement des perspectives fort novatrices. Il en va ainsi des passages sur les perceptions croisées des membres de l’aristocratie, généralement habitués à être entourés de domestiques dès leur plus jeune âge, et de « nouveaux riches » qui appréhendent parfois comme une intrusion ce genre de compagnie pourtant indispensable à leur standing. D’où il découle des jugements assez révélateurs, précisément à travers l’image renvoyée par leur personnel respectif, vu soit comme « ringard », soit comme négligé.

De même, l’insistance d’Alizée Delpierre sur l’importance, pour les employés, de disposer de leur propre capital relationnel, ou ses notations sur les bénéfices qu’ils peuvent espérer tirer des conseils du maître de maison en matière de placements financiers sont dignes d’attention. L’auteure propose par ailleurs des descriptions d’interactions particulièrement éloquentes, par exemple sur la personnalisation du service et l’anticipation   , s’inscrivant pertinemment dans la lignée d’études à caractère ethnographique   .

Limites du prisme de la domination

La principale limite de cette enquête tient cependant à ce que son approche déductive vise dès le départ à étayer des thèses préconstituées. Elle se rattache à une tendance actuelle de travaux universitaires – celui-ci est tiré d’une thèse de doctorat – qui n’hésitent pas à arborer dans leur titre et tout au long du texte la formule « les riches », relevant pourtant davantage des représentations populaires ou du slogan militant que du concept scientifique.

Quand bien même certains des domestiques dont il est question ici gagnent 5.000 voire 10.000 € par mois, disposent de leur propre petit appartement, bénéficient régulièrement de primes et de cadeaux luxueux, l’auteure n’a de cesse de mettre en exergue des rapports de classe purs et durs, mais également des mécanismes structurels de domination liés au genre ou à la race. Le leitmotiv, constamment repris de l’introduction à la conclusion, est celui de la « cage dorée », de l’illusion que la participation à un univers des plus privilégiés contribuerait à vous grandir. L’enjeu principal du livre paraît être de déconstruire cette vision. Sachant que de surcroît, nombre de cas dramatiques, parfois sordides, sont mobilisés, il en résulte au final une lecture plutôt manichéenne de la condition de domestique dans les hautes sphères.

Une telle lecture est renforcée par la tendance, devenue courante dans la production sociologique actuelle mais qu’on peut tout de même interroger, à se mettre beaucoup en avant. Ainsi, Alizée Delpierre n’hésite pas à mentionner son malaise par rapport à ce quartier du VIIIe arrondissement de Paris où elle ne s’était jamais rendue, et elle juge utile de rendre compte de ses origines familiales, de son propre itinéraire, ou d’évoquer sa difficulté à trouver le sommeil après les révélations d’une journée d’enquête. À l’évidence, il s’agit par ce biais d’affirmer clairement dans quel camp elle se situe. Le recours à un style parfois familier   , guère appliqué, n’est d’ailleurs pas sans renforcer cette impression.

À la réflexion, le sort de plus d’un des domestiques dont les témoignages sont recueillis ici, disposant de rémunérations et d’à-côtés qui les rattachent objectivement aux classes supérieures, n’est pas tellement différent de ce qu’on peut savoir de celui de jeunes recrues des banques d’affaires ou des cabinets ministériels : corvéables à merci, ne comptant pas leurs heures, mais bénéficiant toutefois de revenus élevés et envisageant leur position comme un tremplin. Nul ne contestera que dans le contexte de leurs relations de travail, les rapports de pouvoir leur sont éminemment défavorables. Toutefois, il importe quand même d’aboutir à un constat nuancé, faisant la part des choses.

En lieu et place d’une bibliographie plutôt monolithique, l’ouvrage d’Alizée Delpierre aurait sûrement gagné à prendre en considération la littérature contemporaine mettant l’accent sur les métamorphoses de la domesticité et l’avènement de profils inédits : à commencer par celui de manager-coordinateur très diplômé, censé servir d’intermédiaire diligent vis-à-vis de multiples prestataires extérieurs dans le cadre de relations moins hiérarchisées   . D’autre part, il importe de signaler qu’il est des livres qui se placent vraiment du point de vue des employeuses, soulignant leur désarroi dans certaines situations ; ou le fait qu’elles y réfléchissent à deux fois avant de se séparer de domestiques occupant des poste clés, et qui ne sont pas si simples que cela à remplacer rapidement de manière satisfaisante   . Or, lorsque la sociologue leur donne la parole ici, c’est très rarement à leur avantage mais dans une optique de dénonciation.

Rempli de récits éclairants, ce livre ne sera donc pas inutile à qui découvrirait le sujet et il ne fait nul doute qu’il s’avérera de nature à renforcer les convictions de celles et ceux qui partagent l’optique manifestement très ancrée de l’auteure. Qui connaît relativement bien le domaine restera quelque peu sur sa faim.