Objet d'une approche souvent fantasmée, la civilisation égyptienne brille par ses connexions avec l'extérieur, les formes de son pouvoir et son lien au Nil.

Les monuments et les traces écrites ont longtemps réduit notre vision de l’Égypte pharaonique. Les dernières découvertes archéologiques révèlent une société plus complexe, fragmentée et plurielle. Si le pays a pu apparaître comme un espace insulaire, l’évolution sur trois millénaires montre que les échanges et les rivalités avec les puissances extérieures étaient nombreux. Battant en brèche toute idée préconçue, les égyptologues Damien Agut et Juan Carlos Moreno García ont signé en 2016 L’Égypte des pharaons dans la collection Mondes Anciens de Belin. A l’occasion de sa parution en format Poche, Juan Carlos Moreno García nous éclaire sur cette entité politique moins bien connue qu’il n’y paraît.

Dans le cadre de la spécialité HGGSP, l’Égypte pharaonique n’est pas abordée. Néanmoins, réfléchir aux sociétés de cette période permet d’aborder l’enjeu des sources, la question des mobilités ou encore le rapport des sociétés à leur environnement.

 

Nonfiction.fr : Vous ouvrez votre livre sur Cecil B. DeMille et l’historiographie du XIXe siècle, qui ont en commun d’avoir construit, ou consolidé, l’idée d’une civilisation égyptienne insulaire et essentielle, devenue mère des civilisations, avec une chronologie qui oublie la capacité d’action des acteurs hors de la sphère du pouvoir. Comment s’est construite cette image, bien éloignée des découvertes archéologiques ?

Juan Carlos Moreno García : Je pense que cette image obéit à deux considérations essentielles. D’une part, une idée très enracinée dans les préjugés historiographiques du XIXe siècle. D’après elle, il existait un lien qui menait des premiers berceaux de la civilisation, nés au Proche-Orient, jusqu’à l’Europe, alors le pouvoir dominant dans le monde. Il s’agissait d’une interprétation évolutionniste dont le fil conducteur était le concept d’« Etat ». On serait ainsi passés des Etats archaïques (et despotiques) « orientaux » au monde classique, de l’absolutisme aux systèmes représentatifs fondés sur la délibération politique et la notion de citoyenneté pour arriver, enfin, aux démocraties libérales et les Etats-nations occidentaux. De ce point de vue, l’Égypte était une bizarrerie, une civilisation née en Afrique, le continent considéré arriéré, incapable de produire des manifestations culturelles et politiques « élevées ». Par conséquent, les premiers égyptologues estimèrent que la civilisation pharaonique était une importation venue d’ailleurs, introduite en Afrique par la « race dynastique », blanche bien entendu, et que cette civilisation s’était épanouie en total isolement, sans aucune influence de ses voisins africains.

Quant à la deuxième considération, il ne faut pas oublier que l’Égypte est devenue au XIXe siècle le terrain privilégié des chasseurs d’antiquités. Des musées, des gouvernements, des antiquaires et des particuliers sont partis à la chasse au trésor, en rivalisant pour se procurer les objets les plus beaux, les plus prestigieux, les plus spectaculaires. Par conséquent, ils ont concentré leurs fouilles dans les sites les plus favorables pour se procurer ce type de butin, c’est-à-dire, des tombes décorées et des temples, en négligeant les centres urbains ou la culture matérielle plus modeste. Autrement dit, ils se sont tournés vers les monuments de l’élite égyptienne. Et même ici, ils n’ont pas hésité à détruire des objets considérés sans intérêt, voire laids, comme du mobilier courant ou des papyrus des époques byzantine et islamique, puisqu’ils ne transmettaient pas des valeurs de beauté et de prestige tant convoités. Isolement et élitisme ont introduit ainsi des distorsions énormes dans notre interprétation du passé pharaonique, dont les conséquences se font sentir encore aujourd’hui.

La collection Mondes Anciens se démarque, entre autres, par la qualité de ses illustrations. Les reliefs, statues, papyrus ou encore stèles ici présentés étonnent par la qualité de leur conservation. Comment ces sources ont-elles été préservées au fil des siècles ?

En réalité il s’agit d’un miracle puisque les destructions ont été énormes depuis l’Antiquité. Les papyrus administratifs, par exemple, étaient jetés à la poubelle ou recyclés quand les informations qu’ils contenaient n’étaient plus utiles, tandis que les textes religieux, une fois l’Égypte convertie au christianisme, n’avaient plus leur place dans une société qui, de surcroît, ne savait plus les lire. N’oublions pas non plus que les termites ont largement contribué aussi à « digérer » ces informations ! Quant aux monuments en matériaux durables, on sait que des temples et des tombes furent détruits depuis l’Antiquité pour se procurer facilement des matériaux de construction. Enfin, les sites urbains, les maisons, construits en briques crues, étaient très vulnérables à l’érosion et à la réutilisation des espaces où ils furent bâtis, alors que des objets élaborés en métal (statues, objets domestiques, armes) étaient régulièrement fondus et refondus au fils des années. En revanche, les conditions environnementales exceptionnelles de l’Égypte, notamment son climat sec, ont favorisé la conservation de matériaux fragiles qui auraient disparu depuis longtemps dans des conditions plus humides. On peut penser aux papyrus, mais aussi aux momies, sans oublier les couleurs stupéfiantes qui ornent encore des édifices et des statues vieux de plusieurs millénaires.

L’Égypte ancienne reste associée au nom de certains pharaons tels Chéops ou Ramsès II. Quelle a été la réalité du pouvoir pharaonique et comment se démarquait-il des autres formes de pouvoir ?

Encore une fois, la monumentalité a joué un rôle majeur dans l’interprétation du pouvoir pharaonique, au point que de grands rois bâtisseurs comme Chéops ou Ramsès II ont été systématiquement interprétés comme des souverains au pouvoir absolu. L’idée même de monarchie absolue reste toujours très vivante en égyptologie. Un autre élément a contribué à consolider cette image persistante. Un grand nombre de monuments privés contient de longues listes de titres portés par leurs titulaires qui, en général, appartenaient à l’élite égyptienne. Ces titres indiquent les fonctions qu’ils ont exercées, les départements administratifs dans lesquels ils ont travaillé ou les missions qu’ils ont accomplies. L’impression qui se dégage de cette documentation est celle d’une administration et d’une structure de pouvoir parfaitement organisée, avec des hiérarchies claires, des divisions de fonctions et de compétences bien définies. Bref, on peut tomber facilement dans l’illusion que l’Etat pharaonique était étrangement similaire aux Etats modernes.

Cependant, on sait à quel point cette image est trompeuse. Un dignitaire efficace, par exemple, pouvait se voir confier des missions qui n’avaient rien à voir avec son domaine principal de compétence, tandis que plusieurs départements administratifs pouvaient s’occuper de tâches très similaires. Dans d’autres cas, les jeux d’influences, les intrigues, la proximité du souverain, le soutien des factions et des réseaux de patronage étaient bien plus importants dans l’accumulation de pouvoir que toute compétence administrative. Et, bien sûr, des nobles locaux conservèrent toujours un grand pouvoir, surtout dans certaines régions comme la Moyenne-Égypte. Ils veillaient avec zèle à contrôler les assises de leur autorité et à les transmettre à leur descendance afin d’assurer la position privilégiée de leurs familles. Les rois étaient donc contraints de s’assurer la loyauté et le soutien de ces familles. La distribution d’honneurs et récompenses, des mariages sélectifs, des alliances étaient indispensables à cette fin. L’Égypte partageait donc de nombreuses caractéristiques avec ses voisins et l’absolutisme prétendu de ses souverains apparaît plus idéal que réel.

L’Égypte pharaonique a longtemps été déconnectée de l’Afrique, considérée comme un espace sans histoire, pour être rapprochée de l’Orient. Quels contacts ont noué les Égyptiens avec leurs voisins les plus proches ?

Les contacts ont été très étroits depuis la fin de la Préhistoire. Tout d’abord parce que les Égyptiens et les populations du nord du Soudan ont partagé un mode de vie pastoral ainsi que des traits culturels très similaires. Ensuite, parce que les échanges de produits divers ont favorisé les contacts entre les peuples de l’Afrique nord-orientale. Enfin, des mouvements de populations ont fait que des Nubiens et des peuples du désert ont parcouru la Vallée du Nil et se sont installés en Égypte alors que les Égyptiens ont essayé de contrôler, et ont parfois dominé, les peuples habitant au-delà de leurs frontières.

Cependant, avec l’apparition d’une monarchie unique vers 3100 avant notre ère, la culture pharaonique a marqué une différence très nette entre « eux », les étrangers, et « nous », les habitants de l’Égypte, de sorte que la guerre et la soumission étaient le lot réservé aux voisins africains des pharaons. Mais, au-delà de l’idéologie, les relations étaient beaucoup plus complexes, de sorte que l’influence politique de la Nubie sur l’Égypte est indéniable, surtout pendant certains périodes de l’histoire pharaonique. Les échanges commerciaux restèrent toujours très actifs et l’arrivée d’africains sur le sol égyptien a été une réalité constante, que ce soit des pasteurs, des guerriers, des marchands itinérants ou des esclaves.

Ce sont surtout les découvertes archéologiques et épigraphiques récentes qui contribuent à dresser un tableau plus équilibré. Quand on pense à Kerma et son architecture stupéfiante, sans parallèles connus, aux textes qui décrivent des attaques menées en Égypte par des populations arrivées depuis la Corne de l’Afrique, à la logistique extraordinaire déployée par les pharaons pour maintenir ouvertes des routes qui traversaient le Sahara oriental, on réalise à quel point ses voisins ont marqué le devenir historique de l’Égypte. L’idée d’une Égypte déconnectée de l’Afrique, où cette dernière serait dépourvue d’initiative politique, est tout simplement insoutenable aujourd’hui.

Vous expliquez que l’Égypte est un espace politique morcelé entre les Haute, Moyenne et Basse Égypte, entre lesquelles le Nil constitue un lien important. Quel rôle jouait ce fleuve dans le quotidien des Égyptiens mais aussi dans la construction de l'unité de cet espace ?

Placée dans l’un des environnements les plus arides de la planète, l’Égypte constitue une oasis très particulière. La longueur du Nil et le fait qu’il soit le seul fleuve qui traverse l’Afrique du Nord expliquent qu’il devienne une sorte d’autoroute naturelle qui faisait communiquer l’intérieur de l’Afrique nord-oriental et le monde méditerranéen. Seule l’introduction du dromadaire viendra altérer ce statut.

Dans cet espace, on trouve des régions très diverses, dont certaines exhibent une personnalité politique très marquée préservée au cours des millénaires, indépendamment du pouvoir politique en place, que ce soit une monarchie unique ou un archipel de pouvoirs régionaux plus ou moins autonomes. Construire une monarchie implique donc d'intégrer toutes ou une grande partie de ces régions, y compris la Basse Nubie. Des alliances, des pactes entre leurs élites, l’exploration de voies indépendantes, ont donné lieu à des expériences politiques très diverses, allant des empires (Nouvel Empire et Empire Kushite) à des monarchies, des confédérations de régions et des villes sous l’hégémonie d’un centre (Moyenne et Basse-Égypte pendant les périodes intermédiaires) à des monarchies régionales plus centralisées (Thèbes aux mêmes périodes). Dans tous les cas, la stabilité de la monarchie dépendait toujours de la capacité des pharaons à harmoniser ces intérêts divers sous un pouvoir unique, ce qui soulevait la nécessité d’innover sur les plans culturel et idéologique.

La première religion de salut du monde est ainsi née en Égypte, fondée sur des principes abstraits mais véhiculant de l’espoir (justice, survie à la mort), acceptable donc par tous au-delà des particularismes régionaux et capable également de survivre à l’effondrement du centre politique dominant. L’unité politique n’était qu’une option parmi d’autres, pas nécessairement l’horizon unique ou le plus souhaitable pour les régions qui constituaient l’Égypte et la Basse Nubie.

L’Égypte pharaonique est dominée par les Perses, lors de différentes phases entre les VIe et IIIe siècles. Le territoire devient alors une province dans un empire qui s’étend en Asie, en Europe et en Afrique. Quelles sont les conséquences de cette domination étrangère ?

À mon avis, elle a consolidé des trajectoires historiques de longue portée. D’abord, l’intégration définitive de l’Égypte dans l’espace eurasiatique. Pour la première fois dans l’histoire un pouvoir politique réussissait à intégrer une partie non négligeable de l’Eurasie et de l’Afrique du Nord-est, un espace immense qui a bénéficié de l’existence d’un pouvoir unique, de la paix, de la mise en place de infrastructures de communication. L’Égypte devint ainsi une région pivot dans la Méditerranée orientale, avec le Delta dans le rôle de centre économique du pays. La Haute-Égypte, en revanche, est réduite à la condition de périphérie.

Seulement la revitalisation du commerce à travers la mer Rouge, en direction de l’Inde, lui fera sortir de l’insignifiance politique et économique. Si le contrôle de la Nubie avait été essentiel pour l’Égypte dans les deux millénaires précédents, ce sont désormais les contacts avec l’Égée et le Proche-Orient qui deviennent l’enjeu stratégique central de l’Égypte. À une politique extérieure surtout extractive (obtention de l’or et de produits exotiques africains)  succède désormais une politique productive et commerciale, qui intègre définitivement le pays dans les circuits économiques « globales » du monde antique.

L’Égypte devient alors un grand exportateur de céréales et certaines de ses productions artisanales (verre, etc.) sont très appréciées. Les élites du pays, surtout celles du nord, semblent s’accommoder très bien de ce scénario et montrer un esprit pragmatique que les dominations macédonienne et romaine postérieures ne démentiront pas. Bien que les égyptologues préfèrent parfois évoquer un peuple résistant contre ses dominateurs étrangers, ce qui frappe, c’est surtout le pragmatisme de certaines élites, notamment du nord, pour s’adapter à des réalités qui ont fait leur fortune.