La romancière Cloé Korman enquête de manière sensible sur la disparition de ses trois petites-cousines et la survie de trois de leurs amies pendant la Seconde Guerre mondiale.

Depuis plusieurs années, partir à la recherche de proches disparus lors de la Shoah constitue un sujet littéraire fréquent. Si le succès des Disparus (2006) de l’essayiste américain Daniel Mendelsohn a donné une grande visibilité à cette thématique, l’œuvre de Myriam Anissimov est également jalonnée de plusieurs ouvrages consacrés aux circonstances de la déportation puis de l’extermination de son jeune oncle (Sa majesté la Mort [1999], Les Yeux bordés de reconnaissance [2017]). Récemment, 209 rue Saint-Maur, Paris Xe. Autobiographie d'un immeuble (2020) de Ruth Zylberman, à l’origine un documentaire, retraçait avec brio les destins des déportés d’une habitation parisienne.

Les Presque Sœurs de Cloé Korman, autrice notamment des Hommes-couleurs (2013) et de Tu ressembles à une juive (2020), s’inscrit dans une telle veine. Dans ce roman, elle enquête sur l’itinéraire qui a conduit à la mort trois cousines de son père, quand trois de leurs amies proches, les Kaminsky, ont survécu.

De Montargis à Beaune-la-Rolande

Tout commence par un souvenir raconté à ses deux filles par le père de Cloé Korman (qui fut l’un des avocats des parties civiles dans le procès de Klaus Barbie), selon lequel ses parents, réfugiés en Sussie, eurent pour projet (inabouti) d’adopter leurs trois nièces pour les sauver. Des décennies plus tard, la sœur de l’autrice, Esther Korman, retrouve Madeleine Kaminsky, dont les grandes sœurs furent les compagnes et les témoins des derniers mois des petites Korman déportées. Cloé Korman part alors sur les traces de ses petites-cousines et à la rencontre de ces survivantes. Son enquête commence à Montargis, dans le Loiret, où vivaient les deux familles, juives et originaires de Pologne, commerçantes de profession et aux fortunes inégales.

À la suite de la déportation de leurs parents en 1942, les Korman n’ont plus aucun lien avec eux ; les Kaminsky, elles, peuvent encore correspondre avec leur père, qui est interné dans un camp de travailleurs étrangers dans la Creuse. C’est sa survie qui permettra celle de ses filles. Cloé Korman nous emmène ensuite au camp de Beaune-la-Rolande, où les enfants sont recluses pendant six mois. Elle fait revivre par l’écriture le décor sinistre de leur enfermement, illuminé toutefois par la présence lumineuse de certaines codétenues : la médecin psychiatre et « amie des juifs » Adélaïde Hautval et l’autrice pour enfants Jeanne Montefiore.

Leur séjour est marqué par l’ennui et, surtout, par le triste spectacle des déportations successives d’enfants, le plus souvent déjà séparés de leurs parents et accompagnés d’adultes qu’ils ne connaissent pas pour faire croire que les familles partent ensemble. Cloé Korman s’efforce d’imaginer leur quotidien : « aucun de ceux qui sont conduits là-bas [dans les camps] ne porta par avance l’empreinte de sa mort — seuls les bourreaux les regardent ainsi. Si on veut se soustraire à ce regard, il faut essayer de garder en respect ce que l’on sait de la fin. Il faut essayer de donner à chaque journée des dimensions semblables si l’on veut laisser ces petites filles dans leur âge, dans l’aura de leur duvet d’enfants, et ne pas en faire des cadavres debout. »

Des foyers à l’UGIF à la libération ou à la mort

En décembre 1942, les six filles sont libérées du camp, la police française prenant toutefois le soin de signaler leur existence aux autorités allemandes. Commence alors le début de la fin de leur histoire au sein des centres parisiens gérés par l’Union générale des Israélites de France (UGIF), qui accueillent des enfants juifs, le plus souvent déjà orphelins. Ces centres sont souvent d’anciens lieux de vie des juifs français et le sont parfois redevenus après la Seconde Guerre mondiale. Cloé Korman se fonde en particulier sur les souvenirs d’Andrée, l’une des trois filles Kaminsky, ainsi que sur la maigre correspondance de Mireille Korman, pour raconter la vie dans ces centres — qu’Andrée aura la chance de fuir grâce à son père.

Au début de l’été 1943, les « presque sœurs » sont séparées définitivement. Les filles Kaminsky arrivent à s’évader après plusieurs tentatives et à rejoindre leur père. Les Korman n’ont pas cette chance et sont victimes des dernières déportations menées avec acharnement par le nazi Alois Brunner, dans les centres de l’UGIF, alors que la libération de Paris semble imminente.

Dès les premières pages, le lecteur est saisi par le récit poignant de Cloé Korman, à l’écriture sobre et adaptée. Tout au long du roman, elle fait part de ses hypothèses et questionnements sur ces destins parallèles, n’hésitant pas à s’interroger sur ce qu’auraient pu être ses propres réactions de jeune mère face à de tels événements. Les Presque Sœurs rend un hommage sensible à ces disparues tout comme à la force de vivre des rescapées, à l’image d’Andrée.