Entre littérature, biographie et enquête, Myriam Anissimov évoque son dernier livre consacré à sa mère, ainsi que son œuvre marquée du sceau de l’Histoire.

Dans son dernier livre « Oublie-moi cinq minutes ! », l’écrivain et biographe Myriam Anissimov raconte l’histoire de sa relation avec sa mère, Bella. Une histoire inséparable de l’Histoire, marquée d'abord par l'émigration depuis la Pologne, la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, puis par la dévotion au communisme stalinien et la vie dans la France des Trente Glorieuses. C’est également un récit plus universel qui relate une sorte de pugilat entre une mère et une fille, entre attentes (déçues) et désirs (inassouvis) de reconnaissance maternelle. Myriam Anissimov écrit : « pour Maman, aimer signifiait une empoignade perpétuelle, dont je sortirais perpétuellement vaincue. » Mais ce livre est aussi un récit pour garder sa mère « vivante », malgré la disparition : « Maintenant j’écris pour la retrouver parce qu’elle ne reviendra plus jamais ».

Dans l’entretien qui suit, Myriam Anissimov revient sur son dernier livre et plus largement sur son œuvre littéraire qui coexiste avec son travail de biographe de Primo Levi, Romain Gary, Vassili Grossmann et, dernièrement, Daniel Barenboïm.

 

Nonfiction : Votre mère apparaît dans plusieurs de vos livres, de Sa majesté la Mort, où vous retournez sur les traces de son lieu d’internement en Suisse et sur les circonstances de votre naissance, jusqu’à Jours nocturnes, où vous abordez votre relation conflictuelle avec votre mère. Pourquoi ce besoin de lui en consacrer un nouveau ?

Myriam Anissimov : Tout d’abord, je remarque que de la Promesse de l’aube de Gary au Livre de ma mère d’Albert Cohen, en passant par Proust et les livres autobiographiques de Thomas Bernhard, je ne fais que modestement suivre un grand thème d’inspiration littéraire, celui de la filiation. Sans vouloir me comparer à Proust, vous auriez pu lui demander pourquoi il a passé sa vie à mettre sa mère au centre de son œuvre pendant trois milles pages. Quand on lui a demandé quelle était sa plus grande crainte, Proust a répondu : « être séparé de Maman ». Il en va de même pour moi.

Quand j’ai été brutalement séparée d’elle à l’âge de six mois, lorsque je suis tombée malade dans le camp où nous étions internées, tout s’est joué entre elle et moi, dans ce moment terrible. Maman se sentait coupable que je sois tombée malade à une époque où les antibiotiques n’étaient pas encore arrivés en Europe pour traiter les maladies infectieuses. J’étais donc condamnée ; aujourd’hui encore, les médecins se demandent comment j’ai survécu. Je suis restée un an à l’hôpital avec Soeur Blanche Sterki, qui m’a sauvé la vie par son amour et les soins qu’elle m’a prodigués jour et nuit. C’est avec elle que j’ai appris à parler. Puis, tout aussi brutalement, j’ai été séparée de cette toute jeune femme qui incarnait sûrement pour moi une mère, puisque j’avais un an et demi quand je suis sortie guérie de l’hôpital, grâce aux sulfamides qu’avaient apportés les Américains. Je me suis alors retrouvée auprès de Maman, que je ne connaissais pas. Elle avait vingt ans quand elle est venue me chercher. A ce propos, elle m’a dit un jour cette phrase extraordinaire : « J’ai eu l’impression d’avoir kidnappé un enfant. »

Mon père était interné dans un camp de travail suisse car, non seulement les Suisses ne payaient pas pour l’entretien des Juifs, mais ils en accueillaient très peu (au total 20 000), livrant ainsi ceux qu’ils refoulaient aux Allemands. Mon père est tombé malade, en travaillant dans les montagnes, à abattre des arbres. Lorsque je suis allée en Suisse des décennies plus tard, j’ai visité tous les camps que ma mère m’avait marqués sur une carte. Une fermière m’a dit qu’elle voulait bien me montrer « la route des Juifs », qu’ils avaient construite dans la forêt !

Votre livre est aussi lié à la disparition de votre mère. Est-ce une façon de faire votre deuil ?

Est-ce que cela existe, le deuil ? Pas pour moi, en tout cas. C’est justement l’incapacité de le faire, plutôt que le contraire, qui m’a conduite à écrire ce livre. Tout reste présent dans ma mémoire sur un mode horizontal. Tout ce que j’ai raconté – que j’aie quinze ans, ou six mois – je dis bien, tout est aussi présent avec la même intensité ; j’ai une mémoire du détail extraordinaire, photographique, tout est toujours là. La chronologie n’est apparue qu’en écrivant. Il n’y a pas de deuil pour moi ; c’est peut-être une maladie ? Une fois le livre terminé, rien n’avait changé par rapport au moment où je l’avais commencé.

Votre livre, comme pour les précédents, s’il aborde votre histoire personnelle, est aussi inévitablement marqué par l’Histoire « avec sa grande hache », pour reprendre l’expression de Georges Perec. C’est une constante dans votre travail.

Ce n’est pas idéologique. Je suis née là-dedans. Si j’étais Giono, née dans les Alpes de Haute-Provence – avec une nature superbe, des vergers, des moutons, etc. – je décrirais des fermes provençales. J’ai vécu parmi les Juifs de Pologne – les survivants – dans la pauvreté, au moins la première partie de ma vie. Avec des gens qui avaient traversé des épreuves grandioses. Je ne pouvais pas ne pas le raconter. Mais je suis un écrivain qui écrit en français et, comme Perec, j’évoque un univers qui n’appartient pas tout à fait la culture française. C’est un métissage, un apport. J’ai rencontré Perec pour le premier article que je n’ai pas écrit. Je venais de lire W ou le souvenir d’enfance, ce très beau livre. J’avais demandé à Perec de m’accorder un entretien. Il m’avait donné rendez-vous au bar du Pont-Royal, qui se trouvait au sous-sol. Je suis arrivée très intimidée. Et pendant deux heures, je l’ai écouté me raconter l’écriture de W qui était celle de sa psychothérapie, lorsqu’il était adolescent. J’étais bouleversée, et comme je n’avais ni magnétophone, ni cahier de notes, j’ai été incapable d’écrire l’article que je voulais lui consacrer. De fait, je me sentais trop petite en face de lui.

Dans Sa majesté la Mort, vous allez sur les traces de vos parents…

En fait, sur celles de mon oncle Samuel, le frère aîné de ma mère. J’ai été marquée par un petit tableau qu’il y avait chez mon grand-père qui représentait seulement un violon et un archet – mon oncle était violoniste – et ma mère m’avait raconté plusieurs fois l’histoire de sa disparition dans le néant de la Shoah. Puis, je suis allée sur ses traces dans les Pyrénées, où il était assigné à résidence, après avoir été libéré, j’ignore comment, du camp de Saint-Cyprien. J’ai retrouvé, là-bas, deux personnes qui l’avaient connu. Je n’en ai pas su plus, et j’ai écrit Sa majesté la Mort. Puis, vingt ans plus tard, j’ai vu l’extraordinaire film Le fils de Saül de Laszio Nemes, qui m’a terrassée. Lorsque je suis sortie du cinéma, je suis rentré chez moi dans un état que je n’avais jamais connu auparavant. J’avais été aspirée, comme dans un trou noir, par ce qu’on appelle en yiddish le khurban, l’anéantissement. A six heures du matin, j’ai écrit une fois encore aux Bundesarchiv, à Arolsen, pour leur demander si une trace avait été retrouvée de mon oncle Samuel. On m’avait déjà répondu par le passé qu’on n’avait rien trouvé. Cette fois-ci, une quinzaine de jours plus tard, j’ai reçu un courriel. Tout d’abord, je ne l’ai même pas regardé, car je me doutais de leur réponse. Puis, j’ai vu qu’il y avait un document attaché. J’ai découvert alors le segment manquant. Mon oncle avait été arrêté à la frontière en tentant de passer en Espagne. Il s’était fait arrêter par la Guardia Civil qui l’avait livré à la Gestapo. Il avait ensuite été interné au camp de Miranda de Ebro. Je me suis dit qu’il me fallait à nouveau raconter son histoire. Notons au passage, qu’on m’a demandé de payer « les frais » des recherches destinées à m’informer que mon oncle avait été assassiné !

C’est ce que vous racontez dans les Yeux bordés de reconnaissance

L’histoire de la Shoah n’est jamais finie… A partir de ce document, j’ai fait des recherches complémentaires. Mon oncle a été transféré, depuis l’Espagne, au camp de la Gestapo de Brauweiller, puis déporté au camp de transit d’Izbica, un très ancien sthetl. En France, rien n’existait au sujet de ce camp ; même les spécialistes que j’ai contactés ne connaissaient pas son existence. Intriguée, j’ai écrit aux archives de la Gestapo à Cologne, du fait de la proximité de la ville avec le camp. Deux jeunes historiens allemands ont fait leur thèse sur le sujet, incluant un album de photographies et des plans. Le camp existait déjà sous la République de Weimar ; c’était une prison atroce, comportant une guillotine, où des délinquants et des malades mentaux étaient internés. Le bâtiment principal, un ancien couvent, comportait cinq étages de cellules. Je suppose que mon oncle y a été torturé. Les Juifs qui y transitaient étaient acheminés à Izbica, puis déportés, dès que les chambres à gaz ont commencé de fonctionner à Belzec et à Sobibor. Je me suis souvenue qu’à la fin du post-générique du film de Claude Lanzmann, Sobibor, il y avait la chronologie de tous les convois arrivés dans le camp. J’ai trouvé celui de mon oncle, en les confrontant à la date de son arrivé, que je connaissais. Je ne sais pas s’il est resté une heure en vie à Sobibor, ou s’il a été intégré pendant quelques temps dans un Kommando de travail, ou s’il a fait partie des jeunes Juifs qui ont participé à la révolte du camp du 14 octobre 1943. Le fait est qu’il a été assassiné puisqu’il n’est pas revenu. Il avait dix-huit ans.

Au fil de votre œuvre, le romanesque semble s’éclipser pour laisser une part de plus en plus importante à l’autobiographie. Etes-vous passée du roman à l’autobiographie ?

Pas du tout, je n’ai pas d’imagination – au sens où on l’entend habituellement. Je pense que sous sa forme classique, le roman est en train de disparaître. On ne peut plus, on ne sait plus écrire comme Balzac, Flaubert, ou Stendhal. J’ai fait de la littérature avec le matériau fourni par ma vie.

Toutefois, à vos débuts, vous donniez des pseudonymes à vos proches. Dans La Soie et les Cendres, on reconnaît par exemple le chef d’orchestre Sergiu Celibidache puis, dans Les Yeux bordés de reconnaissance, vous le nommez directement.

Mon mari qui avait été son élève, le voyait encore à cette époque. Je me suis permis d’écrire plus librement sur lui, après sa mort. Dans Jours nocturnes, j’aurais pu citer le nom de Leonard Cohen, mais je ne l’ai pas fait parce que je craignais que l’on pense que je tirais une petite vanité de ma vie amoureuse. Après coup, cela n’a pas grande importance. Proust a brossé le portrait de gens très connus dans la Recherche ; il leur a donné d’autres noms. Il a d’ailleurs écrit, je cite de mémoire : « Un livre est un grand cimetière où le nom sur les tombes des morts est effacé. »

Finalement, vous êtes l’héroïne de la plupart de vos livres, tout comme vos proches. Comment ces derniers ont-ils pu réagir à votre œuvre ?

Parfois très mal. Pourquoi ai-je appelé ce livre « Oublie-moi cinq minutes ! » ? Parce que ma mère aurait vraiment préféré que je l’oublie beaucoup plus que cinq minutes ! Elle a d’ailleurs jeté un de mes livres par la fenêtre, tant elle était furieuse. Elle se faisait une autre conception de l’existence que moi, et surtout, elle pensait qu’elle était une très bonne mère et, finalement, malgré nos bagarres épiques, je le lui concède. J’ai aussi fait des portraits de certaines de mes cousines qui n’appréciaient pas tellement mon humour. D’une manière générale, je ne pense pas qu’aucune personne aime se retrouver dans un roman. Ce n’est pas propre à mon cas. C’est plus simple quand cinquante ans ont passé, et que tout le monde est mort et oublié. Ce n’est pas important ; ce qui m’intéresse est d’arriver à faire de la littérature.

D’un livre à l’autre, vous gardez toujours un pseudonyme pour votre mari. C’est un personnage récurrent.

Grâce à mon mari qui est chef d’orchestre, la musique a bouleversé mon existence. Après mon livre Le Marida, je pensais que je n’écrirais plus de roman. J’étais arrivée au bout de ce que j’étais capable de faire, et très insatisfaite. La rencontre avec mon mari, Gérard Wilgowicz, et avec Celibidache a été un coup de tonnerre. J’ai assisté aux cours de phénoménologie de la musique qui m’ont vraiment ouvert les yeux sur la création, dont j’avais une idée très étriquée. Entre la musique elle-même et ce que Celibidache expliquait de la création, j’ai vécu une illumination. Je suis vraiment devenue un écrivain à partir de ce moment-là. Disons que ce qui a précédé constituait des travaux préparatoires. Je n’imaginais pas à quel point la musique était existentielle pour moi. J’ai fait une autre découverte majeure sur la façon de gérer un matériau intime : la lecture de l’œuvre de Thomas Bernhard. Un écrivain génial, à l’humour noir et ravageur. Il avait un sens inné de la musique dans le discours. Il n’a jamais écrit sur autre chose que sur sa propre vie. Il y a bien sûr des variations, des transpositions, mais toute sa série autobiographique est un chef-d’œuvre. J’ai relu de nombreuses fois son livre Un Enfant. Disons qu’avec la musique et la découverte de Thomas Bernard, j’ai trouvé la liberté.

Il y a une autre figure très importante dans votre livre, c’est votre père, qui incarne la culture yiddish (« Ma langue maternelle est avant tout ma "langue paternelle". » écrivez-vous). Il revient dans quasiment tous vos livres.

C’est bien possible. Je rectifie ce que j’ai dit tout à l’heure, au sujet de ma mère. Il y a quand même une possibilité de deuil. Quand elle est morte, ma mère était extrêmement âgée, elle arrivait au terme de son existence. Elle a vécu un temps raisonnable, alors que mon père est mort très jeune, d’une façon brutale dans un accident de voiture. Pour l’enfant que j’étais, ce fut la terre qui s’ouvrait sous mes pieds. Je suis tombée dans un trou noir pendant près de quinze ans. Ce traumatisme a failli me coûter la vie à plusieurs reprises. La perte de cet univers, de ma culture, de ma représentation du monde, et du premier homme aimé, a foudroyé ma vie. Puis, brutalement – c’est ce que je raconte dans mon nouveau livre – j’ai été confrontée à quelque chose de totalement étranger lorsque ma mère a rencontré son nouveau compagnon. Un très brave garçon.

C’est la France des Trente glorieuses…

La France franchouillarde. Ce monsieur, qui est devenu quasiment mon beau-père, a lu Le Marida dans lequel j’ai raconté sur le mode loufoque son entrée fracassante dans notre vie. Je pensais qu’il en serait très fâché, car je l’ai vraiment dépeint avec beaucoup de réalisme comique. Il m’a dit : « Je suis exactement comme ça ! » Il n’était pas contrarié du tout ; il était fier.

Vous m’avez dit un jour que vous écriviez toujours le même livre, mais un peu différemment chaque fois, ce qui fait écho à la musique, comme autant de variations sur un même thème. Comment choisissez-vous ?

Je ne choisis pas ; je suis choisie. Picasso disait : « Je ne cherche pas, je trouve. » Quelque chose m’avait frappé pendant les répétitions de Celibidache : il éduquait les musiciens très ignorants, frustres, qui n’avaient fréquenté que le conservatoire. Il essayait de les éveiller, de les faire accéder à ce qu’ils étaient en train de réaliser, la plupart du temps sans le savoir : l’avènement de la musique, son expérience libératrice. Je me rappelle aussi cette répétition à Zurich, durant laquelle il expliquait aux musiciens ce qui était thématique, et ce qui ne l’était pas dans l’œuvre qu’ils travaillaient : L’Ouverture du ballet Roméo et Juliette de Prokofiev. Il disait lors de ses cours de phénoménologie que l’artiste ne doit pas penser pendant l’acte créateur. Ce qui me fait penser à ce que Mozart avait répondu à un commanditaire qui lui demandait comment il composait : « C’est très simple, avait-il répondu (je cite de mémoire). Je vais me promener dans les bois autour de Vienne. J’écoute et j’entends des airs qui viennent à moi. Je me les remémore. Et, ensuite, j’en fait un bon pâté. » Je me suis rendu compte que la littérature suit le même processus intellectuel, avec un autre matériau. Evidemment, j’aurais préféré être compositeur… J’ai peut-être plus appris sur la littérature en assistant à des répétitions de concerts qu’en lisant des livres. Sauf Thomas Bernhard, et aussi Joseph Brodsky et Ossip Mandelstam, dont la pensée, le sens de l’image sont fulgurants.

Comment articulez-vous votre œuvre littéraire et celle de biographe ?

J’avais beaucoup de mal à gagner ma vie avec mes livres. Un jour, la romancière Clarisse Nicoïski, nouvelle éditrice d’une collection chez Lattès, m’a proposé de publier un roman. Or, je venais de signer avec un autre éditeur. Elle m’a alors suggéré un essai, ce dont je ne me sentais incapable. Puis elle m’a tannée pour que j’écrive une biographie. Elle était convaincue que je ferais cela de façon formidable. Je l’ai rencontrée avec le directeur, chez Lattès, et tous deux m’ont fait miroiter un à-valoir sur mes droits. Je leur ai proposé d’écrire la vie et l’œuvre des frères Israël et Bashevis Singer. Le patron m’a répondu que je voulais mettre la maison en faillite… Le carnet de chèque était sur la table. J’ai prononcé le nom de Primo Levi dont je venais de lire La Trève, un livre magnifique. Ils ont aussitôt accepté, et je me suis trouvée au pied du mur, baptisée biographe, tout en n’ayant jamais lu une seule biographie ! Je me suis dit que si je me mettais à en lire, j’étais fichue, et que j’y serais encore dans vingt ans. En outre, je ne connaissais personne qui avait rencontré Primo Levi. Mais j’avais une amie, merveilleuse libraire à la librairie Gallimard, qui avait mis un de mes livres en vitrine. C’était Mariette Job, la nièce et l’éditrice du Journal d’Hélène Berr. Son grand-père et Jean Samuel, l’ami de Primo Levi, s’étaient trouvés dans la même baraque du camp d’Auschwitz III que Primo Levi.

J’appelle Jean Samuel de sa part. Nous convenons d’un entretien à Strasbourg où il habitait, curieusement, le 24 décembre au soir. Il devait venir me chercher, mais j’arrive dans un aéroport désert. C’était la veille de Noël, et tout était fermé. Pas même un taxi. J’ai fini par arriver à Strasbourg en compagnie de trois autres personnes grâce à un chauffeur de bus qui rentrait au dépôt. Jean Samuel m’avait donc posé un lapin. Le lendemain, je sonne chez lui. Stupéfait, il m’invite néanmoins à déjeuner. Il m’explique alors qu’il a appelé Lucia, la veuve de Primo Levi, et qu’elle est hostile à tout projet de biographie, et qu’en outre, elle ne peut m’accorder sa confiance, ni lui d’ailleurs, parce que je ne suis pas professeur. Je me suis incrustée chez Samuel. Je suis restée quatre jours chez lui, et bien sûr, il m’a parlé bien que je ne fusse pas professeur ! Il m’a montré un bon documentaire réalisé par une Anglaise. J’ai commencé comme cela, car le générique mentionnait le tout premier cercle des amis de Levi. J’ai consacré deux ans et demi à rassembler tout ce que je trouvais de factuel et de savant. J’ai rencontré beaucoup de gens à Turin, à Milan, à Rome. Tout le monde me disait qu’il y avait deux autres biographes qui avaient commencé de travailler sur Primo Levi, et que je n’y arriverais jamais : « Ils parlent italien, ils vivent à Turin, ils travaillent pour de grandes maisons d’édition… » J’étais vraiment Cosette. Et c’est justement à cause de cette situation si difficile que je travaillais de manière acharnée. Après avoir réuni le matériel, j’ai rédigé le livre en deux ans. Si bien que ma biographie est sortie six ans avant les leurs !

C’est comme cela que vous êtes devenue biographe et que vous vous êtes prise au jeu ?

Non, ce sont les éditeurs. Chez Lattès, on m’avait dit qu’on en vendrait au mieux deux mille exemplaires, que je leur avais coûté trop cher… Les deux mille exemplaires sont partis en trois jours. Le livre a été présenté à la Foire de Francfort, où les droits de traduction ont été cédés. Les éditeurs me proposaient donc d’écrire une nouvelle biographie. J’ai choisi Romain Gary, car je l’avais bien connu, et que le matériau me paraissait familier.

Et pour Vassili Grossman ?

C’est également une proposition éditoriale car ma biographie de Gary avait eu encore plus de succès que celle de Levi. René de Ceccatty, qui est un merveilleux éditeur, s’est battu pour faire accepter le projet au Seuil, et pour que j’obtienne une Mission Stendhal, afin de financer les recherches. Le Mémorial de la Shoah m’a aussi apporté une aide. Cela m’a permis de voyager en Russie, en Ukraine et Allemagne. Je n’avais pas une grande culture russe, mais j’ai bénéficié de l’aide précieuse d’un professeur de russe, Françoise Navailh, qui avait analysé de façon perspicace les fausses sources russes dans l’œuvre de Gary. Elle a été mon mentor et a réalisé un travail gigantesque, notamment en traduisant des montagnes de textes inédits en français. Nous sommes allées ensemble en Allemagne, en Russie et en Ukraine. Nous avons rencontré les proches de Grossman : sa fille et Fedor Guber, son fils adoptif. Il m’a confié des documents inédits, notamment une abondante correspondance entre son père et sa mère. Mais il a refusé de me laisser lire les lettres de Grossman à sa maîtresse, la poétesse Ekaterina Zabolotskaïa. J’ai également fait une découverte majeure dans les archives de la ville de Berditchev, dans un bâtiment stalinien bancal trônant au milieu d’un terrain vague. Il s’agit du compte rendu du procès de l’oncle maternel de Grossman (l’arrestation, les interrogatoires, le verdict), qui l’avait élevé comme son fils, et qui fut fusillé par la tcheka, au terme d’un procès à huis clos pendant les grandes purges des années 1936-38. Les circonstances de l’acquisition et de la négociation pour fixer le prix de ces 30 pages ont été rocambolesques. C’était tout à fait du Gogol.

Pour en revenir à votre dernier livre, il est dédié à la mémoire d'Hector Bianciotti. Pourquoi ?

Comme René de Ceccatty, Hector Bianciotti était un homme généreux, d’une grande finesse et de grande culture. Il m’a à plusieurs fois offert son aide, sans que je la sollicite, sans attendre quoi que ce soit en échange. Il faisait spontanément preuve de cette « petite bonté toute simple » dont parle Vassili Grossman. Ainsi, une fois que je n’avais pas de perspective de voir un de mes romans publié, je l’ai rencontré fort déprimée boulevard Saint-Germain par hasard. Très délicatement, il m’a demandé ce qui me rendait si triste. M’ayant écoutée, il m’a aussitôt offert de me publier chez Gallimard. Je lui ai montré les premières ébauches de La Soie et les cendres. Il m’a donné des conseils subtils qui m’ont permis de surmonter un blocage. Puis, quelques mois plus tard, un éditeur m’a proposé une avance sur droits très importante. Je suis allée voir Hector, et lui ai demandé ce que je devais faire. Il m’a dit, ainsi qu’il l’avait écrit dans un de ses romans, qu’il avait dû se prostituer à Madrid, lorsqu’il a fui l’Argentine pour s’acheter un sandwich, que je devais courir signer ce contrat.

Et ce ne fut pas la seule fois où tout à fait fortuitement, il m’est venu en aide. Lorsque je collaborais au Nouvel Observateur, Pierre Ajame m’avait envoyée interviewer William Styron dont le roman Le Choix de Sophie, venait de paraître en France. Nous avions rendez-vous à l’Hôtel Bristol, après le déjeuner.

Je l’attends longtemps, et soudain, je le vois apparaître, asse ivre, et visiblement soutenu d’un côté par Carlos Fuentes et de l’autre par Hector Bianciotti. Ce dernier me murmure à l’oreille : « Il n’est pas encore assez ivre pour vous donner son interview. Faites-lui boire de la bière. » Et Hector me donne le nom de la marque préférée de l’écrivain. Puis, se ravisant, il me dit encore : « Vous avez de l’argent ? » Je n’en avais pas. Il a sorti une petite liasse de billets et me les a fourrés dans la main en me souhaitant bonne chance. Il savait de quoi il parlait. Interviewer Styron n’était pas une sinécure. Mais cela est une autre histoire.

Un dernier point, je déplore qu’après une grande messe mondaine pour les funérailles de Bianciotti, on n’ait pas fait poser une plaque de marbre sur sa pauvre sépulture.