Dans un récit autobiographique, Myriam Anissimov revient sur deux rencontres et une absence qui ont marqué sa vie, avec en toile de fond, la tragédie de la Seconde Guerre mondiale.

C’est après avoir vu Le Fils de Saül, un film qui raconte l’entreprise désespérée d’un membre d’un Sonderkommando cherchant à donner une sépulture digne à un adolescent qui venait d’être gazé dans un camp, que Myriam Anissimov a décidé d’écrire Les yeux bordés de reconnaissance. L’écrivain, biographe de Primo Levi, Romain Gary, Vassili Grossman et dernièrement Daniel Barenboïm, offre avec ce livre, primé par l’Académie française, un récit autobiographique où elle revient sur les préoccupations qui n’ont jamais quitté sa vie – la Seconde Guerre mondiale, la Shoah –, mais aussi sur deux rencontres et une absence marquantes.

 

Trois portraits

Avant de devenir un jour sa biographe, Myriam Anissimov a d’abord rencontré Romain Gary au détour d’une émission de télévision où ils étaient tous deux invités : la première comme jeune auteur, le second comme écrivain consacré. Elle livre le récit de leur relation entre amitié, séduction et admiration. Ce faisant, elle donne un aperçu de la vie – son appartement, ses habitudes – de l’auteur de La Promesse de l’aube dans les années 1970, alors que ce dernier « se prétendait incompris, ce qui n’était pas faux. […] Et cette incompréhension, cette solitude, cette amertume lui donnaient une formidable énergie. » En témoignent l’aventure Emile Ajar qui aura lieu cette même décennie, ou encore de beaux romans comme Les Cerfs-volants. Myriam Anissimov rappelle également le douloureux passé du Compagnon de la Libération dont la famille, restée à l’Est, fut anéantie lors de la Shoah.

Le second portrait est celui du chef d’orchestre roumain Sergiu Celibidache, rencontré grâce au musicien Emmanuel Moskowicz qu’elle fréquente alors. Le tableau qu’elle brosse de ce musicien, considéré comme l’un des plus grands chefs d’orchestre du XXe siècle et par ailleurs philosophe de la musique – inspiré par la phénoménologie de Husserl –, est marqué par le passage de ce dernier en Allemagne en plein Troisième Reich, où il exerça sans arrière-pensée : « Sergiu Celibidache est resté et il savait. De toute la guerre, il n’a pas quitté Berlin. »

Enfin, le dernier protagoniste du récit n’est pas célèbre et n’a pas eu la chance de vivre sa vie d’adulte, puisqu’il s’agit de l’oncle de Myriam Anissimov, Samuel, disparu en 1940. Pendant de nombreuses années, elle écrit aux archives allemandes afin de retrouver sa trace, sans réponse. C’est après une ultime relance, suscitée par son visionnage du Fils de Saül, qu’elle finit par recevoir des informations inespérées sur Samuel. D’abord interné au camp de Saint-Cyprien par la police de Vichy, il est ensuite assigné à résidence par cette même police. Il arrive néanmoins à s’enfuir en franchissant la frontière espagnole, dans le but de rejoindre l’Armée rouge. Emprisonné dans le camp de Miranda de Ebro, construit par la Gestapo, il est livré aux nazis par le régime de Franco. En Allemagne, il est d’abord transféré au camp méconnu de Brauweiller à Cologne, tenu par la Gestapo. De là, Samuel est déporté au ghetto de transit d'Izbica, puis gazé à Sobibor qui venait juste d'inaugurer ses chambres à gaz. Il avait seulement dix-sept ans.

 

L’ombre portée de la Seconde Guerre mondiale

Au-delà des souvenirs personnels, le récit de Myriam Anissimov est bien sûr assombri par la tragédie de la Seconde Guerre mondiale et de l’extermination des Juifs. Les trois portraits recoupent les rôles endossés à l’époque par les contemporains du conflit, parfois malgré eux. Gary le résistant, Celibidache l’indifférent (« Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles » pour reprendre la formule de Max Frich) et Samuel la victime. Les bourreaux nazis reviennent sans cesse au fil du récit, notamment les responsables de camps d’extermination.

Myriam Anissimov émaille donc son récit personnel d’une contextualisation poussée, nourrie par la longue fréquentation des travaux et œuvres sur la période, afin de peindre le décor tragique de ces trois destins, entre petite et grande histoire. Elle trouve ainsi le moyen de faire le lien entre ces différents récits et époques, à l’image de la symbolique veste folklorique de la Forêt noire, portée aussi bien par Martin Heidegger, Sergiu Celibidache et, étonnement, Thomas Bernhard, en dépit de la virulence qu’avait ce dernier à dénoncer le nazisme résiduel et non repenti des Allemands et Autrichiens de l’après-guerre. La dernière partie du livre, qui s’efforce de reconstituer et d’imaginer les derniers moments de la vie d’un oncle mort dans sa jeunesse, est à la fois la plus éprouvante et la plus poignante.

Myriam Anissimov a beau être née en Suisse, dans un camp de réfugiés juifs, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle est restée prisonnière de la mémoire de cette tragédie. « Mais cette horreur ne me quittait jamais complètement. Elle était là, comme la basse continue de mon existence. […] Je ne pensais qu’à ça, au lieu de vivre. » Dans cette impossibilité à dépasser l’événement, il y a aussi une fidélité à son père : « N’oublie pas [lui dit-il]. J’ai promis, ma vie est foutue. »

La colère de Myriam Anissimov est intacte, comme lorsqu’elle réagit aux frais demandés par les archives allemandes après la communication d’informations sur l’assassinat de son oncle. Cette rage transparaît à de nombreuses reprises, malgré l’humour noir dont elle fait aussi preuve. « Je n’écris pas sur le bien. J’écris sur la cruauté crue, parce que la seule réponse que j’aie jamais obtenue était cruelle et crue. Je ne suis pas une Juive moderne, qui a tiré un trait sur tout cela et l’a fait entrer dans l’Histoire. Je suis une ancienne Juive polonaise qui ne saurait se déposséder de son passé. »