Lorsque les fouilles archéologiques sont conduites de manière particulièrement minutieuse, elles permettent de restituer les gestes des rites anciens.
« Un manifeste pour une archéologie du détail (…) recentrée sur le terrain et l’humain » : s’il est une phrase qui résume à merveille l’ouvrage de William van Andringa, c’est bien cette jolie formule qu’a l’auteur dans sa conclusion. C’est à la restitution des séquences de gestes qui ont pu mener à la disposition actuelle des vestiges archéologiques sur divers secteurs du site de Pompéi que nous invite ce travail, avec toutes les incertitudes qui entourent nécessairement cet objectif ambitieux - celui de reconstituer des actes évanouis à partir de leurs maigres traces matérielles.
L’approche est originale, rarement menée avec autant de systématisme, de précision millimétrée et de pédagogie dans l’exposition de la méthodologie de la recherche. Le tout est illustré non seulement de la documentation archéologique technique, mais également de petites bandes dessinées réalisées pour l’occasion. Une véritable bonne idée pour redonner chair et vie aux actions concrètes ainsi reconstituées par la fouille et les rendre accessibles à tout lecteur.
Les gestes s’envolent, les vestiges restent
C’est ainsi à divers types de gestes plus ou moins infimes, plus ou moins lourds de sens que se consacrent les études de cas composant chaque chapitre de l’ouvrage . Ainsi, le deuxième chapitre présente la manière dont un habitant de Pompéi a géré, ou fait gérer, la chute de la foudre sur une partie de sa villa, un incident qui appelle normalement la réalisation d’un rite spécifique afin d’en conjurer les mauvais augures. La fouille fine permet de restituer la séquence gestuelle suivie, du ramassage minutieux de chaque fragment de tuile et de mur foudroyé jusqu’à leur dépôt délicat, en plusieurs étapes, sur une couche de cendre pure, avant d’être recouvertes par un petit monticule et coiffées d’une inscription indiquant « FULGUR », « la foudre ».
Le travail d’interprétation post-fouille, quant à lui, permet d’interroger le degré de standardisation de ces rites, notamment dans un contexte local, à quelque distance de Rome où sont concentrées les autorités religieuses. William van Andringa montre que les livres étrusques discutant ce rituel ne fixent que certaines modalités générales, qui semblent avoir été suivies par les acteurs pompéiens – par exemple, le monticule renfermant l’ensemble des dégâts de la foudre ne doit pas se trouver sur un lieu de passage ni même à un emplacement où quiconque risquerait de poser les yeux sur lui. En revanche, d’autres modalités pratiques restent tout à fait ouvertes, au point que les autres exemples d’« enterrement de la foudre » connus dans le monde romain, en Italie du Nord ou en Slovénie, sont extrêmement différentes, constituées dans ce cas de coffres en pierre enterrés.
La question de la variabilité se trouve donc au cœur de l’ouvrage, dans la mesure où l’étude des gestes occasionne un balancement constant entre habitudes générales d’un côté, adaptations ou variations individuelles de l’autre. Le chapitre 5 l’illustre particulièrement bien : la plupart des tombes font en effet montre de rites cohérents lors des funérailles et/ou de commémorations ultérieures du défunt. A chaque fois, l’officiant brise une lampe à huile et verse du parfum sur les os consumés. Mais au-delà de cette règle générale, les pratiques varient largement : poser la lampe à proximité immédiate du bûcher funéraire ou à quelque distance, briser les petites fioles à parfum après usage ou les glisser dans l’urne cinéraire, voire les disposer dans un arrangement spécifique, comme ces flacons précautionneusement déposés tête-bêche, une mise en scène répétée sur deux tombes différentes qui pourrait même faire référence à une habitude familiale. Comme le résume William van Andringa : « on distingue (…) une grande variété de dépôts et d’actions (…) qui ne sont toutefois que le prolongement de quelques gestes simples et strictement récurrents » .
Si, dans ce cas, de telles variations ne sont guère signifiantes en-dehors de leur caractère individuel, les pratiques d’aménagement des tombes et de gestion de l’espace funéraire étudiées dans le chapitre 6 sont en revanche lourdes de sens, et définissent des stratégies mémorielles extrêmement intéressantes. Si l’étude des sols, y compris ceux déposés après l’arrêt des activités funéraires, permet de déterminer à quel moment a lieu l’oubli et l’abandon d’une sépulture, elle a aussi la capacité d’identifier des modifications de leur disposition et de leur mise en scène dans l’espace qui paraissent volontaires : tel est le cas du déplacement de la tombe d’un jeune adulte anonyme pour aménager une place de choix à l’enfant prématurément décédé de l’affranchi Phileros. Enterré de façon privilégiée auprès de l’ancienne maîtresse de la famille, cet enfant né libre devait, à défaut de pouvoir perpétrer la lignée nouvellement créée, en rappeler la respectabilité et la fortune nouvellement acquises par la générosité de leur patronne.
Des objets aux structures aux actes individuels, la « dissection du sol »
Dans une précédente chronique, nous avions retracé succinctement le passage, au cours du XXe siècle, d’une archéologie que l’on pourrait dire « centrée sur les objets » (de préférence rares, précieux, brillants et si possible pouvant être relié de près ou de loin à un personnage célèbre) à une archéologie « centrée sur la terre », sur les structures et les contextes. Depuis, dans une forme de réconciliation entre les deux approches, l’archéologue peut également chercher à reconstituer les circonstances précises de dépôt ayant mené un objet à se retrouver dans telle position, et dans tel état, en d’autres termes « recherch[er] l’intimité gestuelle avant les monuments ou les structures » , et ainsi atteindre à l’un des éléments les plus élusifs dans l’étude du passé : l’événement, l’action, le comportement individuels.
C’est dans son chapitre introductif – juste ce qu’il faut de lyrique – que William van Andringa détaille la méthodologie, les ambitions interprétatives et les indices concrets qui permettent cette « archéologie du geste ». En choisissant de pratiquer une fouille extrêmement minutieuse, par passes de deux centimètres d’épaisseur, et en enregistrant la position précise de chaque fragment d’artefact, il s’inspire directement des habitudes de la fouille paléolithique, tributaire du moindre indice si elle souhaite restituer les occupations de cette époque extrêmement lointaine.
Contrairement aux idées reçues, l’attention à la taphonomie (c’est-à-dire les processus naturels et anthropiques intervenus lors de l’enfouissement des éléments archéologiques) est cruciale même dans ce contexte. En effet, le problème du « prémisse de Pompéi » – c’est-à-dire l’impression erronée que les objets archéologiques seraient retrouvés sur leur lieu d’usage exact sans déformation – se pose… jusqu’à Pompéi elle-même. Ce qui a été enfoui et préservé dans l’instant T de l’éruption, c’est le tout dernier état de la vie de la ville, et tout est alors resté en place, jusqu’aux fragments d’un vase brisé. Mais les couches plus anciennes, elles, ont bien subi piétinements et phénomènes métérologiques, remaniements et déplacements involontaires. C’est pourquoi William van Andringa insiste pour que, dans l’étude de chaque sépulture, « la terre de comblement ne [soit] pas traitée comme un tout (…) mais en respectant si possible les phases de remplissage de la cavité » afin d’identifier des rebouchages, des micro-infiltrations témoignant de phases d’inactivité entrecoupant les actes rituels, des réouvertures, etc. On pourrait seulement regretter que l’esquisse de distinction typologique entre des gestes purement « techniques », d’autres « constitutifs ou performatifs (lorsqu’ils sont impliqués dans la finalité de l’action » et « rituels » (p. 29) ne soit pas vraiment élaborée plus avant ou convoquée à nouveau dans le reste de l’ouvrage.
Le résultat est un exposé très pédagogue, digne d’un véritable manuel d’archéologie, tant il est rare qu’on détaille ainsi les protocoles mis en œuvre – précieux pour l’amateur autant que pour l’étudiant, et un modèle pour toute publication archéologique. De même lorsque l’auteur rappelle que les nouvelles technologies constituent certes des outils à l’origine de gains précieux dans la qualité et la rapidité de la documentation produite, mais qu’elles ne sauraient constituer une finalité en soi et se substituer à une réflexion interprétative poussée. C’est bien la prise en compte de chaque détail, en tentant de démêler ce qui relève de l’intentionnel, de l’accidentel et du taphonomique, et la sollicitation de nombreux spécialistes complémentaires (des os humains, des restes végétaux, des os animaux…) tous nourris par les données de contexte qui fait la pratique archéologique, et non les techniques qu’elle utilise, qui n’en sont que le moyen, non le résultat.
En cela, l’approche décrite par William van Andringa prolonge et systématise des analyses qui ont pu être développées ailleurs quoique de manière moins approfondie (comme, exemple parmi des centaines d’autres, cette tombe au Soudan dont la voûte, menaçant de s’effondrer, a été consolidée ad hoc par les fragments réutilisés d’une table d’offrande plus ancienne et brisée) .
De la terre et des textes : une mise en regard
Un autre aspect très instructif de l’ouvrage, dans sa méthode comme dans son résultat, réside dans sa capacité à mettre intelligemment en regard les sources écrites et les observations archéologiques. Au-delà d’une certaine tradition de distinction disciplinaire qui perdure parfois, c’est de cette confrontation des divers types de sources disponibles qu’émergent certaines des observations historiques les plus intéressantes.
Ainsi, certains usages sont corroborés par les textes latins, puisque Varron affirme qu’« on entourait les bûchers de cyprès afin que l’odeur désagréable de la combustion n’incommodât pas » et que des cônes de cette essence ont en effet été retrouvés sur les aires de combustion funéraire. D’autres permettent d’éclairer certains aspects que les restes matériels ne peuvent évidemment conserver, ajoutant de la chair et de la vie à la scène des funérailles dépeinte par les sources archéologiques, comme ce passage lyrique de Tibulle qui nous rappelle que l’invocation des mânes et la prière orale sont à jamais perdus – mais aussi que le reste, qu’il s’agisse de la collecte des ossements dans un tissu fin après le bûcher funèbre ou la libation de vin et de parfums, trouve bien sa traduction concrète dans les vestiges trouvés par l’archéologue. Dans le cas du tertre rituel d’« enfouissement de la foudre » évoqué plus haut, ce sont également les textes qui permettent de démontrer que son éloignement des espaces de circulation de la maison est bien intentionnel, puisque les textes disent bien qu’il « ne doit ni être regardé ni piétiné » .
Parfois, ce sont au contraire des écarts significatifs entre le normatif et la pratique effective que pointe la comparaison. Ainsi, même si de nombreux textes, dont les écrits de Cicéron, rapportent que le repas funéraire est un temps fort du rite et du deuil, la « réalité du terrain » pompéienne ne permet pas un tel constat, soit qu’il s’agisse d’une différence locale avec les usages en vigueur à Rome, soit que les témoignages textuels ressortissent plutôt à un idéal normatif qu’à un récit de la réalité. Tandis que la littérature décrit un ou plusieurs sacrifices animaux effectués spécialement pour le banquet funéraire, aucun indice archéologique de telles pratiques n’est identifiable à Pompéi où l’on semble simplement apporter de petites portions déjà préparées, prélevées dans le garde-manger de la maison, « ce qui expliquerait la surreprésentation des éléments de la tête et des pieds du cochon, qui étaient préparés en salaison » .
Les images représentent un autre type de source complémentaire, dont la confrontation et la comparaison avec les sources archéologiques est tout à fait instructive. C’est l’objet du chapitre 4, dans lequel l’auteur argue que « l’image ne guide pas l’action – en cela, elle n’est pas un catéchisme – mais elle invite à l’action (…) tout en fournissant le cadre normatif indispensable à l’accomplissement du rite » . En d’autres termes, les célèbres peintures de Pompéi, et notamment celles qui représentent le culte domestique des dieux Lares, n’obligent pas la pratique à se conformer à une séquence de gestes bien spécifique, mais elles contribuent à construire la notion collective de ce qui est approprié dans le cadre de tel ou tel rite.
Devant des réflexions si stimulantes sur le lien entre action représentée dans l’image et action réelle (avec tout ce que cela implique de codification d’une part, de topisation de l’autre) ainsi qu’entre norme théorique et pratique individuelle du rite, on aurait été intéressé de voir la manière dont pouvaient être intégrées à ces études de cas concrètes, les réflexions d’autres auteurs. Par exemple celles de Tonio Hölscher sur la manière dont les attitudes des statues influencent la perception des postures et des gestes des corps réels, ou celles de Catherine Bell qui, dans un ouvrage de 1992 devenu classique (Ritual Theory, Ritual practice), définit le rituel non pas tant comme ce qui se répète ou doit être joué toujours à l’identique, mais comme tout ce qui est ressenti comme approprié dans tel cadre donné ou en réponse à tel événement.
Conclusion : Qu’est-ce qui fait le rituel ?
C’est de fait ce vers quoi paraissent converger les diverses études de cas de l’ouvrage : plus qu’une éventuelle norme édictée à Rome ou dans les livres, il semble que le consensus de la société latine sur les éléments nécessaires aux rites (domestiques ou funéraires) ne va guère au-delà d’un lot de quelques principes généraux, comme l’ordre général de la séquence bûcher – inhumation de l’urne – libations, ou le fait que l’usage de parfums est un élément capital.
En-dehors de ces instructions de base, cependant, la règle semble être à l’improvisation avec une grande part de liberté personnelle, qu’il s’agisse d’éléments signifiants (habitudes familiales qui, en étant reproduites, renforcent le sentiment d’appartenance au groupe) ou de choix réalisés « sur le tas », en fonction des circonstances et du degré de connaissance des rites affiché par le protagoniste.
Comme souvent dans les travaux archéologiques actuels, inspirés par la microhistoire, l’enjeu est à la fois de parvenir à monter en généralité au-delà de l’anecdote minuscule, et de profiter de la diversité des formes particulières prises par les gestes rituels pour pointer leur variabilité et identifier des enjeux individuels. Pari tenu dans cet ouvrage stimulant et rigoureux, qui, cerise sur le gâteau, peut s’enorgueillir d’une écriture ciselée et d’un très beau sens de la formule.