Chaque artefact ancien a pu faire l’objet d’utilisations multiples et opportunistes en fonction de ses contextes d’usage. Autant de défis pour la « fabrique de l’interprétation » en archéologie.

Depuis que l’archéologie, à la fin du XIXe siècle, s’est détachée d’une phase où sa pratique était avant tout celle d’une « chasse aux trésors », l’étude du contexte des artefacts, et non plus seulement des artefacts eux-mêmes, est devenue l’un des enjeux principaux de la discipline. La question de leur interprétation, de leur degré de distorsion et donc de la possibilité pour l’archéologue de remonter la chaîne des causalités jusqu’à reconstituer l’usage culturel des objets et des espaces, a fait l’objet de débats importants dès les années 1950. Il s’agissait de dénoncer ce que Lewis Binford a appelé le « prémisse de Pompéi », c’est-à-dire la tendance à confondre contexte de découverte et contexte d’usage, comme si un objet était toujours abandonné exactement sur place, figé dans l’endroit précis où il avait pu être employé. Une telle vision, bien sûr, négligerait tout à la fois les phénomènes taphonomiques (altérations pendant la période d’enfouissement), les réoccupations ou perturbations postérieures d’un site, les circonstances exactes de l’abandon ou de la destruction, mais aussi la grande variabilité des types de contexte que l’archéologue peut retrouver.

En effet, retrouver un objet archéologique – un couteau en silex, par exemple – dans une décharge domestique plutôt que dans une cuisine ou un abattoir, « là où est sa place », a parfois été considéré, dans une quête « de Pompéi » poussée à l’extrême, comme une déformation, empêchant l’archéologue d’accéder à la vérité de l’usage de l’objet. Au contraire, les études récentes se sont faites l’avocat d’une vision dans laquelle il n’existe pas un unique contexte de l’objet, mais une multitude, selon que l’on cherche à reconstituer son utilisation, son stockage, la façon dont on se débarrasse des déchets et des objets inutilisables… voire sa réutilisation inventive dans un but très différent de celui pour lequel il avait originellement été créé ! Loin de nous éloigner d’un contexte originel supposé, ceux-ci nous donnent accès au système culturel de l’objet dans son ensemble, et à tout l’éventail des usages qu’il suscite.

C’est de ce constat de multiplicité des contextes primaires et secondaires de l’objet que l’imposant ouvrage collectif dirigé par Pascale Ballet, Séverine Lemaître et Isabelle Bertrand – toutes trois spécialistes de l’archéologie du monde méditerranéen et gaulois antique – entend tirer les leçons. D’emblée, le titre et l’introduction invoquent la nécessité d’allers-retours interprétatifs incessants entre mobiliers archéologiques et contextes. Certes, les objets retrouvés dans un espace servent en général à en caractériser la fonction ; mais l’inverse est tout aussi vrai : « Dans bien des cas, le contexte archéologique des objets […] éclaire les fonctionnalités des artefacts et conduit à s’interroger sur la permanence d’une utilisation et d’une éventuelle reconversion ou transformation »   . C’est la morale de l’article d’ouverture, rédigé par l’anthropologue Pascal Bouchery, qui analyse un exemple de « transfert fonctionnel » dépourvu des lacunes propres aux sources archéologiques : des objets de culte tibétains devenus, entre les mains de populations non-bouddhistes, parures et monnaies d’échanges, et ainsi totalement détournés de leur usage rituel premier.

 

Des mobiliers pour identifier le contexte

Malgré l’objectif avoué de dépasser l’identification du contexte par les objets pour examiner la relation inverse, la majorité des contributions de l’ouvrage se concentre plutôt sur cet aspect de la relation entre mobiliers et contexte. Il s’agit alors d’études archéologiques plus classiques, produisant des typologies des activités présentes sur le site à partir des artefacts qui y ont été retrouvés. Elles restent néanmoins bienvenues, car plusieurs ont à cœur de mettre à l’honneur la polyvalence des espaces, leur réaffectation au cours du temps et les pratiques d’appropriation par leurs usagers.

Ainsi Pascale Ballet, Sylvie Marchand et Grégory Marouard (chap. 2) s’interrogent-ils sur la délimitation entre espace public et espaces privés dans les rues de sites urbains d’époque gréco-romaine, dont une venelle se retrouve transformée en annexe de cuisine par les maisons attenantes, tandis qu’une cour domestique, d’abord espace artisanal, devient plus tard enclos à bétail. La décharge du temple voisin a également pu être ponctuellement utilisée de façon opportuniste par les laïcs pour y déverser leurs propres déchets. Ici, mobiliers et architecture concourent à identifier non pas la, mais bien les fonctions des espaces, particulièrement mouvantes en contexte urbain.

Lorsque la destruction des structures piège des ensembles mobiliers cohérents, comme dans le cas de l’effondrement sur place d’étages d’habitation, on se rapproche du « prémisse de Pompéi ». Le nombre et la variété des objets retrouvés y sont bien plus élevés que dans des contextes abandonnés, et les risques de « contamination » extérieurs minimisés. On peut alors, comme Annette Peignard-Giros et Jane Johnson (chap. 5) ou Benjamin Clément et son équipe (chap. 7), reconstituer la division spatiale de l’étage et ainsi étudier les fonctions qui lui sont allouées par comparaison avec le rez-de-chaussée.

Parfois, le contexte est énigmatique et ne trouve pas de parallèle évident ; les mobiliers peuvent alors contribuer à l’éclairer. C’est le cas de souterrains bretons connus pour l’Age du Fer, à proximité d’habitats mais sans destination évidente, pour lesquels Anne-Françoise Cherel et son équipe (chap. 9) proposent une fonction de cave à affiner et de réfrigération naturelle, puisque des analyses chimiques y ont révélé des traces de fromage. Tout aussi spectaculaire est le site lacustre de Conjux en Savoie, dont l’étude minutieuse de Sébastien Nieloud-Muller (chap. 19) montre qu’il n’est pas du tout lié, comme on pourrait s’y attendre a priori, à une exploitation batelière ou de pêcherie. Comme le suggèrent les mobiliers présentant des traces de destructions rituelles typiques des sanctuaires gallo-romains, il a en fait été aménagé en bois sacré artificiel.

 

L’archéologue a-t-il accès à la « biographie des objets » ?

Ces objets du quotidien devenus offrandes font justement l’objet d’un grand nombre de contributions, tant les manipulations rituelles destinées à les rendre inutilisables et donc à les extraire de leur fonction première permettent d’accéder à une « autre vie » de l’objet. Il s’agit d’abord d’artefacts métalliques, principalement d’armes (Gérard Bataille, chap. 12) mais aussi de céramiques, comme le montre Lola Trin-Lacombe (chap. 20) à partir d’un ensemble de vases volontairement déposés à l’envers, brisés en deux, mutilés (découpe du fond, du bord, perforations) mais aussi parfois empilés en ensembles de formes identiques, en particulier assiettes et coupes.

L’on rejoint ici une idée déjà mise en avant par la sociologie et l’anthropologie, dont l’archéologie s’est récemment saisie, celle de la « biographie des objets », à même de mettre en lumière des usages non figés : comportements singuliers, originalités, usages polyvalents, « bricolages » et « braconnages ». Ceci est particulièrement visible dans le cas des tessons, qui, bien après avoir cessé d’être des contenants céramiques fonctionnels, peuvent être remployés à diverses fins : Clément Bellamy (chap. 33) identifie ainsi un témoin de cuisson, de possibles « enclumes » présentant des traces de martelage, d’autres réutilisés en couverture de four ou encore comme lissoir de potier.

En fonction des modalités d’utilisation et de dépôt, un même objet peut ainsi acquérir des fonctions et des valeurs totalement différentes. C’est particulièrement le cas des mobiliers importés ou des productions « exotiques », telles qu’on les trouve dans cet atelier de tradition grecque installé par des artisans émigrés à Incoronata en Italie, et dont la production s’effectue en parallèle d’une continuité de la production indigène, tout en trahissant des influences mutuelles (Clément Bellamy, chap. 33). Un exemple similaire est fourni par les objets romains, ou imités de productions romaines, en contexte quotidien gaulois (Clémentine Barbau, chap. 39).

A cet égard, l’étude de cas la plus instructive est certainement celle de David Djaoui et son équipe (chap. 27), qui proposent une réflexion approfondie sur l’origine et les modalités de dépôt d’objets retrouvés dans le port antique d’Arles. En se demandant ce qui conduit des artefacts à se retrouver au fond du fleuve, cette contribution constitue un excellent exemple de la façon dont le contexte peut éclairer les mobiliers découverts. Elle évoque autant la possibilité que certains objets aient été entraînés par des crues violentes ; l’existence de vases « passés par pertes et profits », arrivés à destination ébréchés et donc jetés avant d’être vendus (ils ne montrent du reste aucune trace d’usage) ; des manutentionnaires maladroits ayant fait tomber une caisse ; d’éventuels dépôts rituels dans le fleuve ; les rejets des déchets des bateaux balancés par-dessus bord ; ou encore celui des détritus du quartier des docks lui-même. L’origine multiple de ces assemblages accumulés dans le Rhône amène également à remettre en cause le terme de « céramiques d’importation » : lorsque ces poteries de tradition étrangère sont grossières ou à pure fonction culinaire, et ne se retrouvent nulle part dans l’arrière-pays, il faut alors considérer qu’il s’agit non pas d’importations exotiques mais bien de la « vaisselle de bord des marins ».

 

Tout ce qu’on devrait trouver… et qu’on ne retrouve pas

Enfin, plusieurs contributions portent sur l’identification fonctionnelle de contextes dont sont pourtant absents les mobiliers qui en seraient les plus caractéristiques. Certains objets, bien que définitoires de certaines pratiques, ne font que transiter par le lieu où ils sont utilisés, et en conséquence ne restent pas normalement sur place après son abandon. De cela résulte, pour l’archéologue, un frustrant constat d’absence de ce qu’il attendait précisément le plus, auquel peuvent cependant pallier l’analyse fine de l’organisation de l’espace d’une part, et l’étude des sources textuelles et iconographiques d’autre part.

Ainsi, Bérangère Redon et Guy Lecuyot (chap. 23) déplorent la rareté du mobilier dans les fouilles des bains égyptiens d’époque gréco-romaine : « Cela s’explique par le fait que les clients apportaient certains ustensiles qu’ils employaient pour leur propre usage et qui n’étaient pas entreposés dans les bains : cosmétiques, huiles et parfums, tissus […] par ailleurs […] tous les éléments mobiles étaient récupérables, comme les chaudières et les tuyaux, les statues »   . En mobilisant la documentation papyrologique et la littérature grecque et latine, ils parviennent cependant à reconstituer le mobilier qui y transitait.

Le même constat caractérise les espaces commerciaux et de redistribution des marchandises – par défaut, celles-ci, surtout quand elles sont précieuses, ne sont pas laissées sur place et brillent donc par leur absence –, ainsi que les espaces artisanaux. Pour les ateliers de potiers par exemple, seuls les fours sont bien reconnus archéologiquement à la différence des emplacements de tours par exemple, trop ténus. Line Pastor (chap. 34) met aussi en garde sur les indices traditionnels de présence d’ateliers : concentration de vases identiques, présence de rebuts de production ou de produits non finis. Elle rappelle la nécessité de combiner les critères, car « seuls, des vases déformés prouvent uniquement qu’ils ont subi une forte chaleur, sans pour autant que l’on puisse dire si celle-ci s’est produite lors de leur cuisson ou lors d’un incendie » tandis que « seule, l’homogénéité du lot pourrait signifier que l’on est en présence d’une boutique » et que « les découvertes isolées de (…) moules (…) ne peuvent pas non plus servir d’argument valable » car ces objets ont largement été échangés et vendus, même dans l’Antiquité   .

Quant aux matériaux plus périssables, ils laissent des traces plus évanescentes encore, qu’il s’agit de savoir repérer et exploiter : petit amas de pesons de métier à tisser comme tout vestige d’artisanat textile, ou forte concentration d’éléments squelettiques pauvres en viande mais souvent piégés dans les peaux dépecées (phalanges), comme indice d’une activité de tannerie, relevée par Tony Silvino et ses collègues (chap. 31).

 

Epilogue : la fabrique de l’interprétation en archéologie

Cet ouvrage formé de contributions variées propose de nombreuses pistes de réflexion sur la notion de contexte et sur la nécessité d’en considérer la multiplicité plutôt que de s’accrocher à la chimère d’un contexte « originel » qui seul expliquerait la fonction des artefacts. A cet égard, on regrettera simplement que les contributions soient classées en fonction du type de contexte considéré (« habitat », « cultuel », « public » etc.), quand l’intérêt principal de la plupart des articles réside justement dans le refus d’une catégorisation simpliste. Au-delà d’une mine d’études de cas et de réflexions méthodologiques sur l’identification des contextes et des fonctions pour l’archéologue, cet ouvrage dévoile aussi à l’amateur éclairé les coulisses de la « fabrique de l’interprétation », dans toute sa complexité et son caractère hypothétique, alors qu’elle est rarement explicitée dans les expositions ou les ouvrages grand public.