Deux ouvrages récents sur les images en Grèce ancienne et en Egypte pharaonique nous invitent à repenser notre rapport au réel et à ce qu’une image peut et doit faire.

L’étude de l’ensemble des produits culturels, et en particulier des textes et des images, bénéficie d’un intérêt de plus en plus marqué depuis une trentaine d’années pour les conditions de leur réception et de leur appréciation. On s'intéresse désormais à leur « consommation », si l’on veut, dans les divers contextes où ils peuvent être lus ou regardés - mais aussi utilisés, si leur support assume une fonction pratique.

Parmi les ouvrages récents s’inscrivant dans cette perspective, l’étude de l’Antiquité est bien représentée, notamment par les deux opuscules de Tonio Hölscher (La vie des images grecques, 2015) et Rune Nyord (Seeing Perfection. Ancient Egyptian Images beyond Representation, 2020). Ces deux publications de synthèse courtes mais denses évoquent de nombreuses thématiques croisées, bien qu’elles portent respectivement sur deux sociétés très différentes, à savoir la Grèce de l’époque archaïque à l’époque hellénistique (800 à 300 av. J.-C. environ) et l’Egypte de la période pharaonique (3100 à 600 av. J.-C. environ).

Qu’est-ce qu’être réaliste ?

L’un des fils rouges communs aux deux ouvrages, dans les sociétés qu’ils étudient comme dans leurs influences théoriques mutuelles, est le questionnement sur la notion de réalisme. Dans le paradigme « représentationaliste » qu’adopte le plus souvent la société occidentale moderne, « l’image n’est qu’une pâle copie » (Nyord, p. 2) de l’objet réel. En conséquence, elle peut convoquer dans l’esprit de l’observateur le souvenir de son modèle, mais elle en est tout à fait distincte, et aucune action appliquée à l’un ne saurait affecter l’autre. En parallèle, l’image dans nos cultures est censée représenter, dans une acception que l’on peut dire « photographique », un moment T, un instant de la vie de l’individu ou de l’objet qu’elle représente : « une réalité contingente telle que les rayons lumineux la projettent sur la rétine » (Hölscher, p. 52).

Mais pour comprendre les sociétés anciennes, il est nécessaire de se détacher de ces conceptions « étiques », c’est-à-dire reliées à notre culture d’observateurs extérieurs plutôt qu’à celle des sociétés qui ont produit ces images. Notre terme de « réalisme » lui-même est paradoxal, puisqu’il devrait désigner la représentation de ce qui est et finit par désigner la représentation de l’expérience subjective de ce que cet œil-là voit. Or, ce paradoxe n’est nullement présent dans l’art égyptien, ni même dans l’art grec archaïque, qui n’éprouvent pas la tentation toute néo-platonicienne de distinguer entre apparence et vérité. D’une part, l’invisible est tout aussi réel, et donc, si paradoxal que cela puisse paraître, tout aussi digne de figuration que le visible. D’autre part, le visible n’est pensé ni en termes d’imitation pâle et trompeuse de la réalité ni comme le but ultime de toute image, mais plutôt comme la parcelle du monde réel qui est accessible au regard, mais pour autant incomplète et parfois même erronée, et que l’image a vocation à reproduire mais aussi compléter.

Tonio Hölscher et Rune Nyord s’accordent donc sur un point majeur : en Grèce comme en Egypte antiques, on considère bien que les images sont faites pour restituer la réalité, elles sont donc « réalistes » selon leurs créateurs et utilisateurs. Seulement, ce réalisme ne s’applique pas à des éléments contingents, comme l’apparence en un moment T, mais à l’essence profonde de l’objet dépeint. Le paradoxe apparent disparaît alors : les images restent bien quelque chose « qui ressemble », comme le suggère même l’étymologie du terme hiéroglyphique (tout, comme dans tout-ankh-amon, « l’image vivante du dieu Amon »). Mais être “réaliste” n’entre plus nécessairement en contradiction avec la notion d’idéalisation, puisqu’un individu peut choisir de se faire représenter avec tout son attirail de scribe ou de puissant fonctionnaire, ou avec la maturité de l’âge, ou encore avec une jeunesse et une musculature idéalisées, tout à la fois – illustrant alors son efficacité énergique ou même la regénération dont il a bénéficié après sa mort. Ainsi, dans les images égyptiennes comme certaines images grecques (quoique se traduisant par des éléments stylistiques différents), individualisation et idéalisation concourent à représenter ce que la personne, ou l’objet, est réellement, au-delà des apparences.

Rune Nyord indique même que « la représentation n’est explicitement pas conçue comme […] une représentation d’une réalité ou d’une situation qui existe déjà, mais bien plutôt comme une manière de [l’]effectuer rituellement » (Nyord, p. 26). On pourrait ajouter à cette remarque que non seulement, en effet, les caractéristiques idéales prêtées à l’image ont un but performatif, elles servent à les faire advenir plutôt qu’à décrire ce qui est – mais de plus, adopter les contraintes et les standards du decorum royal est une façon pour le commanditaire de signifier son appartenance à l’élite (qui, elle, est bien réelle). Ce qui est et ce que l’on fait advenir n’entrent pas en contradiction : en me faisant portraiturer sous les traits d’un homme musclé et svelte, ou même au ventre bien rebondi et pourvu d’une belle perruque (même si je ne ressemble objectivement pas à cela), je montre que je fais bien partie de cette élite raffinée qui prend soin d’elle et mange richement (ce qui est vrai) ; je « photoshope » mon apparence physique imparfaite pour la rendre plus conforme à ce que je devrais être vu mon statut social (normativité) ; et je prouve par là même que je fais partie de cette élite puisque j’en connais et en maîtrise les codes et les canons (performativité : par mon action, je crée les conditions de réalisation de ce que je représente).

Des images qui convoquent

L’art égyptien ou l’art grec possèdent donc bien une vocation éminemment « réaliste » selon leurs propres critères : un individu peut ne pas être conforme à son portrait ou ses portraits contradictoires entre eux, mais ceux-ci sont considérés comme des images reflétant son identité profonde. C’est sans doute en partie ce qui explique les efforts de ces deux sociétés à tenter autant que possible d’ « aboli[r] la frontière entre vie et image » (Hölscher, p. 187), qu’il s’agisse de l’hyperréalisme avant la lettre des statues égyptiennes et leurs yeux incrustés étrangement animés, ou des machineries complexes imaginées par les ingénieurs héllénistiques – ainsi du projet de « suspendre entre deux aimants une statue de fer de [la reine ptolémaïque Arsinoé II divinisée], qui aurait ainsi donné l’impression de voler » (p. 187).

C’est peut-être également ce qui explique qu’une image puisse re-présenter (ou « présentifier », dans les mots de Jean-Pierre Vernant) quelqu’un, au sens le plus fort, c’est-à-dire le faire advenir à l’existence, ou le rendre présent quelque part où il est absent. L’un des fondateurs de l’anthropologie de l’art, Hans Belting, a proposé dans les années 1990 une distinction entre les sociétés pensant l’image en termes de « portrait (likeness) » ou en termes de « présence ». Ainsi, certaines statues grecques dans les inscriptions qui les accompagnent prennent directement la parole au nom de celui ou celle qu’elles représentent : « Je serai appelée vierge à jamais », se lamente la korè de Phrasikleia, une statue funéraire de l’époque archaïque conservée à Athènes, morte trop jeune pour se marier.

En Egypte aussi, on se situe clairement plutôt du côté de la présence, même si les modalités précises d’interaction entre l’image et l’être dépeint, notamment un mort ou un dieu, sont encore largement débattues. L’ouvrage de Rune Nyord tente également de faire le point sur cette controverse de spécialistes, en montrant que l’idée que l’ « esprit » ou l’ « âme » (grossière traduction du concept de ba) peut venir s’incarner dans les statues n’apparaît pas avant le Ier millénaire avant J-C.

En fait, sans nécessairement convoquer l’idée d’une efficacité magique des statues, il est clair que les images, même les nôtres, convoquent toujours la personne qu’elles dépeignent : on embrasse les photos des êtres chers comme on déchire celles des candidats politiques que l’on abhorre… De même, Grecs ou Egyptiens ne considèrent pas nécessairement que la statue est son modèle ou l’abrite intrinsèquement, mais en tout cas qu’il existe un lien indéfectible permettant, éventuellement, d’agir sur l’un en agissant sur l’autre.

Des images agissantes

L’anthropologie de l’art connaît, outre Hans Belting, une autre référence majeure : Alfred Gell, père de la notion d’ « agentivité » des images. Bien que celui-ci n’y soit pas cité nommément, sa pensée est très présente dans les réflexions de nos deux auteurs. Initialement, cet auteur considère que les images, comme les individus humains, s’insèrent dans un réseau d’acteurs en interdépendance. Elles y sont influencées par leur commanditaire, les capacités de l’artiste, mais aussi le public pour lequel on les façonne, etc. En retour, elles sont elles-mêmes parfois conçues comme des membres de la société, en tant que substitut de celui qu’elles représentent – comme le montrent les destructions de statues, très présentes dans l’actualité récente autant que dans les récits d’historiens grecs.

Mais l’idée la plus novatrice d’Alfred Gell est que les images ont également le pouvoir d’agir elles-mêmes sur la société et les individus qu’elles côtoient. Ceci est très bien illustré par le cas du célèbre groupe statuaire athénien des Tyrannoctones : érigé en mémoire de deux personnages considérés, a posteriori, comme précurseurs de la démocratie, il représente « Harmodios, le plus jeune des deux, port[ant] son corps en avant, plein d’audace, l’épée brandie bien au-dessus de la tête, tandis qu’Aristogiton, le plus âgé, attaquant avec prudence, protège[ant] son bras gauche de son vêtement » (Hölscher, p. 61). Les postures (schêmata) prêtées aux deux personnages servent donc à les caractériser et à signifier leur héroïsme, mais dans le même temps, elles proposent un modèle et une attitude qui, à force d’être vus, peuvent être incorporés, cités et imités par les vivants : notre culture visuelle a une claire incidence sur nos comportements. Dans la même veine, la statue érigée par le peuple de Syracuse en l’honneur de son tyran, le représentant sans armes devant le peuple, « avait valeur d’engagement politique pour l’avenir : le Gélon de la statue obligeait le Gélon vivant à exercer le pouvoir sans violence » (Hölscher, p. 129).

Dans le cas égyptien, la capacité des images à agir peut plutôt se penser en termes de « principe d’émergence ». Celui-ci n’est d’ailleurs pas propre aux images : selon Rune Nyord, tout ce qui est créé, « qu’il s’agisse d’un bébé, du soleil, d’un grain en germe (…) ou de la glaçure d’une céramique, est caché dans un état d’existence potentielle au sein de son ‘contenant’ » (Nyord, p. 6) dont il pourra par la suite s’extirper. Cette idée de potentialité déjà incluse dans le matériau, auquel l’art permet simplement de s’actualiser au grand jour, peut être détectée dans plusieurs textes ayant trait notamment à des images ou des objets rituels. L’art n’est alors pas tant pensé en termes de créativité individuelle, mais de compétence à concilier la fonction avec la forme adéquate.

Toutes ces idées et la lecture croisée des deux ouvrages nourrissent donc une réflexion poussée sur les rapports entre image et réel. Peut-être peut-on seulement regretter, pour deux ouvrages conçus comme des synthèses théoriques, d’y trouver peu de références issues de l’anthropologie ou de la philosophie de l’art. Quant à la bibliographie historienne, elle n’est pas aussi exhaustive qu’on pourrait le souhaiter pour s’en servir comme de manuels introductifs : les usages magiques des images grecques auraient bénéficié de l’évocation des travaux de Cléo Carastro, tandis que l’ouvrage de Rune Nyord apparaît largement coupé de la bibliographie francophone, qui a proposé de longue date certaines des idées qu’il évoque (Sylvie Donnat ou Emmanuel Jambon par exemple).

A quoi sert une image ?

Au-delà de ce que les images peuvent faire par elles-mêmes en tant qu’agents, elles sont également employées à diverses fonctions : l’idée qu’elles ne sont là que pour être contemplées, dans l’environnement spécifique qu’est le musée, est très spécifique à la culture occidentale moderne. Tonio Hölscher estime que les œuvres figuratives de l’Antiquité classique assument trois types de fonctions (non mutuellement exclusives) : présentifier – comme on l’a vu –, décorer et inciter au discours. Les objets seulement « décorés » obtiennent par leur décor, fût-il seulement géométrique, une forme de valeur ajoutée, qui en fait des cadeaux acceptables dans un contexte de prestige et d’échange de dons entre élites (en grec, on les appelle agalmata, « belles choses »). Quant aux images discursives, il s’agit de replacer les peintures sur vases, longtemps étudiées comme autant de « tableaux », dans tout le contexte de leur usage pratique : peintes sur des récipients utilisés lors des banquets, elles ont vocation à susciter des conversations profondes, voire philosophiques, un rôle dont les dialogues platoniciens se font d’ailleurs l’écho.

Mais en sus de ces trois fonctions, Tonio Hölscher en évoque en fait de nombreuses autres, attenantes à l’objet plus qu’à l’image, mais qui se complètent et se répondent l’une l’autre. Ainsi des vases funéraires de l’Athènes archaïque, vaguement en forme de corps humains et donc représentant « les propriétaires des tombes, non sur un mode mimétique mais comme des corps autonomes recevant les dons à la place des morts » (Hölscher, p. 92). Dans un tout autre contexte, de véritables « batailles d’images » peuvent faire rage lorsque deux politiciens tentent de se surpasser l’un l’autre ou d’occuper un terrain stratégique par leurs représentations statuaires. Dans l’exemple donné par Tonio Hölscher, Callias fait installer sur l’acropole, au moment où celle-ci est en train d’être totalement reconstruite par les soins de son farouche adversaire (et défenseur de la démocratie « radicale ») Périclès, une large statue de lui-même célébrant les idéaux aristocratiques, dans une bataille idéologique dont les réalisations artistiques sont les armes et outils principaux.

Faut-il voir les images ?

Un dernier élément semble cependant séparer radicalement la Grèce antique de l’Egypte pharaonique au sujet des images : la question de savoir si celles-ci doivent nécessairement être vues. Autant les auteurs grecs préconisent d’ériger les statues aux epiphanéstatoi topoi, aux « emplacements de visibilité maximale » – si bien que « les images s’offraient au regard de l’homme sans évitement possible dans les espaces sociaux » (Hölscher p. 64) – autant, en Egypte ancienne, beaucoup sont au contraire masquées au regard.

Cette remarque ne s’applique pas tant, contrairement à une idée reçue, aux « tombes » sculptées ou peintes : la partie décorée, en effet, n’est pas le caveau où repose le corps, mais bien une partie ouverte au public, la chapelle, faite pour recueillir les offrandes – et donc, potentiellement, comptant sur son décor époustouflant pour attirer le visiteur impressionné et l’inciter à laisser une libation. Les nombreux graffiti de visiteurs exprimant leur appréciation esthétique de l’endroit en témoignent d’ailleurs. En revanche, de nombreuses statuettes sont bien enterrées, coupées de la circulation des mains et des regards humains, voire même emmaillottées dans des linges qui rendent leurs formes non distinguables. A l’Ancien Empire, les statues des défunts sont enfermées dans des pièces aveugles sans porte ou fenêtre nommées serdab. Cette invisibilité semble donc parfois volontairement recherchée, comme dans une inscription où Thoutmosis Ier s’enorgueillit d’avoir fait créer des images cultuelles « rigoureusement secrètes, n’ayant pas été vues ou aperçues, sans que personne ne connaisse leur forme » (Nyord, p. 6). Il existe encore un important débat en égyptologie pour savoir si les images des temples étaient réellement accessibles au public, et si oui, sans doute seulement pendant les fêtes et processions. De plus, même « pour ceux qui y avaient accès, les images et les inscriptions étaient souvent mal éclairées et positionnées, par exemple (…) tout en haut d’un mur » (Nyord, p. 47).

Une courte littérature a été consacrée à la question de ces images que l’on ne voit pas. Un article de Paul Veyne   explique cette caractéristique des images architecturales trop élevées pour être vues en détail, avec pour exemple-cœur la colonne Trajane, par le fait que les réalisations monarchiques peuvent se passer de public, et que c’est le faste d’un art monumental, plus que son contenu, qu’il s’agit de proclamer. Mais dans le contexte des statues enfermées dans le serdab, une telle analyse ne peut s’appliquer : il faut donc en conclure qu’il suffit que ces images existent, perpétuant l’identité du propriétaire de la tombe, tout comme le permet sa momie, dans une performativité qui n’a pas besoin de spectateur.

Naissances et morts des images

Après avoir exposé dans les premiers chapitres les trois fonctions principales qu’il reconnaît aux images en Grèce ancienne, Tonio Hölscher procède à un panorama chronologique de l’histoire de l’art grec qui, il est vrai, manque peut-être un peu de fil rouge thématique et théorique. Cependant, l’ensemble reste émaillé d’exemples passionnants sur les usages des images, connus par l’archéologie ou les textes – fournissant autant d’études de cas pour comprendre divers éléments de la « biographie des images »   .

L’auteur s’interroge en particulier sur les circonstances de « naissance » des images, pourrait-on dire : donc la sociologie des artistes, et il est particulièrement intéressant de comparer chez les deux auteurs les perceptions que les artistes de l’Antiquité ont d’eux-mêmes et de leurs compétences, souvent dans un contexte d’émulation/concurrence non dissimulées. Tonio Hölscher rejoint encore Rune Nyord dans leurs réflexions sur l’iconoclasme, l’oubli et l’ensablement des images, ou encore leur collection, jusque par les souverains hellénistiques ou perses déplaçant des œuvres d’art sur des centaines de kilomètres comme prises de guerre… Toutes thématiques que l’on pourrait appeler celles de la « vie ultérieure » des images, celle qui succède à leur phase d’usage principal – puisque, comme le montrent bien ces deux ouvrages, les images meurent aussi.