Les vestiges du paysage sont les reflets des grands tournants de l’histoire humaine : ici, 13 études permettent de mieux connaître l’adaptation des sociétés anciennes à leur environnement.

Toute personne ayant un jour pénétré sur un chantier de fouilles y a appris que l’archéologie est avant tout une science de la terre. Pas seulement parce qu’il y est nécessaire d’en remuer une grande quantité, mais parce que dès la fin du XIXe siècle, l’archéologie scientifique naissante commence à se détourner de sa fascination pour les trésors et les chefs-d’œuvre, pour se consacrer à la restitution de leur contexte : on ne cherche plus seulement des objets, on trouve des structures dans lesquelles ceux-ci s’inscrivent. La subtile différenciation des couches sédimentaires, les processus de dégradation et d’accumulation qui les affectent, les raisons pour lesquelles elles se sont déposées ainsi et ce que l’on peut en tirer pour l’histoire d’un site, de son aménagement à son abandon, sont autant de traces inscrites dans la terre, que l’archéologue s’exerce à repérer et à interpréter.

L’archéologie du paysage, développée progressivement depuis les années 1970, réalise un pas supplémentaire dans l’intégration des méthodes issues des sciences de la terre au bénéfice des sciences humaines. Il s’agit de reconstituer l’évolution d’une portion de territoire (souvent à large échelle ou sur une unité géographique cohérente comme le bassin d’un fleuve) sur le long terme, en combinant l’étude des phénomènes extérieurs à l’homme et celle des actions d’origine humaine. Mais au sein de cette définition générale, les approches et les enjeux sont très variés, depuis l’étude des incitations climatiques à abandonner la chasse pour l’élevage jusqu’à la reconstitution des stratégies de gestion et de renouvellement du couvert forestier à l’époque médiévale, en passant par les attitudes des sociétés face aux catastrophes naturelles et les techniques qu’elles mettent en œuvre pour s’en prémunir, et bien d’autres questions originales sur les rapports entre les hommes et la terre.

 

Une banque d’exemples pour l’ensemble de la Méditerranée ancienne

Landscape archaeology peut être considéré comme le dernier volume des actes d’un congrès tenu en 2010 au Caire, après deux compilations dans des revues (Géomorphologie. Relief, Processus, Environnement et Quaternary International en 2012). Il réunit 13 études en anglais ou en français avec pour dénominateur commun le monde méditerranéen antique, au premier chef l’Egypte (les éditeurs du volume sont deux égyptologues : le préhistorien Yann Tristant et le géomorphologue Matthieu Ghilardi).

Il faut d’abord souligner la diversité géographique et chronologique de ce panorama qui couvre non seulement l’Egypte et le Proche-Orient, mais encore le Maghreb, la péninsule arabique et les îles grecques. Au sein de l’Egypte, on navigue du Delta à l’extrême sud en passant par la région de Memphis (Le Caire) ou le Fayoum. Si une majorité de contributions se concentre sur les périodes hellénistique et romaine du fait de l’abondance relative des sources, plusieurs évoquent des phases plus anciennes (Néolithique ou pharaonique) ou plus récentes (médiévale ou moderne), et quatre adoptent une perspective transpériode, particulièrement pertinente pour traiter de l’évolution, généralement de longue haleine, des paysages et des environnements.

Les études de cas sont regroupées en fonction de leur source principale : topographie et analyses sédimentaires, SIG (bases de données reliées à un logiciel de projection cartographique), sources textuelles… une répartition qui, si elle n’est pas dépourvue de logique, tend néanmoins à masquer la spécificité principale de l’archéologie du paysage : la combinaison de sources extrêmement variées, et la richesse de ses problématiques et de ses apports, plus encore que de ses méthodes.

 

L’archéologie du paysage, une discipline protéiforme aux méthodes et enjeux variés

Loin de se limiter à un seul type de sources, les auteurs sollicitent ainsi tour à tour l’examen de vues aériennes et d’imagerie satellite de haute définition, de cartographie ancienne ou de relevés topographiques, dans le but de localiser les zones d’intérêt et de caractériser les changements de faciès subis par un paysage. Sur le terrain lui-même, la prospection à pied pour identifier les traces d’activités humaines est également incontournable. Sur de grandes surfaces ou en contexte urbain, lorsque la fouille extensive est inenvisageable, la prospection géophysique permet de cartographier le sous-sol grâce à des appareils évaluant la réactivité de chaque carré de terrain à des impulsions électriques. Ces approches à grande échelle sont ensuite avantageusement complétées sur des zones plus ponctuelles par la fouille sélective de certains secteurs ou par des carottages (extraction et caractérisation de toute la profondeur sédimentaire). Les techniques annexes de l’archéologie sont également largement mobilisées : l’archéozoologie et la palynologie, même si elles sont peu évoquées dans cet ouvrage, aident à restituer la faune et la flore de l’environnement immédiat. D’autres sources non archéologiques sont enfin mises à contribution, telles la toponymie (qui peut garder trace d’occupations ou de caractéristiques paysagères anciennes), les descriptions textuelles, voire les traditions orales.

Certaines des contributions de l’ouvrage font même état de propositions méthodologiques plus novatrices : Willeke Wendrich et ses collègues contribuent ainsi à caractériser l’occupation de l’espace au Fayoum au 5e millénaire avant J.-C. à partir de la répartition des foyers sur l’ensemble de cette région marécageuse située au sud-ouest du Caire, ou encore de celle des débris de taille lithique. En reconstituant méticuleusement les nodules de silex originels à partir de tous les éclats trouvés, il est possible de déduire le degré de dispersion des éclats issus d’un même morceau de roche, et ainsi de quantifier les déplacements humains : moins une population est mobile, plus les débris d’un même objet auront tendance à être concentrés dans une zone réduite.

Une autre idée particulièrement originale est l’étude de paysages particuliers puisque mouvants et sans cesse recomposés : les paysages maritimes. L’article de Nadia Coutsinas et Max Guy consacré à Kouphonisi, au sud-est de la Crète, a ainsi la particularité d’étudier autant l’île elle-même que ses environs : conditions de navigation, stabilité des courants, vents dominants et tourbillons saisonniers invitent en somme à considérer l’océan comme un paysage comme les autres, avec ses potentialités et ses contraintes, malgré la spécificité de sa cartographie changeante.

 

Habiter, s’adapter, transformer, exploiter

Ce qui frappe surtout, c’est la diversité des questionnements rassemblés ici. Une large part des communications traite de la morphologie fluviale, particulièrement du Nil : elle examine aussi bien ses changements de parcours que ses méandres et les limites de la plaine inondable en divers points de l’espace et de l’histoire. Une autre thématique majeure de l’archéologie du paysage s’intéresse à l’exploitation des ressources, son organisation spatiale, la transformation du paysage qu’elle induit et les interactions qu’elle occasionne entre humains et environnement : gestion de la ressource, surexploitation ou paléo-pollutions par exemple, quoique cette dernière notion, en développement intense depuis quelques décennies avec la prise de conscience écologique, soit absente du volume. Willeke Wendrich et ses collègues discutent quant à eux la notion d’adaptation à l’environnement en reconstituant les stratégies de subsistance des populations, ici à la période néolithique.

Mais le paysage, c’est aussi un environnement que l’homme parcourt et fait sien. Plusieurs chapitres abordent ainsi la répartition et l’extension de l’habitat humain : Lennart Strömquist et Ake Engsheden remarquent ainsi dans l’une des provinces du Delta du Nil une bipartition entre habitat antique abandonné, dans le nord, et habitat antique encore actif concentré dans le sud, qui pourrait être lié à une plus grande instabilité environnementale, notamment des inondations saisonnières, dans le nord côtier. Des initiatives de ce type se développent en égyptologie depuis une quarantaine d’années environ, tant il est devenu crucial d’appréhender un site d’habitat au sein d’un réseau d’autres habitats plus ou moins densément peuplés, avec son chef-lieu et son arrière-pays.

Enfin, d’autres approches plus marginales sont également présentées : ainsi de l’archéologie du bâti, puisque Nicole Alexanian et ses collègues s’attachent à comprendre la structure de la partie inférieure de l’un des complexes pyramidaux du roi Snefrou (père de Chéops, vers 3600 av. J.-C.), l’histoire de sa construction mais aussi de ses réutilisations, réfections, démantèlements et ensablements au fil des siècles. La communication de Hanène Dagdoug et ses collègues et celle de Katherine Blouin examinent quant à elles des questions liées au parcellaire, à la propriété et à la mise en valeur des terres agricoles, des thématiques dont l’importance cruciale a été soulignée par le passé pour écrire une histoire des campagnes (Juan Carlos Moreno Garcia, L’agriculture institutionnelle en Egypte ancienne). Cette branche de l’archéologie a également impulsé un large intérêt pour les aménagements destinés à canaliser et tirer avantage des caractéristiques naturelles, comme les structures hydrauliques, abordées ici dans deux chapitres, tandis qu’une histoire des mobilités humaines (migrations, déplacements saisonniers ou tracé des routes) est esquissée dans trois autres.

 

Une mosaïque, plutôt qu’une synthèse

Bien que la lecture complète du volume ne puisse être recommandée qu’à des spécialistes ou à des passionnés, car il requiert des connaissances techniques pointues, cette branche de l’archéologie vaut la peine d’être mieux connue, surtout dans le contexte de notre prise de conscience progressive de l’impact durable de l’homme sur l’environnement. L’ouvrage se veut clairement une collection d’études de cas à ajouter à celles déjà disponibles, plutôt qu’une synthèse générale définissant l’archéologie du paysage. Les communications, toutes de qualité, ne dialoguent guère entre elles : malgré le sous-titre de l’ouvrage, aucune démarche comparatiste ne sous-tend la mise en regard de diverses régions du bassin méditerranéen. Chaque étude de cas est présentée de manière isolée, à l’exception notable de la communication de Willeke Wendrich et de ses collègues, qui confronte les nouvelles données du Fayoum à plusieurs modèles de transition néolithique développés à partir d’autres sites. On aurait en particulier aimé voir la contribution que pouvaient apporter à ces questions les quelques programmes multi-sites existant en archéologie méditerranéenne, comme celui de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) comparant les usages de l’art rupestre comme marqueur paysager au Maroc et en Egypte.

On aurait attendu de ce dernier volet du colloque de 2010, le seul paru en format livre et plus tardivement que les autres, une forme d’anthologie représentative de toute la diversité et la richesse de l’archéologie du paysage. Ses méthodes et ses sources sont mises au cœur du propos et de la structure de l’ouvrage, pourtant de nombreuses approches récentes sont absentes de ce panorama. Les techniques d’acquisition les plus récemment investies par l’archéologie (relevés par drone, scanners de terrain permettant de modéliser en 3D l’ensemble d’un site), en particulier, ne sont pas évoquées dans ce volume. De même, les sciences permettant la restitution du couvert végétal ne sont évoquées qu’en marge, et les environnements désertiques, pourtant incontournables dans une perspective méditerranéenne, sont les grands absents du volume, malgré l’existence de grands programmes d’archéologie des déserts depuis les années 1990.

En conséquence, un état général de la question sur les potentialités, les méthodes et les limites de l’archéologie du paysage reste encore à faire. L’introduction du volume, si elle retrace l’histoire de la discipline, ne s’attarde pas sur sa ou ses définitions, occasionnant un certain flottement : c’est souvent le milieu ou l’environnement qui sont évoqués, tandis qu’une approche paysagiste à proprement parler, privilégiant la dimension vécue, subjective, esthétique et sensible, est presque intégralement absente. Elle existe cependant : dans la lignée des recherches pionnières d’Alain Corbin sur les projections émotionnelles sur le paysage ou encore sur les environnements sollicitant d’autres sens que la vue (Le territoire du vide sur les appréhensions historiques de la mer, ou Les cloches de la terre sur le paysage sonore des campagnes françaises), sont par exemple nées très récemment des études d’acoustique du paysage.

L’ouvrage nous pousse finalement à nous interroger sur ce que nous mettons sous ce terme très large de « landscape », par exemple en nous tournant vers le renouveau des études paysagères qui a fleuri très récemment en anthropologie. La question des imbrications entre culturel et naturel dans l’évolution des territoires, les travaux sur la perception des contraintes et des potentialités de l’environnement du cognitiviste James Gibson, la notion de paysage vécu et l’importance de l’action d’habiter qui rend indissociables l’homme et son milieu chez Tim Ingold ou Augustin Berque, la synthèse récente des aspects esthétiques du paysage par Philippe Descola, pour n’en citer qu’une poignée, sont autant d’approches qui bénéficieraient sans doute à une réflexion archéologique sur « the framework of relations between man and his environment », l’objectif avoué de ce colloque et de cet ouvrage