Une histoire de l’art d’exercer sa mémoire doublée d’analyses de la survivance des formes artistiques à travers les époques permet d’approcher cette faculté, dans sa portée moderne.
Deux études subtiles, parues simultanément, se rencontrent autour du thème des « arts de la mémoire ». D’un côté, l’historienne britannique Frances Yates explore, dans un ouvrage initialement paru en 1975, les différentes conceptions culturelles occidentales de la mémoire et les relie à la formation des systèmes d’images. Elle fait de Giordano Bruno (1548-1600) le philosophe autour duquel se noue le rapport moderne à la mémoire. De l’autre, Lara Bonneau, philosophe et enseignante à Paris I, explore le travail de la mémoire dans l’histoire de l’art telle que l’a conçue Aby Warburg (1866-1929). Cet historien d’art élabore une notion transversale à tout découpage chronologique, celle de « survivance », qu’il applique à la mémoire des formes et des œuvres.
Cette lecture en miroir est d’autant plus justifiée que Warburg, en voyage à Rome en 1928, se prend de passion pour la pensée de Bruno et réfléchit à établir un rapport historique direct entre son matériel psychologique d’images et la critique de la connaissance élaborée par le philosophe de Nola . De surcroît, les deux ouvrages montrent que les théories de la mémoire impliquent à la fois une anthropologie et une palette de notions connexes (sensibilité, imagination, conception).
L’engagement moderne
Selon Yates, les Grecs, les Romains et le Moyen Âge nous apprennent qu’une disposition ordonnée est essentielle à une bonne mémoire. Pour rester efficace, cette dernière requiert des exercices et des systèmes mnémoniques faits de lieux et d’images, que les philosophes et orateurs n’ont pas manqué d’inventer dès l’Antiquité.
Mais, poursuit Yates, si l’art de la mémoire est au cœur des philosophies antérieures à la Renaissance, il ne pouvait être repris tel quel par les modernes. Pour ces derniers, les règles, les lieux et les images grâce auxquels les Anciens entraînaient leur mémoire ne relèvent pas des mêmes valeurs. L’autrice rappelle notamment que l’art de la mémoire a revêtu un sens particulier chez Giordano Bruno.
Ancien religieux, Bruno a en effet appris la doctrine de Thomas d’Aquin, dans son couvent de Naples. L’art de la mémoire y était enseigné en lien à la dévotion et à la moralité, rompant ainsi avec la forme médiévale et magique de cet art. Thomas avait donc déplacé son champ d’inscription : plutôt que de chercher à maintenir assez vives les images destinées à être utilisées par la pensée, la mémoire faisait désormais office de lien entre ce que l’on a pensé des choses par le passé et ce que l’on peut penser actuellement.
Or, en conduisant son lecteur dans les méandres de la pensée symboliste et occultiste de Bruno, l’autrice montre comment le philosophe rompt avec cette conception, pour faire de la mémoire un outil de savoir. Pour lui, la mémoire permet d’imprimer les images des idées principales des choses, de manière à en obtenir une connaissance. En d’autres termes, le but de la mémoire est pour Bruno de permettre, grâce à l’organisation d’images significatives dans la psyché, de ramener l’intellect à l’unité. La mémoire signale les liens entre les images et les choses, elle réalise la vision unifiante du monde dont le penseur a besoin pour contempler la belle ordonnance de la nature. Par la réélaboration qu’elles proposent de l’art de la mémoire, les analyses de Bruno contribuent finalement à former la psyché de l’homme moderne.
L’impact sur l’histoire de l’art
De son côté, Bonneau place la réflexion sur le terrain de l’histoire de l’art. Qu’est-ce qui rapproche la scène de la poursuite entre Zéphir et Flore, dans Le Printemps de Botticelli des Fastes d’Ovide ? Ceci : des formes, des images qui passent de l’une à l’autre. L’Antiquité ayant été construite, postérieurement, par ceux qui voulaient s’y référer, soit comme à un modèle (impliquant de la nostalgie), soit comme à une « camarade », une associée, il importe de déterminer le rôle que ses œuvres ont joué dans l’histoire de l’art. C’est à ces questions qu’est consacré l’ouvrage de Warburg, Fragments sur l’expression, composé à partir de fragments consignés entre 1888 et 1903.
Au fondement de toute création symbolique, Warburg place le rapport pathique ou empathique au monde, c’est-à-dire l’entrelacs affectivo-sensoriel qui accompagne chaque mouvement des humains. Loin de se borner à l’étude de l’art, les Fragments, plus anthropologiques que les autres travaux de Warburg, tiennent compte de la lecture de Giordano Bruno, et se penchent sur la sensibilité, la perception, la mémoire, la pensée et les différentes temporalités à l’œuvre en l’humain, mais surtout dans la création artistique et la contemplation esthétique.
Tombé dans un oubli relatif au moment du décès de Warburg, ces Fragments sur l’expression constituaient une sorte de carnet de travail — quoique Warburg n’aurait pas renoncé à en faire un livre, une fois sa pensée conduite à son terme. Ayant accompagné l’historien de l’art tout au long de sa carrière, en contre-point de ses enquêtes spécifiques, un tel carnet passe dès lors pour l’origine et l’unité conceptuelle de ses travaux. Warburg entendait produire des connexions mémorielles dans la multiplicité des formes qui s’offraient à ses études et, partant d’une réflexion physiologique, aller vers une théorie de la culture.
Certes, on retrouve dans ce travail l’influence du contexte philosophique germanique, de Alexander Baumgarten à Wilhelm Dilthey, et quelques autres auteurs (Friedrich Theodor Vischer, Charles Darwin, etc.). Mais la reprise de ces options par Warburg, assortie de la lecture de Bruno, aboutit à la mise en œuvre d’une science de l’art originale, qui entend mettre au jour les catégories a priori de la création artistique et de la contemplation esthétique. Encore est-elle élargie puisque Warburg cherche à produire une science de l’expression dont l’objet est l’humain dans toutes ses dimensions et sous tous ses aspects, à la manière de Bruno.
La « survivance » ou la mémoire des formes
La notion de « survivance » a le mérite de désorienter, chez Warburg, l’histoire traditionnelle (linéaire et progressive) de l’art, de l’ouvrir et de la complexifier. Elle implique une nouvelle lecture des œuvres, susceptible d’en révéler les différentes couches temporelles. Bonneau explique que la « survivance » est une question de rapport mémoriel entre des formes artistiques, plutôt que d’influence. Elle signale que Warburg propose même plusieurs termes pour l’exprimer : « survivance », mais aussi « revivification », ou encore « renaissance ». Ce qui importe pour Warburg est l’idée que la mémoire de formes anciennes dans l’œuvre d’un artiste est toujours adossée à un sujet susceptible de refaire l’expérience de cette forme. Les images, par conséquent, se survivent à elles-mêmes, font retour dans l’histoire de l’art longtemps après leur création initiale, mais à partir d’un sujet pris dans la possibilité d’une expérience re-vécue.
Dans son analyse, Bonneau indique que Warburg a placé ses Fragments sous le patronage de Carl Justi, de Johann Winckelmann et de Wolfgang von Goethe. Ainsi, il met en œuvre un sens des affinités électives, marque même du fonctionnement associatif warburgien. Pourtant, ce dernier tend plutôt à concevoir l’œuvre d’art comme organisme vivant. De là de nombreuses catégories, que l’autrice met au jour : organisme, dynamique, oscillation, diastole/systole, etc., autant de catégories qui soulignent que le terme « forme » (Morphè) ne caractérise pas une figure figée (Bild). La vie — et la vie de l’art en particulier — ne saurait être saisie dans l’inertie de formes achevées et closes sur elles-mêmes. Ainsi, les formes artistiques continuent à vivre en étant métamorphosées, réinvesties à chaque fois qu’elles s’offrent à la contemplation.
C’est pourtant avec une certaine lucidité que Warburg se méfie de sa propre tendance à l’unification, par différence avec Bruno qui, lui, ne cesse de célébrer l’unité dont il fait le fondement de son anthropologie. Warburg a vite compris que l’élaboration d’un « système » uniforme de la culture pouvait prêter à confusions.
Réhabiliter l’art de la mémoire
Si la philosophie de la mémoire de Bruno est elle aussi hantée par des dynamiques et par l’analogie avec le vivant, elle aboutit à une science de la mémoire qui est devenue pour nous une branche secondaire de l’activité humaine, alors même qu’elle ouvre sur une philosophie globale de la civilisation humaine. C’est ce qu’a compris Warburg, qui dans sa philosophie anthropologique célèbre encore le vivant, mais en s’appuyant pour sa part sur Darwin : mêlant théorie de l’évolution, morphologie et enquête sur le style dans les arts, cette théorie ne se contente pas de rendre compte du mouvement général du vivant mais s’étend à l’épaisseur vitale, pathique et sociale, ainsi qu’à une théorie de la mémoire. L’une et l’autre se complètent pour donner à penser les conditions de la symbolisation humaine, et par conséquent celles de la pensée et de la mémoire, conçue comme réitération.