Jacques Bouveresse s'emploie à réduire en miettes l'interprétation faisant de Nietzsche un penseur de gauche, en réglant une dernière fois ses comptes avec une certaine philosophie française.

Les publications à titre posthume des œuvres achevées ou inachevées des auteurs que l’on a aimés suscitent immanquablement deux sentiments opposés : un sentiment de joie de pouvoir entendre à nouveau leur voix, de pouvoir épouser pendant quelques heures la courbe de leur pensée et de pouvoir se plonger dans leur prose ; et un sentiment de tristesse à l’idée que ces pages, comptant parmi les dernières qu’ils ont rédigées, seront fatalement les dernières que nous pourrons aussi lire, dans l’attente de celles que leurs exécuteurs testamentaires publieront peut-être un jour.

C’est dans cet état d’esprit que de nombreux lecteurs découvriront le livre qui paraît ces jours-ci aux éditions Hors d’atteinte du regretté Jacques Bouveresse, décédé le 9 mai dernier, intitulé Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples. Un prière d’insérer rédigé par l’éditeur prévient que « Jacques Bouveresse a terminé ce livre et nous en a adressé le manuscrit en juillet 2020 », que « Jean-Jacques Rosat a effectué son travail habituel d’ajustement et d’harmonisation de l’appareil de notes, et de toilettage du fichier pour l’édition », qu’« en avril 2021, Jacques Bouveresse a revu la couverture et la 4ème de couverture », et qu’« il est mort sans avoir eu le temps d’imaginer qu’il ne verrait pas ce livre publié ».

Première publication à titre posthume, donc, de Jacques Bouveresse, dont on comprend que, si d’autres lui feront probablement suite, aucune n’aura été portée au degré d’achèvement de celle-ci. Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples est en effet, il faut y insister, un livre que son auteur aura eu le temps de mener à bien, un livre parfaitement rédigé et profondément conçu, aussi soigné que l’ont toujours été tous les ouvrages de Jacques Bouveresse. Le propos y est, comme à l’accoutumée, d’une netteté irréprochable, d’une clarté inégalable, d’une précision impeccable, et s’il est loisible de n’être pas d’accord avec tout ce qu’on lit dans les 323 pages de ce livre, on aura au moins eu l’immense plaisir intellectuel d’accompagner tout du long un philosophe qui avait indéniablement quelque chose à dire et qui ne se payait pas de mots.

Nietzsche et Bouveresse : une familiarité de longue date  

L’ouvrage de Jacques Bouveresse, comme son titre l’indique, porte sur Nietzsche et sur la réception de Nietzsche par ses lecteurs français. Ce n’est pas la première fois que Jacques Bouveresse consacre ses travaux à Nietzsche, au sujet duquel il confiait volontiers qu’il le lisait depuis son adolescence. En 2014, le dernier volet de son triptyque sur la croyance religieuse s’intitulait Le Danseur et la corde, renvoyant simultanément à une remarque de Wittgenstein et à un épisode du prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra. Le sous-titre se montrait plus explicite encore : Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller et les difficultés de la foi. En 2016, il publia Nietzsche contre Foucault. En 2020 paraissait le troisième tome de sa trilogie Le Parler de la musique, intitulé Entre Brahms et Wagner : Nietzsche, Wittgenstein, la philosophie et la musique.

Les foudres de Nietzsche s’inscrivent manifestement dans le sillage de ces travaux, en prolongeant notamment les réflexions du Nietzsche contre Foucault pour finir de mettre en pièces quelques-unes des idées fortes de Foucault sur la connaissance, la vérité et le pouvoir. Le projet de ce livre ultime est néanmoins assez différent puisqu’il s’agit de revenir sur un épisode marquant de l’histoire de la philosophie française contemporaine : l’invention d’un « Nietzsche de gauche » par Gilles Deleuze et Michel Foucault, devenu dans les années 1970 l’interprétation dominante. L’objectif de Jacques Bouveresse – à l'appui d’une lecture extrêmement attentive des œuvres complètes de Nietzsche, incluant les milliers de fragments posthumes du Nachlass dans lesquels Bouveresse a puisé pas moins de 180 citations, toutes traduites par ses propres soins – est double. Il s'agit d’une part de démontrer que, même si Nietzsche n’est pas à proprement parler un philosophe du politique, il y a bel et bien au cœur de sa pensée une dimension politique irréductible, inséparable de ses idées sur la morale, de sa philosophie de l’histoire, de son anthropologie et de sa métaphysique. Il s'agit d’autre part de démontrer que cette politique est une politique inégalitaire, hiérarchique, violente, ennemie de toute démocratie, que l’on hésitera, pour de fortes raisons qu’explicite Bouveresse, à qualifier d’extrême-droite, mais qui, en tout état de cause, n’appartient en aucune manière au courant de la pensée de la gauche.

Comme l’écrit non sans humour Jacques Bouveresse : « Étant donné l’hostilité ouverte, constante, déterminée, et même violente que Nietzsche a manifestée contre la démocratie, le socialisme, le progrès social, l’égalité – y compris, soit dit en passant, l’égalité entre les hommes et les femmes –, il n’aurait jamais dû, semble-t-il, y avoir un Nietzsche de gauche. Et pourtant il y en a bel et bien eu un, et c’est même celui-là qui a occupé dans la période récente le devant de la scène et est devenu plus ou moins le Nietzsche officiel. Il n’en demeure pas moins qu’entre ceux qui ont cherché à faire de lui un penseur nazi et ceux qui ont considéré comme allant au contraire à peu près de soi qu’il était un penseur de gauche, on se demande réellement à qui il faut décerner la palme dans l’art de ne pas lire un auteur. »

Un nietzschéisme de gauche ?

On dira qu’un tel propos n’est pas précisément inédit dans la tradition du commentaire de Nietzsche. Domenico Losurdo, pour ne citer que lui, a récemment consacré un ouvrage monumental de plus 1000 pages – lequel n’a d’ailleurs sans doute pas reçu l’accueil enthousiaste qu’il méritait – à la signification politique de la philosophie de Nietzsche sous le titre de Nietzsche, le rebelle aristocratique : biographie intellectuelle et bilan critique   , dans lequel il s’employait à mettre en lumière la constance, la fermeté, la brutalité et parfois l’inhumanité de ses idées politiques, en posant clairement la question du lien qu’il convient d’établir entre ces dernières et leur récupération par les Nazis à la fin des années 1920.

Si Jacques Bouveresse ne se prive pas de citer abondamment le livre de Domenico Losurdo – avec lequel il partage visiblement de nombreuses analyses, et dont il reprend plus généralement la croisade contre ce qu’il appelle « l’herméneutique de l’innocence », laquelle vise à édulcorer ou à neutraliser tout ce qu’il y a de plus dérangeant chez Nietzsche en en proposant une lecture métaphorique ou allégorique –, il se défend toutefois de faire de Nietzsche, comme le fait Losurdo, un auteur intégralement politique. « J’incline, pour ma part, écrit-il, à penser qu’il serait sans doute préférable de parler d’un Nietzsche très politique plutôt que d’un Nietzsche tout politique. Peut-être pourrait-on, en revanche, parler d’un Nietzsche ‘tout culturel’, s’il est permis d’appeler ainsi un philosophe qui subordonne aussi clairement qu’il le fait les exigences et les prérogatives de la politique à celles de la culture. »  

Pour l’essentiel, on peut dire que les thèses de Nietzsche sont désormais bien connues. Du début à la fin de sa carrière philosophique, Nietzsche aura eu la conviction que seule une petite élite d’hommes d’exception, nés pour commander et pour créer, saura engendrer la haute civilisation intellectuelle et aristocratique qu’il appelle de ses vœux. Quant à la masse des hommes – au peuple –, elle doit rester à sa place et accepter son sort : celui de ceux qui sont nés pour servir et obéir. Cette inégalité entre les natures supérieures et les natures inférieures rend impossible la formation d’une communauté politique constituée d’êtres humains décidés à se traiter comme égaux en droit et en dignité. De là procèdent l’exclusion des idéaux du socialisme ou du bonheur pour tous, la condamnation des idéaux des droits de l’homme, le rejet du principe du suffrage universel, la critique du projet de l’école pour tous et de toute politique sociale, etc. – ensemble de gestes qui apparente indéniablement Nietzsche à la famille des penseurs contre-révolutionnaires et réactionnaires du XVIIIe et XIXe siècles, tels Burke et Taine, qu’il cite avec faveur.

Le grand mérite du livre de Jacques Bouveresse est de prouver, textes en main, que, si politique nietzschéenne il y a, alors elle se situe de toute évidence dans l’orbe de la pensée antiréformiste et même antidémocratique, et que la préoccupation constante d’élévation du niveau de l’humanité affichée par Nietzsche n’a jamais signifié dans son esprit l’élévation du niveau de tous les êtres humains. « Ce que l’on peut espérer réussir à faire, écrit Jacques Bouveresse, est seulement de créer les conditions qui permettront d’accroître la supériorité et peut-être également d’augmenter le nombre (de toute façon nécessairement réduit) des hommes exceptionnels, pour l’existence desquels les autres constituent simplement une condition nécessaire. » C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le peu de cas que Nietzsche faisait de la liberté individuelle en général et des libertés démocratiques en particulier, pour ne rien dire de l’égalité des droits dont l’idée même lui a toujours semblé irrecevable, et en l’absence desquelles il n’y a tout bonnement aucun sens à parler d’un Nietzsche de gauche. 

Nietzsche lu par Foucault et Deleuze

Il y a peu de choses à objecter sur le fond, nous semble-t-il, à la démonstration de Jacques Bouveresse, laquelle reprend ce qu’avait de meilleur celle contenue dans le livre de Domenico Losurdo, en la nuançant comme cette dernière demandait assurément à l’être. Le nombre de textes de Nietzsche confirmant l’interprétation politique que ces deux auteurs en ont donnée est à ce point écrasant qu’il faut tenir pour une aberration d’un genre particulièrement invraisemblable, voire risible, celle qui a voulu voir en lui un penseur politique de gauche. Plusieurs points nous paraissent toutefois pouvoir donner lieu à une discussion que la mort de Jacques Bouveresse aura malheureusement rendue impossible.   

Tout d’abord, il est difficile de ne pas ressentir un certain embarras à voir Jacques Bouveresse, une fois de plus, ferrailler outre-tombe contre Foucault, et prendre un malin plaisir à opposer Nietzsche à Foucault en montrant que, à la grande différence de ce dernier, Nietzsche est l’un des philosophes à avoir le plus tenu à la vérité, et l’un de ceux qui a le plus inlassablement cherché à distinguer entre la vérité et le dire-vrai. L’insistance de Bouveresse à présenter Foucault comme un simple rhéteur, un sophiste, un relativiste de la plus belle eau, coupable d’avoir confondu la connaissance de la vérité avec l’histoire de la vérité, a quelque chose de lassant et, à la longue, d’exaspérant en ce qu’elle montre à quel point Jacques Bouveresse était, lui aussi, capable de mal lire certains auteurs. Ce dernier semble n’avoir jamais voulu comprendre que la généalogie de la vérité, à laquelle Foucault a consacré une bonne partie de ses travaux, peut réaliser une histoire de la vérité qui ne nie en aucune façon la norme de vérité comprise comme adequatio rei ac intellectus, pas davantage qu’il n’a voulu voir que l’on peut très bien s’intéresser à la façon dont la vérité oblige à la reconnaître pour telle dans sa dimension, pour ainsi dire, événementielle, s’intéresser aux effets du discours dans leur liaison avec la vérité, sans réduire pour autant cette dernière à un dire-vrai ou à la croyance. On est frappé de constater qu’il ne reste à peu près plus rien, sous la plume de Bouveresse, de toutes les distinctions subtiles et de la grande finesse des conceptions que Foucault a patiemment élaborées en prolongeant de manière créative la pensée de Nietzsche – c’est-à-dire en faisant la même chose que lui, mais d’une autre manière.

Ensuite, il est difficile, une fois encore, de réprimer son agacement à la lecture des quelques pages critiques que Bouveresse consacre à l’interprétation deleuzienne de la volonté de puissance, lesquelles consistent en tout et pour tout à opposer platement au texte sur lequel Deleuze fonde son interprétation le texte original allemand de Nietzsche lui-même, en montrant qu’elle repose sur une erreur de traduction. Bouveresse prend grand soin de ne surtout jamais mentionner l’œuvre philosophique de Deleuze, et s’ingénie à traiter ce dernier comme un simple commentateur de Nietzsche parmi d’autres, dont le seul titre de gloire assez suspect aurait consisté en l’attribution extravagante d’une forme de gauchisme à Nietzsche. Quelle que soit la rigueur philologique de l’interprétation deleuzienne de cette doctrine fondamentale de Nietzsche – crux interpretationis par excellence de toute l’œuvre du philosophe allemand –, elle demeure à ce jour non seulement l’une des plus géniales et des plus inspirantes s’agissant de Nietzsche lui-même, mais encore l’une des plus fascinantes s’agissant de Deleuze en ce qu’elle préfigure des thèses qu’il s’emploiera à développer pour son propre compte quelques années plus tard dans Capitalisme et schizophrénie. Bouveresse a incontestablement raison de dire que Nietzsche n’était pas un penseur de gauche, mais on ne comprend pas qu’il ne s’interroge à aucun moment sur la fonction que cette interprétation pour le moins curieuse a pu jouer dans la philosophie des auteurs qui l’ont défendue.

Pour être franc, il n’est pas bien sorcier de répondre à la question de savoir pourquoi il ne s’est jamais posé une telle question : tout simplement parce qu’il ne considérait pas que Deleuze et Foucault aient apporté une quelconque contribution à la philosophie. Moyennant quoi Jacques Bouveresse se sera lui-même privé des moyens de comprendre par quels tours et détours Nietzsche a pu être considéré, à un certain moment de sa réception, comme un penseur de gauche.