Loin d'une « fin des frontières », la mondialisation a davantage provoqué un « retour » des frontières érigées comme un moyen de protéger les États des dangers du XXIe siècle.

Thème central des concours du supérieur, les frontières sont aussi au cœur de l’actualité. Érigées comme un garde-fou face aux « dangers venus de l’extérieur » par certains partis politiques, d’autres appellent à les repenser pour répondre de façon plus profonde aux migrations. Dans cette nouvelle édition augmentée de L’Atlas des frontières. Murs, migrations et conflits, paru aux éditions Les Arènes, Delphine Papin et Bruno Tertrais analysent cet objet pluriel. S’appuyant sur une cartographie de grande qualité, ils présentent l’histoire des frontières et illustrent par un propos concret leur diversité et leurs formes, tant sur les espaces terrestres que maritimes.

Le politologue Bruno Tertrais revient avec nous sur cet objet géopolitique souvent caricaturé et mal compris.

 

Nonfiction.fr : Les frontières sont au cœur de l’actualité et évoquées dans de nombreux sujets, tant et si bien que vous parlez du « grand retour des frontières ». Ce constat est-il le reflet d’un monde confronté à de multiples crises ?

Bruno Tertrais : Ce « grand retour » est en fait une confirmation. Car cela fait bien longtemps que le paradigme du « monde sans frontières » ne fait plus recette, ou en tout cas n’est plus dominant. Nous vivons une sorte de retour de bâton de la mondialisation ouverte des années 1990. Les crises ont effectivement joué un grand rôle : le terrorisme au début des années 2000, l’immigration illégale dans les années 2010, la pandémie en 2020… Mais ces crises masquent trois autres évolutions plus profondes. La première, partiellement liée aux crises, est le retour du nationalisme y compris dans les pays occidentaux ; la focalisation de Donald Trump sur la frontière avec le Mexique n’était pas directement liée à une envolée de l’immigration illégale du sud vers le nord en dépit de quelques épisodes médiatisés. La deuxième, c’est la volonté de nombreux États de parfaire la construction de leur État en marquant leur souveraineté ; n’oublions pas que jusqu’à la fin du XXe siècle, nombre de frontières internationales n’étaient pas délimitées et encore moins démarquées. Même si cela peut faire mal de le reconnaître, force est de constater que Donald. Trump avait raison lorsqu’il disait « Les gens veulent voir des frontières » ou encore que « Si vous n’avez pas de frontière, vous n’avez pas d'État ». La troisième évolution, c’est un phénomène majeur et dont nous ne voyons encore que les prémices : la délimitation des frontières mais aussi des zones économiques exclusives en mer, du fait de la mise en œuvre depuis 1994 de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer, aussi appelée Convention de Montego Bay, qui avait été signée en 1982. Or, elle se fait dans ce contexte de renouveau du nationalisme et de compétition pour les ressources – non pas tant du fait de leur rareté que du fait de leur abondance, car les mers sont riches.

 

Lignes, rideaux, limites, barrières, clôtures, murs, le vocabulaire utilisé pour qualifier les frontières relève du champ lexical de la séparation, voire de l’opposition. Quelle est la principale fonction d’une frontière, selon vous, en 2021 ?

À l’ère moderne, la frontière interétatique – celle qui est le sujet essentiel de notre atlas – a toujours eu, et conserve, une fonction principale : définir le champ géographique de la souveraineté intérieure de l’État. Elle en est aussi le symbole : délimiter sa frontière, c’est aussi dire « c’est ici que je suis maître ». L’immense majorité des frontières sont pacifiques et la plupart des contentieux frontaliers sont sans conséquence majeure. On ne sait toujours pas si le Mont Blanc est en France ou en Italie, mais cela n’a pas d’impact sérieux sur les relations entre Paris et Rome… Lorsqu’un différend frontalier sérieux existe, c’est parfois pour ce qui se trouve dans la zone contestée – ressources en hydrocarbures, par exemple – mais c’est en fait assez rare. Le conflit frontalier est généralement un symptôme plus qu’une maladie : lorsque les relations entre deux États sont mauvaises, leur frontière est « irritée »… Dans certains cas particulièrement problématiques, le conflit frontalier peut recouvrir des enjeux majeurs. Par exemple, ce qui se passe à la frontière sino-indienne depuis l’été 2020 est assez grave, car nous sommes, dans l’Himalaya, sur une zone à haute valeur stratégique, or Pékin et Delhi ne se sont jamais entendus sur un tracé commun. Ce que l’on appelle la « Ligne de contrôle effectif » est en fait une région frontalière où l’on trouve un tracé indien et un tracé chinois… et une zone qui est un véritable jeu de go ou d’échecs, où les deux acteurs tentent de prendre l’avantage, de grignoter les positions de l’autre.

 

Vous recensez 70 frontières fermées par un mur ou une barrière en soulignant une accélération de ces constructions au XXIe siècle. Le coût de ces constructions est considérable (880 millions d’euros pour les barrières entre la Hongrie et la Serbie, 2,5 milliards de dollars pour le mur entre les États-Unis et le Mexique). Ces dispositifs atteignent-ils leurs objectifs ?

En fait, les experts recensent effectivement environ 70 murs ou barrières aujourd’hui, mais il n’est pas aisé de tenir une comptabilité précise : si seulement quelques kilomètres de frontière sont grillagés, il est difficile de parler d’un véritable « mur » entre deux pays. La situation à la frontière entre Gaza et l’Égypte, par exemple – totalement murée – est très rare. Ajoutons qu’une frontière murée ou grillagée n’est pas nécessairement une frontière « fermée » : c’est une frontière qui limite les passages non régulés, avec plus ou moins de souplesse aux points de passage légaux selon les pays et les moments. N’oublions jamais enfin que ces barrières ont une fonction totalement différente de celle du mur de Berlin : à l’époque – et c’est encore le cas pour la Corée du nord – il s’agissait d’empêcher les gens de « sortir », alors que pour les barrières contemporaines, il s’agit d’abord et avant tout de les empêcher de « rentrer ». Parfois, les murs ou les barrières vont « créer la frontière » : c’est le cas dans une situation conflictuelle, où les deux États concernés ont de mauvaises relations voire ne reconnaissent pas leur existence mutuelle : je pense encore une fois à la péninsule coréenne, mais aussi à l’Asie du sud, ou à Chypre. Ou encore à la barrière israélienne, qui cristallise l’existence d’un territoire cisjordanien séparé et pourrait être, moyennant quelques rectifications, une future frontière internationale. Quant à la question de savoir si ces murs et barrières remplissent leurs objectifs, elle n’a pas de réponse simple. Oui, ils limitent les risques d’intrusion, de terrorisme, de trafics… et dire qu’un « mur peut toujours être contourné » ne clôt pas le débat. Le problème est que certains responsables politiques présentent de telles solutions comme une panacée. Et que les clôtures créent aussi des drames humains.

 

Les délimitations se heurtent à des questions juridiques complexes. Vous illustrez cela par l’exemple de la Caspienne que les États riverains définissaient, en fonction de leurs intérêts, comme une mer ou un lac. Comment se règlent les contentieux maritimes ?

C’est d’une épouvantable complexité ! La Convention des Nations-Unies sur le Droit de la Mer a pris en compte de vieilles traditions et de vieux principes, mais aussi fixé les règles applicables dans des situations particulières : États très proches, États insulaires, États archipélagiques. Et elle a élargi les droits des États sur leur environnement en créant la notion de « Zone économique exclusive », qui ne fait pas partie du territoire national mais dans laquelle les pays concernés ont des privilèges d’exploitation des ressources. De plus, ces droits peuvent être étendus au-delà des ZEE dans des conditions géologiques particulières, si ce que l’on appelle le « plateau continental » va au-delà. La France a soumis plusieurs demandes d’extension de ses droits, certaines d’entre elles ont déjà été acceptées et si toutes l’étaient, elle aurait alors le premier domaine maritime mondial. Les contentieux maritimes sont, je l’ai dit, très complexes. Et tout le monde n’a pas signé la Convention. La seule solution acceptable en cas de contentieux est d’accepter le jugement d’une cour internationale. Mais tous les pays n’acceptent pas ce principe ! On peut avoir d’autant plus de litiges que certains États – je pense à la Chine – pratiquent une politique de « poldérisarion » sur certains îlots pour justifier leur mainmise sur les eaux environnantes.

 

Vous présentez une excellente carte sur la Turquie et son environnement. Ankara remet en question les frontières qui lui ont été imposées après la Grande Guerre et la fin de l’Empire ottoman. Son armée est présente de Tripoli au Haut-Karabagh, s’implique dans de nombreux conflits et le gouvernement revendique de nombreux territoires terrestres et maritimes. À la veille du centenaire de la naissance de la Turquie kémaliste, quelles sont les ambitions territoriales d’Erdogan ?

Comme la Russie ou la Chine, la Turquie contemporaine s’inscrit dans une logique nationaliste, et même néo-impérialiste, qui la conduit à vouloir dépasser ses frontières. Erdogan aime parler des « frontières du cœur ». Et elle se plaint du caractère inique, selon elle, du traité de Lausanne, qui il y a un siècle fixa les limites de son territoire. Pour l’heure, toutefois, elle ne cherche pas l’expansion territoriale mais plutôt l’influence, que ne soit en Syrie, en Libye, dans le Caucase… Sauf en Méditerranée orientale, où elle cherche clairement à étendre unilatéralement ses droits – par exemple en fixant avec le gouvernement intérimaire libyen la limite de ses eaux. En Mer Egée, c’est plus compliqué : Ankara cherche à grignoter la souveraineté grecque et se comporte de manière anormale, mais l’on ne peut pas dire sur le plan juridique, la position turque dans cette mer est totalement scandaleuse et que la Grèce a raison sur tous les plans. Encore faudrait-il que les deux pays s’accordent sur une médiation internationale… ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

 

L’Union européenne s’est pensée par-delà les frontières, notamment pour les unionistes. Le Brexit, les mouvements indépendantistes et la poussée des partis d’extrême-droite menacent-ils ce projet ?

L’Union européenne s’est d’abord construite sur le dépassement des nationalismes, sur la coopération entre anciens adversaires, et sur l’interdépendance entre États membres. Mais la liberté de circulation en est effectivement devenue, depuis le début du siècle, un symbole voire un pilier. Contre lequel le nationalisme britannique – en fait surtout anglais – a voulu s’élever – même si le Royaume-Uni ne faisait pas partie, rappelons-le, de l’espace Schengen. Les dispositions de libre circulation peuvent subir des suspensions et il est vrai que celles-ci sont de plus en plus fréquentes. Le problème, à mon sens, est que nous avons fait la même erreur avec Schengen qu’avec l’euro. Je précise que je suis personnellement attaché aux deux ! Mais de même qu’on a fait l’union monétaire sans la convergence des politiques économiques, on a fait la liberté de circulation sans renforcer tout de suite le contrôle aux frontières extérieures. Ce qui est pain bénit pour les nationalistes et les souverainistes. Je reste optimiste : l’Union européenne est plus résistante qu’on ne le croit souvent. D’ailleurs, ceux qui veulent l’indépendance, en Ecosse ou en Catalogne, voudraient aussi que leur futur État soit membre de l’UE.

 

*L’interviewé : Bruno Tertrais est Directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) depuis 2017. Ses domaines de compétence sont la géopolitique et les relations internationales, la défense et les affaires militaires, les questions nucléaires, la politique américaine et les relations transatlantiques, la sécurité au Moyen-Orient et en Asie. Il a été Maître de recherche à la FRS (2001-2016), Chargé de mission auprès du Directeur des affaires stratégiques du ministère de la défense (1993-2001), et Directeur de la Commission des affaires civiles à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN (1990-1993). Il est également Senior Fellow à l’Institut Montaigne et conseiller scientifique auprès du Haut-Commissaire au Plan. Il tient une chronique bimensuelle dans l’hebdomadaire L’Express intitulée « Le regard du stratège ». En 2010, il a reçu le Prix Vauban pour l’ensemble de son œuvre. En 2016, il a reçu, avec Jean Guisnel, le Prix Brienne du livre géopolitique de l’année pour l’ouvrage Le Président et la Bombe. En 2017, il a reçu, avec Delphine Papin, le Prix Georges Erhard, décerné par la Société de Géographie, pour l’ouvrage L’Atlas des frontières, dont une édition entièrement refondue est parue en mars 2021.

 

Sur Nonfiction.fr:

- Anne-Laure Amilhat-Szary, « Les frontières au défi du XXIe siècle »

- Camille Schmoll, « Franchir la Méditerranée au féminin ».

- Stéphane Rosière : « Cloisonner le monde »