Au-delà d'une linéarité renforcée, la frontière se présente comme un objet géographique particulier qu'il convient de repenser dans sa complexité.

Anne-Laure Amilhat-Szary* revient ici, dans le cadre du Thème 3 de Première traitant des frontières, sur la place des frontières dans la mondialisation. Dans son récent ouvrage, elle montre que le paradigme frontalier ne peut être enfermé dans une logique binaire, au-delà de la frontière militarisée ou incarnée par le mur, elle révèle les mécanismes spatiaux structurant ces lieux.

 

Nonfiction.fr : Vous expliquez que les frontières sont autant un projet politique formalisé dans l’Europe westphalienne qu’un outil de domination économique. Si le premier point est assez bien connu, il est plus difficile de percevoir la frontière sur le plan économique. En quoi est-elle le fruit du capitalisme ?

Anne-Laure Amilhat-Szary : L’invention de la frontière est corrélée à celle de la propriété privée, de la fin des communs et de la fermeture des champs, jusqu’aux barbelés de la prairie de l’ouest états-unien. La frontière établit un périmètre au sein duquel on peut établir des normes et les faire appliquer, c’est donc un outil fabuleux de constitution et de régulation d’un marché.

Quand ce marché s’est avéré insuffisant, que ce soit en termes d’approvisionnement (colonisation, land-grabbing) ou de distribution (globalisation, baisse des tarifs douaniers), les même États qui avaient inventé les frontières se sont attribués le droit de les dépasser pour aller s’approprier des ressources ailleurs. Ces mécanismes que l’on dit d’« extra-territorialité » ne viennent pas après ou en plus, ou pour contredire le principe initial de souveraineté qui a toujours justifié l’invention des frontières. Ils mettent en évidence la flexibilité d’une institution comme la frontière, qui n’a rien de stable, contrairement à ce qu’une vision réaliste des relations internationales nous habitue à penser.

Plutôt que les traditionnelles définitions de la frontière qui lient traditionnellement Etat, territoire et souveraineté d’une manière quasiment tautologique, je propose désormais, pour la différencier aussi d’autres types de limites, de définir la frontière comme un espace-temps matérialisant les normes. Cela permet d’une part d’intégrer dans la pensée de ce concept les dynamiques d’extra-territorialité que les États s’autorisent et, d’autre part, de pouvoir penser des frontières à d’autres échelles. Cette discussion est au cœur de mon livre paru en 2020, Géopolitique des frontières. Découper la terre, inventer une vision du monde.

La frontière est associée à la limite, voire à une zone de conflits, comme entre les deux Corées. On oublie pourtant que même dans le cas coréen, elle impose un dialogue entre les deux acteurs étatiques. Pourquoi notre vision de la frontière demeure si partielle ?

Notre vision de la frontière est le fruit de représentations partagées, socialement construites, qui effacent son historicité et, au contraire, la naturalisent. Pensez à cette idée de « frontière naturelle » qui a la peau si dure : presque tous mes interlocteur.ices m’en parlent, et l’école continue d’en propager l’idée à tous les niveaux scolaires : d’où vient-elle ? À partir du 17ème siècle, en Europe occidentale et dans les mondes que cette dernière est en train de coloniser, les frontières linéaires deviennent une norme politique. Les souverains qui règnent alors tirent leur légitimité d’un droit divin. Aussi, faire coïncider les limites du champ de leur pouvoir avec des éléments naturels leur permet d’essentialiser le territoire qu’ils s’attribuent. Cela est rendu d’autant plus facile que la technologie dominante de l’époque, la carte, leur permet désormais de se représenter les éléments saillants du relief (montagnes, fleuves) de manière linéaire : un support parfait pour tracer les frontières. On va désormais se figurer le territoire national comme un tout qui fait corps, pensons aux cartes qui représentent un pays comme un personnage ou à la figure de l’Hexagone français qui s’impose en contrepoint au moment où le pays renonce à ses colonies nord-américaines.

Le fait que nos imaginaires soient cantonnés à cette figure géométrique de la droite bissectrice tient à cette force des représentations historiques mais aussi à l’attrait formel de la ligne, dont l’art conceptuel des années 1960 a renouvelé la puissance expressive. Qui plus est, dans des pays centralisés comme le nôtre, les frontières sont éloignées des centres de décision, on se les représente encore comme des « bouts du monde » (et les cartes produites par les instances d’aménagement du territoire figurent encore souvent notre territoire comme une île entourée d’aplats blancs) : on a du mal à les aborder comme des bassins de vie qui enjambent la frontière. La frontière constitue pourtant un espace d’intermédiarité qui s’organise autour des relations, de part et d’autre d’une limite qui se traverse. La discontinuité provoquée par le tracé de la frontière ouvre en effet des différentiels qui constituent des ressources pour les habitant.es de ces espaces. Cela est vrai bien sûr des très nombreuses parties du monde, où la frontière-ligne de la carte ne se voit pas sur le terrain car elle n’y est pas démarquée, mais aussi des frontières apparemment les plus fermées (barrières et murs) qui s’avèrent  parmi les plus traversées du monde (États-Unis/ Mexique, Israël/ Palestine). Même entre les deux Corées, il existe une zone de développement économique fondée sur les flux de travailleurs transfrontaliers, autour du complexe de Kaesong, où les cadres sud-coréens font travailler les ouvriers nord-coréens, les corporations du sud rémunérant le régime du Nord… pour fabriquer des composants électroniques qui sont peut-être dans les appareils que vous utilisez tous les jours.

Vous montrez assez bien que Friedrich Ratzel lui-même ne pensait pas uniquement la frontière comme une ligne continue. Les fameuses frontières naturelles ont-elles conduit ceux qui les ont pensées à oublier les réalités ethniques de chaque côté de ces lieux ?

Effectivement, Friedrich Ratzel ne concevait pas la frontière comme un périmètre stable, et pas seulement pour les raisons expansionnistes qui ont disqualifié son œuvre au vu de l’utilisation que le régime nazi en a fait. Analyste de l’espace de vie des peuples, il concevait leur enveloppe comme mobile : pour lui la frontière était plus une zone qu’un trait.

Cette question rejoint la précédente sur la question d’une vision organique du territoire des États-nations. Les frontières ne servent pas à oublier les réalités ethniques, mais contribuent à fabriquer des périmètres identitaires puissants qui minorent les héritages régionaux au profit de l’échelle nationale. C’est ce que je veux dire quand j’affirme que ce n’est pas une identité nationale stable qui produirait une frontière autour d’elle, mais que c’est au contraire la frontière qui crée l’identité. Une fois la frontière tracée, le travail d’étaiement de l’identité peut commencer : la natio-genèse accompagne la stato-genèse. Les mêmes cartes qui ont naturalisé les frontières, notamment au 19ème siècle, se sont mises à localiser les « peuples » et les langues dans une optique territoriale exclusive, de non-recouvrement. Les États plurinationaux existent mais le référent dominant reste celui de l’État-nation, qui impose d’adopter un récit national convainquant. Les luttes d’émancipation « nationale » continuent d’exister aujourd’hui et la fabrique frontalière a de beaux jours devant elle, mais il ne faut pas oublier que les groupes ne se mobilisent de la sorte que dans des situations d’oppression qui ne leur permet pas d’envisager leur avenir dans le contexte existant.

Il y a un paradoxe dans la frontière qui tout en cherchant à stopper les mobilités contribue aussi à les réinventer. La frontière entre les États-Unis et le Mexique est à cet égard révélatrice. Alors que l’on ne cesse de parler de « mur », les mobilités semblent se diversifier à l’image des narcotuneles. D’autre part, de chaque côté de la frontière les économies reposent sur le franchissement de la frontière comme nous le voyons avec les villes jumelles et les maquiladoras. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Les frontières n’ont jamais cherché à stopper les flux, mais à les filtrer. C’était déjà le rôle du mur d’Hadrien pendant la période romaine, c’est encore plus évident au début du 21ème siècle globalisé. La frontière États-Unis/ Mexique est la limite internationale la plus traversée du monde (1 million de passages quotidiens légaux et 500 milliards d’échanges commerciaux annuels) : les narcotuneles ne représentent qu’une petite partie des flux, comparés aux armes qui franchissent tout aussi illégalement, mais plus facilement, la frontière dans l’autre sens. Cette frontière est l’une des plus intégrée du monde pour deux raisons. D’une part la région a été occupée avant le tracé définitif de la frontière au milieu du 19ème siècle, colonisée par les Espagnols avant les Anglais (l’Espagnol n’y est donc pas la langue des immigrés, mais la première langue occidentale !) et l’organisation de l’espace y témoigne de cette unité ancienne. D’autre part il s’agit de l’un des plus grands différentiels économiques du monde (en termes de PIB), ce qui représente une ressource fabuleuse pour le capitalisme, à l’origine du développement des économies jumelles contemporaines et des usines. Il ne faut pas oublier que 1994 marque à la fois la signature de l’ALENA (Accord de Libre-Échange Nord-Américain) et le début de l’opération Gatekeeper (première étape de la fortification de la frontière). Comme je le dis souvent, il ne faut pas opposer des frontières qui s’ouvrent et d’autres qui se ferment : toutes connaissent des mécanismes d’ouverture/ fermeture (debordering/ rebordering) en même temps : selon le type de personne, de marchandise, d’information, de capital, elle présente l’un ou l’autre aspect. H. Van Houtum parlait de frontière Janus   .

Pour sortir du cadre de pensée occidental, vous proposez l’expression de « frontière mobile ». Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par cette notion à partir d’un exemple ?

La notion de frontière mobile vient en effet d’une tradition de la géographie qui pense l’espace non plus à partir des ancrages, mais des mouvements. Je pense aux travaux de Denis Retaillé   notamment, qui a construit son analyse théorique à partir d’un long travail de terrain avec les populations nomades sahéliennes. Mais le principal pionnier en la matière est Jean Gottmann   , pour qui l’espace doit se comprendre en fonction des circulations, à toutes les échelles. Selon lui, la frontière est un compromis entre la quête de sécurité des groupes humains qui les pousse à s’abriter derrière ces limites, et leur soif d’opportunités qui les amène à les dépasser.

La notion de « frontière mobile » permet ainsi de rendre compte d’une façon de comprendre le monde qui ne se réduit à pas à la vision sédentaire des modes d’habiter occidentaux. C’est aussi un outil pour penser l’individualisation des régimes frontaliers et les contradictions de cette figure politique. En effet, les pays qui ont inventé la frontière moderne linéaire et l’idée de l’État-nation considèrent les mobilités comme légitimes (cf l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme) mais demeurent souverains dans leur gestion des circulations, sans qu’il existe d’institution globale qui garantisse cette libre circulation.

Pour les personnes auxquelles le visa Schengen est refusé par exemple, la traversée de la frontière peut durer des années : celle de leur périple terrestre et maritime pour aller de leur pays d’origine à celui de destination. Et même une fois arrivés et dotés de papiers officiels (asile ou nationalité nouvelle), leur profilage racial peut continuer d’en faire la cible de contrôles fréquents. Pour ces personnes, la frontière se déplace avec eux, Clémence Lehec parle même de « frontière de Damoclès »   .

La frontière a un côté rassurant dans nos imaginaires entre un dedans sécurisé et un dehors où seraient relégués l’ensemble des dangers. Le terrorisme et la crise pandémique finissent de faire tomber ce mythe. Néanmoins, certains continuent à s’enfermer dans cette illusion. Comment expliquer un tel décalage entre un imaginaire simpliste de la frontière, puis une réalité complexe et protéiforme ?

C’est peut-être votre question la plus difficile, car je n’arrive pas vraiment à y répondre alors que je me la pose tout le temps : le rationnel a du mal à tenir tête à l’émotionnel, or la frontière joue sur des ressorts psychologiques très profonds, notamment la dialectique peur / sécurité. Cette situation tient aussi, sans doute, à la force du récit politique qui sous-tend la frontière, et son aspect binaire : on est soit dedans, soit dehors. La frontière permet d’effacer la complexité du monde, d’oublier que la majorité des « terroristes » sont nés sur le sol de l’État-nation dans lequel ils ont perpétré leurs crimes, que le Sars-Cov2 franchit toutes les barrières, à commencer par celles de nos organismes et de nos cellules.

La frontière permet la mise en spectacle d’un pouvoir, notamment sous sa forme la plus monumentale qu’est le mur. Dans ce cadre elle fonctionne comme une prophétie auto-réalisatrice pour les gouvernements : puisqu’il a fallu autant de moyens pour ériger ces barrières, c’est donc que le danger préalable était immense… Elle obscurcit dans le même temps des pratiques de contrôles de plus en plus déshumanisantes, et notamment l’enfermement aux frontières, qui remettent profondément en cause nos principes démocratiques. Agir aux frontières, pour un gouvernement, c’est donner l’impression qu’on maîtrise une situation politique. Souvent il ne s’agit que de discours : les principaux gouvernements populistes qui réclamaient la fermeture des frontières à corps et à cri ont été les derniers à prendre la décision de les verrouiller au début de la pandémie de Covid-19… Preuve s’il en était besoin que le discours xénophobe n’est pour eux qu’une rente électorale leur permettant d’accéder au pouvoir pour s’en approprier à leur tour les prébendes, exactement comme les élites dont ils prennent la place et qu’ils avaient dénoncées pour cela !

Votre travail comprend une partie prospective dense et réfléchie. Pour vous, la frontière enferme et est destructrice de vies. Quelle conception des frontières envisagez-vous ?

Un monde vu depuis le point de vue de l’autonomie des migrations, c’est-à-dire du point de vue de personnes qui auraient des droits équivalents à la mobilité, imposerait non pas forcément l’abolition des frontières, mais des limites ouvertes et perméables qui enserrent des périmètres où droits et devoirs puissent être régulièrement redistribués. Cette vision qui paraît utopique n’est pourtant pas si éloignée de la situation qui prévalait aux frontières avant le tournant sécuritaire de la post-guerre froide.

Aujourd’hui, cela impose de renouveler considérablement notre perception de la citoyenneté, à en décaler le rapport au groupe national. Cela ne revient en rien à nier les spécificités culturelles et à tendre vers un horizon global uniforme. Penser la frontière nous permet de questionner la place que nous accordons à l’altérité dans nos processus d’identification (en y incluant une ouverture pluriculturelle, voire des indéterminations), de concevoir nos processus d’identification de manière moins essentialiste. Cela impose surtout de ne pas continuer à penser que nos systèmes de gouvernement qui démultiplient les statuts des personnes vis-à-vis du droit en fonction de leur statut migratoire (et parfois des années voire des décennies après leur changement de résidence) continuent à pouvoir être qualifiés de démocraties. Depuis la frontière, on peut en effet construire une critique radicale du capitalisme et proposer un renouveau politique essentiel.

 

*L’interviewée : Anne-Laure Amilhat-Szary est professeure à l'Université Grenoble-Alpes et directrice de Pacte, Laboratoire de sciences sociales (UMR 5194 - https://www.pacte-grenoble.fr/) Ancienne élève de l’ENS Fontenay, agrégée de Géographie et membre honoraire de l’IUF, c’est une géographe politique dont le travail concerne les frontières. Elle développe des recherches concernent les interrelations entre espace et art dans les lieux contestés, et notamment dans les espaces frontaliers et construit un musée imaginaire du « border art » . Elle a participé à la fondation du collectif antiAtlas des frontières (http://www.antiatlas.net/), un projet sciences/art et anime le Performance Lab dédié à structurer la Recherche-Création en France (https://performance.univ-grenoble-alpes.fr/). Auteure de : Après les frontières, avec lea frontière (2006, avec MC Fourny), Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? (2015), Borderities, the Politics of Mobile Borders (2015, avec F Giraut), Histoires de frontières, une enquête sud-africaine (2017, collectif), Géopolitique des frontières. Découper la terre, inventer une vision du monde (2020), Frontières (2020, avec G. Hamez).

Sur Nonfiction.fr:

- Camille Schmoll, "Franchir la Méditerranée au féminin". 

- Stéphane Rosière : « Cloisonner le monde »

- Bruno Tertrais : « Les frontières, un objet pluriel »