L'érection de murs et barrières supposés infranchissables témoigne d'une évolution de la frontière au XXIe siècle dans un monde hypermobile et l'apparition d'un véritable marché de la frontière.

Le géographe Stéphane Rosière* revient ici, dans le cadre du Thème 3 de Première traitant des frontières, sur les barrières qui se sont substituées aux frontières dans certains territoires. À l’image des murs et cloisons en Hongrie, puis aux États-Unis, la barrière du XXIe siècle semble avoir davantage vocation à exclure qu’à protéger. Le « cloisonnement du monde » reflète en ce sens les inégalités et les injustices de la mondialisation.

 

Nonfiction.fr : Vous présentez dans votre livre le plus ancien mur frontalier qui se situe dans l’actuelle Syrie, date de - 2 400-2 200 av. J.-C. et mesurait 220 kilomètres de long. À quoi ressemblait ce mur et pourquoi a-t-il été construit ?

Stéphane Rosière : Ce mur a été découvert en Syrie, par des archéologues français et syriens, peu avant le début de la guerre civile en 2011. Il daterait du l’âge du Bronze ancien IV (l’âge de bronze débutant aux environs de 3000 avant J.-C). Large de 0,8 m à 1,2 m, le mur mesurait environ 1 mètre de haut mais il était long de 220 km et parfois appuyé sur des forteresses   . Ce « très long mur », comme l’ont surnommé les archéologues qui l’ont découvert, délimitait vraisemblablement un territoire voué à une occupation sédentaire combinant culture et élevage à l’ouest du mur, face aux régions à l'est du mur, laissées aux pasteurs nomades. Ce mur témoigne de l’existence d’un pouvoir centralisé capable de gérer ses marges sur de grandes distances. La muraille de Chine, ou plutôt les murailles, poursuit ce mouvement dans une autre région du globe sur des bases tout à fait comparables (tenir les nomades à distance).

 

Le sens et la forme de ces barrières changent au fil de l’histoire avec notamment l’apparition du barbelé. Dans le cadre de la colonisation, la séparation est pensée dans un cadre global de coercition. Quelles frontières-barrières symbolisent pour vous cette période ?

La barrière construite par les Italiens à la frontière de la Lybie et de l’Égypte, dans les années 1930, fonde les techniques contemporaines en la matière (double ligne de clôtures électrifiées, renforcées par des barbelés, longées par une route de patrouille). Le monde colonial fut un champ d’expérimentation politique. On y a déployé des formes d’ingénierie ethnique (déplacement autoritaire des populations) d’une ampleur nouvelle (déportation des Indiens en Amérique du Nord, déplacements de peuples rétifs à l’ordre colonial dans les différents empires, dont la Libye ou l’Algérie, souvent pour accaparer leur terre). Face aux indigènes révoltés, la violence du pouvoir colonial était souvent ultime   . La barrière frontalière fut donc expérimentée en tant qu’outil de domination coloniale (parmi d’autres). Elle a été pensée par les puissances du « Nord » pour dominer le « Sud », mais elle est devenue par la suite un outil de séparation entre pays du Nord durant la « guerre froide » (Rideau de fer) puis elle s’est généralisée au XXIe siècle comme outil « biopolitique » de gestion de la mobilité humaine. La notion de teichopolitique – politique fondée sur la construction de mur, teichos en grec ancien   est issue de ces réflexions et renvoie précisément à cette finalité des « barrières » qui sont d’abord des outils de gestion des flux. Le but de la barrière est d’obliger les individus à se faire contrôler dans les points de passage frontaliers ou dans les check-points de façon plus générale.

 

Le mur de Berlin a marqué les esprits par son aspect massif, le fait qu’il soit aussi souterrain puisque le métro est coupé en deux et sa dimension symbolique. Pour autant, son objectif est plus d’empêcher la sortie de son territoire que l’entrée. Cette « clôture » symbolique de la guerre froide a-t-elle inspiré d’autres gouvernements ?

La plupart des murs et barrières aux frontières sont effectivement construits pour empêcher d’entrer dans un périmètre donné (logique défensive qui prévaut dans les gated communities) plutôt que de sortir (logique carcérale). Si le rideau de fer avait initialement une vocation défensive, il se transforma effectivement en outil carcéral, c’était d’ailleurs bien le but du mur de Berlin que d’empêcher la fuite des Allemands de l’Est vers les zones occidentales de Berlin. Aujourd’hui, les pays qui interdisent la sortie de leur territoire sont rares. Ce sont tous des dictatures (entre autres la Corée du Nord et l’Érythrée). D’une manière générale, beaucoup de régimes autoritaires verrouillent leurs frontières, pas forcément en construisant des barrières, mais en octroyant des régimes juridiques généralement très restrictifs aux régions frontalières (Russie, mais aussi Brésil). Le mur de Berlin a inspiré d’autres gouvernements d’un point de vue technique, il est en effet le prototype des murs urbains contemporains (Jérusalem). Notons que construire un mur est beaucoup plus coûteux qu’une clôture (au prix moyen déjà conséquent d’au moins un million de dollar le kilomètre), ainsi les répliques du mur de Berlin sont-elles rares.

 

Vous montrez bien que les barrières ont plus vocation à bloquer les hommes que les flux illégaux et le terrorisme. Elles révèlent une asymétrie de la mobilité et ce sont généralement les populations les plus fragiles qui ne peuvent franchir les frontières. N’y a-t-il pas un paradoxe entre un monde hypermobile et la multiplication des barrières ?

Les barrières frontalières sont effectivement, avant tout, des outils de gestion et de contrôle des flux humains – les « illégaux » étant tous ceux qui esquivent le contrôle. En termes de flux, il faut raisonner en catégories fines. Le monde est hypermobile, soit, mais seulement pour deux catégories d’individus : les individus « adaptés » (bons passeport, niveau de vie élevé) et les « désirés » (diplômes adéquats, qualifications recherchées). Dans sa segmentation en deux de l’humanité, le géographe Matthew Sparke (2006) soulignait l’existence d’une « business class citizenship », qui voyage aisément et passe les frontières sans difficultés. Face à cette catégorie, j’ai pu dialectiquement distinguer une « low-cost citizenship »   qui est formée par tous ceux pour qui le monde est déjà beaucoup moins « mobile ». Il peut s’agir de catégories sociales intermédiaires, mais dépourvues de papiers, qui pourront payer les mafias de passeurs, ou tout en bas de l’échelle, de pauvres dépourvus de papier qui sont littéralement assignés à résidence (ou confinés !) par le régime frontalier mondial. Anne-Laure Amilhat Szary et Frédéric Giraut (2015) ont exprimé cette plasticité des frontières en fonction des individus qui les traversent, sous l’expression de « frontiérité ». La mobilité des individus, ou cette « frontiérité », est désormais conditionnée aux informations personnelles que nous acceptons de fournir aux autorités de contrôle.

 

La barrière est devenue un marché lucratif avec des matériaux spécifiques, des modèles et des normes. Qui sont les principaux bénéficiaires du « cloisonnement du monde » ?

Comme l’avait écrit Claire Rodier (2012), il y a bien un business de la « xénophobie ». Ce business du contrôle et du refoulement aux frontières est incarné par ce qu’on peut appeler le complexe « sécuritaro-industriel » qui est l’acteur principal des teichopolitiques contemporaines. Le socle de ce « complexe », nouvel avatar du « complexe militaro-industriel » de la guerre froide, est formé par des entreprises privées. En effet, la diminution du nombre des guerres interétatiques et des menaces strictement militaires, ou la fin des « guerres majeures » théorisée par l’historien John Mueller, s’est accompagnée de la montée en puissance de nouvelles menaces : plus larges et plus diffuses englobées dans la notion de sécurité. De manière intéressante, les outils employés pour contrôler les frontières (dans les points de passage frontalier et le long de la ligne de démarcation) sont souvent les mêmes que ceux qui protègent les aéroports, les zones franches et tous les périmètres d’accès restreint. Les clôtures aux frontières, tout comme les caméras et capteurs que l’on ajoute, peuvent être exactement les mêmes qu’autour de banales zones commerciales. La frontière est un marché parmi d’autres pour les entreprises du complexe sécuritaro-industriel qui répondent tout à la fois aux besoins des individus, des groupes (par exemple de résidents d’une gated community), des entreprises ou des États (voir la firme américaine Schlage qui fournit des dispositifs de blindage pour les ménages aussi bien que des équipements biométriques pour les polices des frontières).

 

Ces barrières ne cessent de se renforcer pour devenir « infranchissables » mais elles sont ainsi à l’origine de toute une stratégie de contournements. On l’observe au Mexique avec les narcotuneles qui permettent de passer d’importantes quantités de drogues vers les États-Unis. La frontière infranchissable existe-t-elle ?

Non. Il n’y a pas de barrière infranchissable, mais comme une porte d’entrée pour un domicile, l’effraction (ou le contournement pour les barrières) peut être plus ou moins longue. Si forcer le passage prend trop de temps, le « clandestin » ou le cambrioleur prennent plus de risque. J’avais été frappé d’entendre un responsable d’Eurotunnel lors d’une visite groupée avec d’autres géographes du site de Coquelles expliquer, lui aussi, que les systèmes construits sont fait pour ralentir, dissuader, mais qu’un migrant qui veut vraiment passer, finira par passer. C’est ce qui m’incite à penser que les barrières, qui sont toujours construites aux frais des contribuable ne sont sans doute pas nécessaires. Je rejoins en fait des penseurs comme Catherine Wihtol de Wenden (2013) ou François Gemenne (2015) qui plaident pour la liberté de circulation et l’ouverture réelle des frontières, ouverture qui permet aussi le retour des migrants dans leur pays, au lieu de les cadenasser dans les pays d’accueil.

 

Quelle frontière incarne le mieux votre livre et pourquoi ?

Question difficile. Il faudrait choisir un archétype. Or, qu’est-ce qu’une barrière frontalière aujourd’hui ? En général, c’est avant tout un obstacle pour juguler les migrations non désirées. Les barrières ou « murs » visent les flux de migrants en route vers un territoire plus riche que celui dont ils sont originaires. Parallèlement, notons que les marchandises en provenance des mêmes territoires sont bienvenues (le libre-échange est un crédo mondial, seule la libre-circulation pose un problème, je répète fréquemment à mes étudiants que l’être humain est le grain de sable qui coince les rouages d’une mondialisation pensée pour les marchandises). Ainsi, je dirai que les frontières de l’Union européenne dans les Presidios espagnols de Ceuta et Melilla, aux clôtures si hautes et spectaculaires (mais malgré tout franchies, régulièrement, par des vagues de migrants) seraient sans doute le meilleur exemple, par ailleurs visuellement très spectaculaire et d’autant plus symbolique de l’actuel « cloisonnement du monde » (pour reprendre le sous-titre de mon livre).

 

Références

  • Amilhat Szary, A.-L. ; Giraut, F., (2015), Borderities and the Politics of Contemporary Mobile Borders, London, Palgrave Macmillan, 308p.
  • Gemenne, F., (2015), « Migrants : voici dix raisons d’ouvrir les frontières », La Libre Belgique, mis en ligne le 20 août 2015, consulté le 5 septembre 2018, [En ligne] URL : http://www.lalibre.be/debats/opinions/migrants-voici-dix-raisons-d-ouvrir-les-frontieres-55d6040335708aa4379f81c9#b2959
  • Geyer B., Awad N., Al-Dbiyat M., Rousset M.-O., (2010), « Un très long mur dans la steppe syrienne », Paléorient, CNRS édition, vol. 36, n°2, pp.57-72.
  • Hippler, T., (2014), Le gouvernement du ciel. Histoire globale des bombardements aériens, Paris, Les prairies ordinaires, 272 p.
  • Le Cour Grandmaison, O., (2005), Coloniser, exterminer, Paris, Fayard, 365 p.
  • Rodier, C., (2012), Xénophobie Business. À quoi servent les contrôles migratoires ? Paris, La Découverte, 200 p.
  • Rosière, S. (2020), Frontières de fer. Le nouveau cloisonnement du monde, Paris, Syllepse.
  • Sparke, M., (2006), « A neoliberal nexus: Economy, security and the biopolitics of citizenship on the border », Political Geography, vol. 25, n° 2, pp. 151-180.
  • Wihtol de Wenden, C., (2013), Faut-il ouvrir les frontières ?, Paris, Les Presses de Science-Po, coll. « La bibliothèque du citoyen », 2e édition, 98 p.

 

*L’interviewé : Stéphane Rosière est professeur à l’université de Reims Champagne-Ardenne où il a fondé le master de géopolitique en 2008. Il est directeur scientifique des Journées géopolitiques de Reims et directeur de publication de la revue en ligne L’Espace politique.