Camille Schmoll s'attache à analyser et retranscrire le parcours des femmes qui tentent de franchir la Méditerranée, comblant ainsi les lacunes de nombreuses études sur les migrations.

Camille Schmoll* revient ici, dans le cadre du Thème 3 de Première traitant des frontières, sur le droit de la mer et les frontières maritimes. Toutefois, plus qu’une analyse des frontières et de leur franchissement, elle s’intéresse à ceux et surtout à celles qui se lancent dans la traversée de la Méditerranée. Son récent ouvrage livre une analyse percutante des femmes qui pratiquent ce franchissement depuis l’Afrique vers l’Europe dans le cadre d'une « crise migratoire » qu'il convient de remettre en question. Ces parcours sont marqués par une violence constante et protéiforme de leur départ à leur arrivée.

 

Nonfiction.fr : Dans Les Damnées de la mer, vous revenez sur le franchissement des frontières en Méditerranée. Quelles sont les spécificités de ces frontières et la convention de Montego Bay est-elle ici applicable ?

Camille Schmoll : Pour ce travail, je me suis placée du point de vue d’une géographie sociale qui envisage le vécu, l’expérience des frontières, c’est-à-dire que j’aborde la notion de frontières en partant du point de vue et de trajectoires de ceux – et surtout de celles - qui la traversent. J’insiste sur la dimension incorporée de cette traversée, ce qui me rapproche de nombreux travaux de géographie sociale et féministe qui s’intéressent au corps comme élément fondateur de notre rapport à l’espace.

Pour comprendre cette approche, il faut revenir je crois sur ce qu’est devenue la frontière européenne au fil des 30 dernières années, avec la criminalisation des migrations internationales et l’allongement des trajectoires qui en découle. Cette frontière, loin d’être linéaire, est à présent épaisse, mobile et labile, tandis que les situations frontalières s’égrènent au fil des trajectoires. Il n’est donc pas vraiment question, dans mon livre, de traversée de la frontière-ligne mais plutôt de la vie quotidienne dans la frontière épaisse.

La traversée de la Méditerranée est l’un de ces moments où la frontière est vécue avec le plus d’intensité : on y expérimente des sensations - la soif, la brûlure, le froid - mais aussi des émotions terribles - la peur, l’angoisse, la déchirure liée à la perte d’êtres proches en voyage. La convention de Montego Bay s’applique ici, notamment l’article 98 qui prévoit une obligation de prêter assistance qui incombe au capitaine du navire « pour autant que cela lui est possible ». Et d’ailleurs, les sauvetages en mer sont souvent à l’initiative de bateaux marchands. Malheureusement, cette obligation n’est pas toujours respectée du fait des conséquences que le sauvetage peut avoir en termes judiciaires ou administratifs (par exemple l’immobilisation des navires le temps des enquêtes administratives) ou encore, devant la difficulté à trouver un port pour débarquer les personnes. Cela encourage parfois les marins à ignorer les embarcations en détresse, avec les conséquences dramatiques que l’on sait. Cette politique constante de dissuasion, qui met ‘hors-jeu’ les différents acteurs du sauvetage – et qui en ce moment s’applique tout particulièrement aux ONG – est simplement mortifère.

Par ailleurs, dans le cadre de la convention recherche et sauvetage dite SAR, consacrée aux opérations de secours en mer, chaque État côtier – notamment Malte et l’Italie - a l’obligation de porter secours et assistance aux personnes en détresse. Mais les tensions sont fortes entre États et dans ce domaine comme dans d’autres de la politique migratoire, on cherche à déléguer la responsabilité de ces sauvetages à d’autres États. Ainsi début 2017, l’Italie a signé un accord déléguant une partie du secours en mer à la Libye. Pour rappel, la Libye n'est pas signataire ni de la convention de Genève de 1951 ni du protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés ; et l’on connaît le triste traitement réservé à ceux qui reviennent en Libye. Cet épisode constitue le dernier en date d’une série de mesures qui, en durcissant la possibilité d’accéder en Europe, augmente considérablement les risques pour celles et ceux qui tentent la traversée.

 

Si ce sujet vous accompagne depuis les années 1990 avec une étude des femmes africaines en Italie, votre livre se concentre davantage sur les années 2000 pour lesquelles vous parlez de « tournant humanitaro-répressif ». Qu’est-ce qui change concrètement pour les migrantes ?

Des années 1990 jusqu’au début des années 2000, l’Italie a beaucoup régularisé les travailleuses et travailleurs immigrés. Pendant les années 2000, on assiste à la fin de la migration économique légale qui, à partir de 2004, se réduit, en Italie à quelques milliers de personnes chaque année. La demande d’asile devient la seule façon de se régulariser pour des personnes dont les motivations sont, pour la plupart d’entre elles, mixtes, entre précarité économique et crainte des persécutions au pays d’origine. En parallèle, les raisons de partir dans le cadre d’une migration forcée augmentent, avec la multiplication des conflits et des guerres sur le continent africain. Mais ces migrations forcées, il faut le rappeler, se produisent en premier lieu au sein même des pays africains, provoquant des flux de déplacés et de réfugiés importants sur le continent (c’est l’« arc des réfugiés » décrit par Philippe Rekacewicz). Dans ces années, les personnes qui empruntent le chemin de l’Europe constituent une minorité parmi les migrants et les migrantes. Ces personnes suivent des itinéraires de plus en plus risqués et difficiles, ce qui a pour conséquence que même celles et ceux qui partaient pour des raisons économiques, arrivent en Europe en ayant subi de nombreuses violences. C’est le paradoxe d’une politique de dissuasion qui a pour premier effet de vulnérabiliser ultérieurement les personnes. Ce qui a pour conséquence que quand ces personnes arrivent, elles doivent nécessairement en passer par le circuit humanitaire. C’est pourquoi je considère, à la suite d’autres comme Didier Fassin, que répressif et humanitaire vont ensemble, car l’humanitaire est, du moins en partie, une conséquence du répressif.

 

La « crise migratoire » que connaît l’Europe depuis au moins une décennie est marquée par une accentuation de la violence et une politique migratoire de moins en moins pensée par l’intégration. Pourtant, le flux demeure élevé comme en 2015 avec l’arrivée de 800 000 personnes depuis la Syrie. Comment l’Europe peut-elle sortir de cette crise ?

Une accentuation de la violence de tous côtés, c’est certain !  L’augmentation de la mortalité durant les traversées maritimes en est l’un des signes les plus forts, avec une importance croissante des femmes d’ailleurs dans les morts et disparitions. Ainsi, récemment, dans la nuit de Noël, 20 personnes dont 19 femmes – dont 4 étaient enceintes - ont perdu la vie au large de la Tunisie.

Je réfute en revanche, comme beaucoup de chercheurs et de chercheuses, l’idée d’une « crise migratoire ». En effet, l’année 2015 demeure une année tout à fait exceptionnelle et si crise il y a eu, c’est avant tout une crise liée à la guerre civile qui a ravagé la Syrie. Aujourd’hui, on peut parler de blocage des politiques migratoires, de crise de l’accueil ou de la solidarité. Je considère pour ma part que cette crise est le produit de la dérive des frontières, au sens concret et métaphorique. La région euro-méditerranéenne est, en effet, devenue cet espace où les « faits de frontière » - violences, vulnérabilités, interruptions et suspensions de trajectoires migratoires - s’expriment de façon de plus en plus brutale et aiguë.

C’est ici le processus de « frontiérisation » de l’Union Européenne que je m’attache à décrire. Depuis les années 1990, le volet sécuritaire, au cœur de la politique migratoire européenne, prend progressivement le pas sur le volet intégration et justice : le principe de la rétention et de l’expulsion, la collaboration avec les pays tiers, la confusion entre asile et migration, tout cela participe d’une vision sécuritaire des migrations. Le renforcement des moyens de Frontex aujourd’hui ne fait que précipiter ces tendances alors qu’il faudrait être capables de reprogrammer nos raisonnements sur les migrations, d’inverser nos modes de pensées : en considérant par exemple que favoriser la migration régulière c’est également favoriser les circulations et donc, le cas échéant, les retours. Mais c’est probablement beaucoup moins payant politiquement que de donner une image de fermeté ; cela demanderait, c’est certain, une forme de courage politique de la part de nos décideurs.

 

La vie du migrant est marquée par la violence, vous montrez que celle-ci est encore plus forte et constante pour les femmes. Certaines sont parties pour fuir la violence du foyer ou du pays, ont été violentées sur le trajet et cela ne s’arrête pas en Europe. En quoi, la traversée de la Méditerranée diffère-t-elle pour une femme ?

Ce qui m’intéressait c’était de prêter attention au continuum des violences, pour reprendre l’expression de Smaïn Laacher, c’est-à-dire que parmi les violences subies par les femmes, il y a des violences genrées (des mariages arrangés, des violences conjugales, violences sexo-spécifiques subies en route, etc.) et non genrées. Ces violences se retrouvent tout au long de la trajectoire migratoire : certaines sont liées aux contextes traversés, d’autres aux politiques migratoires, d’autres aux situations conjugales ou familiales de ces femmes. Et c’est vulnérabilisées par l’ensemble de ces violences que les femmes arrivent en Europe.

Quant à la traversée de la Méditerranée, elle est d’une grande violence pour les hommes comme pour les femmes : mais les femmes sont proportionnellement plus nombreuses à y succomber. Cela tient à de nombreuses raisons qui sont proprement genrées : le fait que les femmes sont souvent très mal positionnées dans les navires, qu’elles ne savent pas souvent nager, qu’elles portent avec elles des enfants, qu’elles subissent des violences pendant et avant la traversée et donc sont également plus faibles.

 

Une autre différence avec les hommes est la limitation de la mobilité des femmes une fois arrivées en Europe. Si les autorités souhaitent les protéger des violences et du viol, il s’agit aussi de limiter la prostitution. Vous avez d’ailleurs recueilli sur ce point des témoignages terribles dans lesquels les personnels des centres se complaisent en sarcasmes sur la sexualité des Africaines. Peut-on mesurer ce lien entre migration et prostitution dans les espaces concernés ?

La prostitution est un phénomène multiforme sur lequel les travaux sont encore trop rares. Ce qui est certain, c’est que dans les centres, de nombreux clichés culturalistes et racistes circulent sur les femmes africaines et leur sexualité. Du point de vue juridique, la lutte contre l’exploitation sexuelle des femmes ne s’est pas améliorée car ce que j’explique dans le livre, c’est que malheureusement aujourd’hui la lutte contre la migration dite clandestine prend le dessus sur la lutte pour l’émancipation des femmes des circuits de la traite. Ainsi, on songera à les rapatrier plutôt qu’à favoriser des formes d’intégration via leurs sorties des circuits de l’exploitation. Ce qui amène certaines femmes à reprendre la route à plusieurs reprises. Par ailleurs, dans les centres d’accueil, la peur que les femmes soient happées par les circuits de la traite amène les personnels à leur refuser toute forme d’autonomie (on suspend ou on limite, par exemple, leur connexion à internet). Ce type de situation contribue à les vulnérabiliser davantage. En d’autres termes, l’infantilisation des femmes contribue à les empêcher d’avancer dans leurs trajectoires.

 

Parmi les femmes rencontrées, pourriez-vous nous présenter le parcours de l’une d’entre elles ?

Chaque parcours est singulier et en même temps exemplaire. Ici, j’aimerais vous parler de Sumeyye, que j’ai rencontrée à Malte en 2010, alors qu’elle avait 22 ans.  Sumeyye est l’aînée d’une fratrie de 9 enfants, son père était enseignant et sa mère femme au foyer. Sumeyye a fait des études de comptabilité à Mogadiscio mais a dû les interrompre en 2008, l’année de son départ. Ce sont ses parents qui l’ont poussée sur les routes car son père avait déjà été enlevé pendant plusieurs mois par les milices Al Shabaab et il avait peur que sa fille, célibataire et majeure, ne soit kidnappée à son tour et mariée de force. Sumeyye entreprend alors une trajectoire longue et difficile, soutenue financièrement par sa tante basée aux États-Unis (à Minneapolis, comme de nombreux Somaliens qui résident aux États-Unis). Au fil de sa trajectoire, elle est kidnappée à plusieurs reprises, notamment en Éthiopie, ce qui provoque un premier retour contraint en Somalie, pour ensuite repartir. Quand elle arrive en Europe, elle a vu de nombreuses « sœurs » mourir à ses côtés dans le désert, dans les geôles libyennes, et en mer. À Malte elle est emprisonnée pendant plusieurs mois comme la grande majorité des demandeurs d’asile à cette époque, puis bénéficie d’une protection subsidiaire et est hébergée dans un centre d’accueil pour femmes célibataires isolé de tout. À l’époque, elle rencontre un jeune homme somalien, qu’elle fréquentera pour quelques temps tout en ne prenant pas tout à fait au sérieux cette idylle car elle sent qu’elle « n’est pas arrivée au bout de son chemin et veut garder du temps pour ses études » (elle me le dit ainsi). Elle se rend rapidement compte que l’île ne peut rien lui offrir et choisit de traverser l’Europe pour rejoindre des proches, et notamment une très chère amie, installée en Suède. Mais comme ses empreintes digitales ont été prises à l’arrivée à Malte, elle est renvoyée sur l’île et subit la punition réservée aux demandeurs d’asile qui ont tenté de partir pour un autre pays européen : son allocation journalière est réduite de moitié, et passe de 130 à 80 euros. « It is because I am fingerprint » me dit Sumeyye, réduisant ainsi son expérience du renvoi à Malte dans le cadre du règlement Dublin II à sa dimension corporelle.

L’histoire de Sumeyye résume bien les deux formes de mobilités que j’ai voulu décrire dans le livre : d’une part, une mobilité contrainte, gouvernementale, dans le cadre de technologies et de lois qui réduisent les migrants et les migrantes à des corps assignés à leur premier lieu d’entrée en Europe ; de l’autre, des mobilités internes à l’Europe qui résultent d’une autonomie, certes en tension, mais qui nourrit pour ces femmes le désir de nouveaux horizons. Les deux types de mobilités se rejoignent parfois. C’est le cas pour Sumeyye, qui va finalement bénéficier, dans le cadre des premiers accords européens de relocalisation, d’une installation en Suède en 2011. Depuis son arrivée en Suède, Sumeyye s’est mariée et a eu une petite fille. Lors de l’un de nos derniers échanges, elle me raconte, avec émotion, comment celle-ci a fait ses premiers pas dans la neige fraîche !

 

Votre travail est une vraie enquête de terrain. Vous avez rencontré ces femmes à de multiples reprises et gardez contact avec elles grâce à Internet. Un lien s’est donc forcément créé. Comment parvenez-vous à vous préserver des violences qu’elles subissent et de l’impasse dans laquelle certaines semblent être enfermées ?

Cela fait une dizaine d’année que je travaille avec ces femmes, nous avons donc bien heureusement partagé bien plus que le récit de leurs violences. Et je n’ai personnellement rien vécu des violences qu’elles décrivent, il y a donc, malgré le lien qui se créée, une distance indépassable entre elles et moi.

 

*L’interviewée : Camille Schmoll est directrice d’études (en cours de nomination) à l’EHESS Paris, membre de l’UMR Géographie-cités et de l’Institut Convergences Migrations. A l’EHESS elle est titulaire de la chaire « Géographie sociale, morale et politique des migrations en Méditerranée ». Depuis une vingtaine d’années, elle s’attache à décrire et analyser les migrations internationales en Europe et dans la région méditerranéenne.

Sur Nonfiction.fr:

- Anne-Laure Amilhat-Szary, « Les frontières au défi du XXIe siècle »

- Stéphane Rosière : « Cloisonner le monde »

- Bruno Tertrais : « Les frontières, un objet pluriel »